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| = césure
VER_1/VER52
Paul VERLAINE
POÈMES SATURNIENS
1866
Nocturne parisien
À Edmond Lepelletier
Roule, roule ton flot indolent, morne Seine. — 6+6 a
Sous tes ponts qu'environne une vapeur malsaine 6+6 a
Bien des corps ont passé, morts, horribles, pourris, 6+6 b
Dont les âmes avaient pour meurtrier Paris. 6+6 b
5 Mais tu n'en traînes pas, en tes ondes glaes, 6+6 a
Autant que ton aspect m'inspire de penes ! 6+6 a
Le Tibre a sur ses bords des ruines qui font 6+6 b
Monter le voyageur vers un passé profond, 6+6 b
Et qui, de lierre noir et de lichen couvertes, 6+6 a
10 Apparaissent, tas gris, parmi les herbes vertes. 6+6 a
Le gai Guadalquivir rit aux blonds orangers 6+6 b
Et reflète, les soirs, des boléros légers. 6+6 b
Le Pactole a son or, le Bosphore a sa rive 6+6 a
Où vient faire son kief l'odalisque lascive. 6+6 a
15 Le Rhin est un burgrave, et c'est un troubadour 6+6 b
Que le Lignon, et c'est un ruffian que l'Adour. 6+6 b
Le Nil, au bruit plaintif de ses eaux endormies, 6+6 a
Berce de rêves doux le sommeil des momies. 6+6 a
Le grand Meschascébé, fier de ses joncs sacrés, 6+6 b
20 Charrie augustement ses îlots mordorés, 6+6 b
Et soudain, beau d'éclairs, de fracas et de fastes, 6+6 a
Splendidement s'écroule en Niagaras vastes. 6+6 a
L'Eurotas, où l'essaim des cygnes familiers 6+6 b
Mêle sa grâce blanche au vert mat des lauriers, 6+6 b
25 Sous son ciel clair que raie un vol de gypaète, 6+6 a
Rhythmique et caressant, chante ainsi qu'un poète. 6+6 a
Enfin, Ganga, parmi les hauts palmiers tremblants 6+6 b
Et les rouges padmas, marche à pas fiers et lents 6+6 b
En appareil royal, tandis qu'au loin la foule 6+6 a
30 Le long des temples va hurlant, vivante houle, 6+6 a
Au claquement massif des cymbales de bois, 6+6 b
Et qu'accroupi, filant ses notes de hautbois, 6+6 b
Du saut de l'antilope agile attendant l'heure, 6+6 a
Le tigre jaune au dos rayé s'étire et pleure. 6+6 a
35 — Toi, Seine, tu n'as rien. Deux quais, et voilà tout, 6+6 b
Deux quais crasseux, semés de l'un à l'autre bout 6+6 b
D'affreux bouquins moisis et d'une foule insigne 6+6 a
Qui fait dans l'eau des ronds et qui pêche à la ligne. 6+6 a
Oui, mais quand vient le soir, raréfiant enfin 6+6 b
40 Les passants alourdis de sommeil ou de faim, 6+6 b
Et que le couchant met au ciel des taches rouges, 6+6 a
Qu'il fait bon aux rêveurs descendre de leurs bouges 6+6 a
Et, s'accoudant au pont de la Cité, devant 6+6 b
Notre-Dame, songer, cœur et cheveux au vent! 6+6 b
45 Les nuages, chassés par la brise nocturne, 6+6 a
Courent, cuivreux et roux, dans l'azur taciturne. 6+6 a
Sur la tête d'un roi du portail, le soleil, 6+6 b
Au moment de mourir, pose un baiser vermeil. 6+6 b
L'hirondelle s'enfuit à l'approche de l'ombre, 6+6 a
50 Et l'on voit voleter la chauve-souris sombre. 6+6 a
Tout bruit s'apaise autour. À peine un vague son 6+6 b
Dit que la ville est là qui chante sa chanson, 6+6 b
Qui lèche ses tyrans et qui mord ses victimes ; 6+6 a
Et c'est l'aube des vols, des amours et des crimes. 6+6 a
55 — Puis, tout à coup, ainsi qu'un ténor effa 6+6 b
Lançant dans l'air bruni son cri désespéré, 6+6 b
Son cri qui se lamente et se prolonge, et crie, 6+6 a
Éclate en quelque coin l'orgue de Barbarie : 6+6 a
Il brame un de ces airs, romances ou polkas, 6+6 b
60 Qu'enfants nous tapotions sur nos harmonicas 6+6 b
Et qui font, lents ou vifs, réjouissants ou tristes, 6+6 a
Vibrer l'âme aux proscrits, aux femmes, aux artistes. 6+6 a
C'est écorché, c'est faux, c'est horrible, c'est dur, 6+6 b
Et donnerait la fièvre à Rossini, pour sûr ; 6+6 b
65 Ces rires sont trnés, ces plaintes sont hachées ; 6+6 a
Sur une clef de sol impossible juchées, 6+6 a
Les notes ont un rhume et les do sont des la, 6+6 b
Mais qu'importe ! l'on pleure en entendant cela ! 6+6 b
Mais l'esprit, transporté dans le pays des rêves, 6+6 a
70 Sent à ces vieux accords couler en lui des sèves ; 6+6 a
La pitié monte au cœur et les larmes aux yeux, 6+6 b
Et l'on voudrait pouvoir gter la paix des cieux, 6+6 b
Et dans une harmonie étrange et fantastique 6+6 a
Qui tient de la musique et tient de la plastique, 6+6 a
75 L'âme, les inondant de lumière et de chant, 6+6 b
Mêle les sons de l'orgue aux rayons du couchant ! 6+6 b
— Et puis l'orgue s'éloigne, et puis c'est le silence, 6+6 a
Et la nuit terne arrive, et Vénus se balance 6+6 a
Sur une molle nue au fond des cieux obscurs; 6+6 b
80 On allume les becs de gaz le long des murs, 6+6 b
Et l'astre et les flambeaux font des zigzags fantasques 6+6 a
Dans le fleuve plus noir que le velours des masques ; 6+6 a
Et le contemplateur sur le haut garde-fou 6+6 b
Par l'air et par les ans rouillé comme un vieux sou 6+6 b
85 Se penche, en proie aux vents néfastes de l'abîme. 6+6 a
Pensée, espoir serein, ambition sublime, 6+6 a
Tout, jusqu'au souvenir, tout s'envole, tout fuit, 6+6 b
Et l'on est seul avec Paris, l'Onde et la Nuit ! 6+6 b
— Sinistre trinité ! De l'ombre dures portes ! 6+6 a
90 Mané-Thécel-Pharès des illusions mortes ! 6+6 a
Vous êtes toutes trois, ô Goules de malheur, 6+6 b
Si terribles, que l'Homme, ivre de la douleur 6+6 b
Que lui font en perçant sa chair vos doigts de spectre, 6+6 a
L'Homme, espèce d'Oreste à qui manque une Électre, 6+6 a
95 Sous la fatali de votre regard creux 6+6 b
Ne peut rien et va droit au précipice affreux ; 6+6 b
Et vous êtes aussi toutes trois si jalouses 6+6 a
De tuer et d'offrir au grand Ver des épouses 6+6 a
Qu'on ne sait que choisir entre vos trois horreurs, 6+6 b
100 Et si l'on craindrait moins périr par les terreurs 6+6 b
Des Ténèbres que sous l'Eau sourde, l'Eau profonde, 6−6 a
Ou dans tes bras fardés, Paris, reine du monde ! 6+6 a
— Et tu coules toujours, Seine, et, tout en rampant, 6+6 b
Tu traînes dans Paris ton cours de vieux serpent, 6+6 b
105 De vieux serpent boueux, emportant vers tes havres 6+6 a
Tes cargaisons de bois, de houille et de cadavres ! 6+6 a
mètre profil métrique : 6−6
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