Métrique en Ligne
DAN_1/DAN10
Louis DANTIN
Le Coffret de Crusoé
1932
II
CHANSON MYSTIQUE
L'hostie du maléfice
Légende Chrétienne
I
Ce soir-là, le seigneur Guido, comte d'Ystel, 12
S'enferma, soucieux et sombre, en son castel, 12
Et quand, sous les préaux garnis de vieilles armes, 12
L'ombre noire eût tendu son voile solennel, 12
5 Seul, et le coeur broyé, pleura toutes ses larmes. 12
Or, l'éther s'enivrait des baumes du printemps, 12
Et le seigneur d'Ystel atteignait ses vingt ans ! 12
À l'âge du bonheur les larmes sont amères ; 12
Plus tard l'âme se trempe, et les pleurs moins brûlants 12
10 En des sillons connus roulent de nos paupières. 12
Lui, parmi sa détresse et parmi ses sanglots, 12
Faisait monter sa plainte en de sinistres flots : 12
« Dieu puissant, disait-il, et qui vois ma torture, 12
Es-tu donc de moitié dans les cruels complots 12
15 Que trame le destin contre ta créature ? 12
«Berthe, mon seul amour, l'épouse de mon coeur 12
Et la fleur de ma vie expire ! un mal vainqueur 12
La consume et l'entraîne en sa course mortelle ; 12
Et tu sembles narguer d'un sourire moqueur 12
20 Mon désespoir brûlant qui t'invoque pour elle ! 12
« Dix mois à peine, hélas ! comme un jour qui s'enfuit 12
Ont passé sur l'éclat de cette ardente nuit 12
Où nos âmes chantaient aux fêtes nuptiales ; 12
Et déjà mon amour, portant son premier fruit, 12
25 M'abandonne et s'enfonce aux ombres glaciales ! 12
« Pourtant je t'ai prié, mon Dieu, d'un coeur d'enfant ; 12
J'ai ployé les genoux chaque jour, et souvent 12
J'ai prolongé ma veille en mes nuits solitaires ; 12
J'ai prodigué l'aumône aux portes du couvent 12
30 Et j'ai de mes deniers doté deux monastères. 12
« On m'a vu, mendiant et le cierge à la main, 12
Ensanglantant mes pieds aux ronces du chemin, 12
Gravir le mont abrupt où celui qui supplie 12
Est plus près, disait-on, de ton secours divin, 12
35 Étant plus près du coeur de ta Mère Marie. 12
« Et j'ai jeûné, souffrant la faim, pour te fléchir, 12
Et, vieillard à vingt ans, sevré de tout plaisir, 12
J'ai condamné ma chair aux rigueurs du cilice ; 12
Toi, Seigneur, insensible et sourd à mon soupir, 12
40 Chaque jour dans mon coeur tu creusais le supplice ! 12
« Et ma Berthe se meurt !… Ce soir en la laissant 12
J'ai deviné l'adieu de son oeil languissant 12
Et j'ai senti la mort au froid de son étreinte ; 12
Sa parole a vibré d'un solennel accent 12
45 Et chacun de ses mots semblait un glas qui tinte. 12
« O Dieu ! non, tu n'es pas le Père de douceur, 12
Puisque, par ton décret, le trépas ravisseur 12
Nous arrache sitôt les âmes de nos âmes, 12
Et puisqu'il me faut voir, hélas ! ma tendre soeur 12
50 Se débattre aux replis de ses horribles trames ! … 12
« Ah ! dût ce cri de rage être à tes yeux pervers, 12
S'il était un pouvoir, un être en l'univers, 12
Qui voulût compatir à ma peine cuisante, 12
À l'instant, en tout lieu, même au fond des enfers, 12
55 J'irais prier, gagner son aide bienfaisante ! » 12
Or, Guido s'égarait en ces propos hardis, 12
Sans songer que l'orgueil n'a que des pleurs maudits 12
Et que Dieu reste bon dans sa justice même ; 12
Et tandis qu'il parlait, son ange au paradis 12
60 Fermait, épouvanté, son oreille au blasphème. 12
Et bien loin de monter vers le trône d'en haut, 12
Ses larmes descendaient sous terre, inerte flot, 12
Et leurs gouttes sans foi, perçant la vaste couche, 12
Lentement s'infiltraient jusqu'au sombre cachot 12
65 Qui scelle des damnés l'éternité farouche. 12
Lui, s'exaltant aux bruits de son âme en émoi : 12
« Pour prix de son salut, dit-il, qui veut ma foi ? 12
Qui veut que je l'adore et le serve en esclave ?… 12
Une voix résonna, disant : « Invoque-moi ! » 12
70 Une voix surhumaine, au son étrange et grave. 12
Le chevalier frémit comme sous un poignard ; 12
Il se dressa soudain, tout blême, l'oeil hagard, 12
Scrutant de tout côté la pénombre effrayante ; 12
Mais, dans une lueur bleuâtre, son regard 12
75 Ne vit rien qu'une forme indécise et fuyante. 12
Seulement, près de lui, sur la table posé, 12
Était un livre ouvert avec un sceau brisé, 12
Un vieux livre rongé par la rouille de l'âge. 12
Or, en lettres de feu, le parchemin usé 12
80 Portait écrit : SATAN, à la première page. 12
Tout chrétien, en tel cas, sans même être dévot, 12
Du signe de la croix se fût muni bientôt ; 12
Mais Guido, fasciné par la vision noire, 12
Était déjà captif de l'infernal suppôt, 12
85 Et d'un geste fiévreux il saisit le grimoire. 12
Le matin le trouva sur le livre penché : 12
Il savait les secrets du Prince du péché 12
Et comment, au pouvoir des formules magiques, 12
La nature livrait son remède caché, 12
90 Comment la mort cédait aux nombres fatidiques. 12
Sa tête était brûlante et son coeur était las ; 12
Pourtant, quand le soleil, chassant l'ombre d'en bas, 12
Mit un rideau de flamme à sa couche déserte, 12
Guido se prit à rire et dit, levant son bras : 12
95 « En dépit du Très-Haut tu vivras, ô ma Berthe ! » 12
II
Pendant trois jours, par le vallon, 8
Par la forêt, par la prairie, 8
Par la mousse et l'herbe fleurie, 8
On vit le chevalier félon 8
100 Promener seul sa rêverie. 8
Il marchait, le regard baissé, 8
Et parfois, se penchant aux franges 8
Des ruisseaux, dans les lits de fanges 8
Il cueillait, d'un geste empressé, 8
105 Quelque fleur aux teintes étranges. 8
Ou bien, sous les profonds taillis 8
Ténébreux comme des repaires, 8
Il allait, soulevant les pierres, 8
Et poursuivait dans les fouillis 8
110 La fuite folle des vipères. 8
Quand la lune au flanc du côteau 8
Agrandissait les ombres vaines, 8
Guido, la fièvre dans les veines, 8
Rentrait, portant sous son manteau 8
115 De larges bouquets de verveines. 8
Puis il allait, d'un pas tremblant, 8
Ente ouvrir la funèbre porte… 8
Là, le corps vaincu, l'âme forte, 8
Toute blanche dans son lit blanc, 8
120 Berthe gisait comme une morte. 8
Et Guide disait : « Mon amour, 8
Reprends espoir, garde courage ! 8
Beau lis, tu frémis sous l'orage, 8
Mais la fin du troisième jour 8
125 Tout à coup brisera sa rage. 8
« Sois heureuse et bannis l'effroi, 8
Car au flanc des roches voisines 8
J'ai cueilli des fleurs, des racines, 8
Et j'en veux composer pour toi 8
130 De souveraines médecines. » 8
Mais elle : « Pourquoi me quitter, 8
Ami, quand vient ma dernière heure ? 8
Ah ! plutôt près de moi demeure ! 8
Car qui donc saurait arrêter 8
135 La mort, si Dieu veut que je meure ? 8
« Pour mon corps tout espoir est vain ; 8
C'est assez que celui qui m'aime 8
À mon âme en langueur extrême 8
Procure l'aliment divin 8
140 Qui rend vivante la mort même. » 8
— « Ce pain que, tu veux pour mourir, 8
Moi, je sais qu'il te fera vivre !… » 8
Et Guido que l'enfer enivre, 8
Relisait en son souvenir 8
145 La page exécrable du livre. 8
Quiconque prétend faire honneur 8
À Satan, Prince de Lumière, 8
Avant tout, que, d'une âme fière, 8
Maudissant le Corps du Seigneur, 8
150 Il le foule dans la poussière. 8
Et tous deux mêlaient leurs douleurs ; 8
Mais les larmes que fait répandre 8
À l'épouse son amour tendre 8
Montent : l'époux verse des pleurs 8
155 Las ! qui ne savent que descendre ! 8
Cependant chaque heure, ô tourment ! 8
Attisait la fièvre brûlante, 8
Et, broyant la chair défaillante, 8
La mort, sans trêve d'un moment, 8
160 Accomplissait son oeuvre lente. 8
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Lorsque le troisième matin 8
Dans les prés ouvre l'églantine, 8
On entend là, sur la colline, 8
Une cloche au pleur argentin 8
165 Murmurer dans la tour voisine. 8
Bientôt, aux routes du château, 8
Avec son enfantine escorte 8
Apparaît un prêtre qui porte 8
Sous les plis de son blanc manteau 8
170 La Pain sacré qui réconforte. 8
L'huis s'ouvre au Mystère de Dieu ; 8
Déjà, sur son lit de souffrance, 8
Berthe a tressailli d'espérance 8
Et son coeur au chant de l'adieu 8
175 Mêle l'hymne de délivrance. 8
Guido, d'un regard frémissant 8
Contemple les apprêts mystiques, 8
Le missel aux riches dyptiques 8
Et le ciboire éblouissant 8
180 De perles et d'émaux antiques. 8
Bientôt dans les doigts du prieur, 8
Sous le reflet calme des cierges 8
Comme d'angéliques flamberges, 8
Rayon pur d'un monde meilleur, 8
185 Brille l'Hostie aux candeurs vierges. 8
Et la mourante au Pain du ciel 8
Ouvrant la bouche de son âme, 8
Aspire le divin dictame 8
Et goûte la saveur du miel 8
190 Avec l'ivresse de la flamme. 8
Puis le ministre, sur l'autel 8
Déposant le sacré ciboire, 8
Lui dit la suprême victoire 8
Et j'éclat du règne immortel 8
195 Et les délices de la gloire. 8
Mais tandis qu'au verbe de foi 8
Elle entr'ouvre son coeur docile, 8
Guido suit un rêve stérile, 8
Et soudain, la rage et l'effroi 8
200 Luisent dans son regard fébrile. 8
Le ciboire est ouvert encor, 8
Nul oeil humain ne le protège ; 8
Seuls les anges lui font cortège… 8
L'infâme dans le vase d'or 8
205 A plongé sa main sacrilège ! 8
« Qu'elle est douce, ô mon Rédempteur ! 8
Votre paix que j'ai ressentie ! » 8
Murmure une voix amortie. 8
Dieu ! quel écho blasphémateur 8
210 Grince tout bas : « À moi l'hostie ! » 8
Mais quand le traître frémissant 8
Triomphe en son âme damnée, 8
L'âpre sentence est fulminée 8
Par la bouche du Tout-Puissant : 8
215 À mourir Berthe est condamnée. 8
III
Ô nuits qui, solitaires, 6
Drapez vos noirs replis, 6
Que d'étranges mystères 6
Sous vos voiles austères 6
220 Passent ensevelis ! 6
Par les sentiers de bourbes 6
Voyez glisser là-bas 6
L'homme aux prunelles fourbes 6
Dissimulant aux courbes 6
225 L'allure de ses pas. 6
À peine sa main lasse 6
Soutient son lourd fardeau. 6
Ah ! la lune qui passe 6
A démasqué la face 6
230 De messire Guido ! 6
Comme une âme inquiète 6
Il s'avance sans bruit, 6
Furtif, dressant la tête 6
Si quelque gypaète 6
235 À son ombre s'enfuit. 6
Sous la voûte des ormes 6
Il s'enfonce toujours : 6
Mille piliers énormes 6
L'entourent de leurs formes 6
240 Hautes comme des tours ; 6
Et par la route obscure 6
Ses pas dans les buissons 6
Font craquer la ramure 6
En un rauque murmure 6
245 Qui donne des frissons. 6
Soudain au pied d'un chêne 6
Au torse rabougri 6
Il s'arrête, et ramène 6
Un lourd caftan de laine 6
250 Sur son col amaigri. 6
Puis d'une écharpe blanche 6
Il s'entoure trois fois 6
Et suspend à sa hanche 6
Une dague au fin manche 6
255 Ciselé d'une croix. 6
Il se penche, il allume 6
Au choc de son briquet 6
Une torche qui fume, 6
Ensanglantant la brume 6
260 De son rouge reflet. 6
Son oeil alors s'éclaire ; 6
Une flamme y reluit 6
D'espoir et de colère ; 6
Puis monte sa voix claire, 6
265 Stridente, dans la nuit : 6
« Satan ! Maître ! C'est l'heure ! 6
Archange éblouissant, 6
Viens ! que ton vol effleure 6
Ma prière qui pleure 6
270 De son souffle puissant ! 6
« J'ai, pour les sombres rites 6
Qui parent ton autel 6
Tes plantes favorites, 6
Euphorbes, marguerites, 6
275 Pavots au suc mortel. 6
« Par la lune sereine 6
Au tiers de son parcours 6
J'ai cueilli la verveine ; 6
Et la fleur du troène 6
280 À la chûte des jours. 6
« J'ai la liqueur sacrée 6
Qu'au fond des alambics 6
Laisse la germandrée 6
Et la menthe pourprée 6
285 Et le fiel des aspics. 6
« Mais, surtout, don plus digne 6
De ton regard ami, 6
J'ai ce Mystère insigne 6
Qui porte sous un signe 6
290 Jésus, ton ennemi. 6
« Ce Christ, je te le livre, 6
Pour qu'enfin apaisé, 6
Ton désespoir s'enivre 6
Du triomphe de vivre 6
295 Après l'avoir brisé !… » 6
Et Guido, noir fantôme, 6
Aux sons échevelés 6
D'un bizarre idiome 6
Faisait monter l'arôme 6
300 Des sucs ensorcelés. 6
Soudain, à son prestige, 6
Voici des noirs esprits 6
La troupe qui voltige 6
Et tourne en un vertige 6
305 Sur les fumants débris. 6
Tel un lacet de fronde 6
Tourbillonne en sifflant, 6
La fantastique ronde 6
Hurle, ricane et gronde 6
310 En son vol affolant. 6
Leurs yeux dans les ténèbres 6
Ont de glauques clartés, 6
Et leurs pâles vertèbres 6
Claquent en chocs funèbres 6
315 À leurs bonds emportés. 6
Encor ! Encor ! la foule 6
Sans relâche grandit 6
Et plus vite elle roule 6
Avec un bruit de houle 6
320 Et s'élance et rugit. 6
Le chevalier exulte 6
En son triomphe vain, 6
Et, grisé de tumulte, 6
Brandit avec insulte 6
325 Le Symbole divin. 6
Alors c'est un blasphème 6
Éclatant et confus 6
Qui de la troupe blême 6
Monte en long anathème : 6
330 « À mort ! à mort Jésus ! » 6
Et, comme en l'âpre cime 6
Où son coeur sanglota, 6
Le Sauveur, sous l'azyme, 6
Muet, souffre le crime 6
335 D'un nouveau Golgotha. 6
Le traître sur sa proie 6
Se jette, ivre d'orgueil ; 6
Sur le sol qui poudroie 6
Il la foule et la broie, 6
340 Et le ciel est en deuil ! 6
Contre la forme blanche 6
Que souillent les limons, 6
Affamés de revanche 6
Se ruent en avalanche 6
345 Tous les hideux démons. 6
La horde meurtrière 6
Poursuit en la bravant 6
Par l'herbe et la bruyère 6
L'impalpable poussière 6
350 Que disperse le vent. 6
C'est une sombre orgie, 6
Triste, si triste à voir, 6
Que la lune rougie 6
Tremble et se réfugie 6
355 Sous un nuage noir, 6
Et que l'oiseau livide, 6
Abandonnant son nid, 6
Va fuyant dans le vide 6
Et de son cri stupide 6
360 Épouvante la nuit. 6
Mais quand la sainte Hostie 6
Jusqu'au moindre fragment 6
Parut anéantie 6
Et que l'eût engloutie 6
365 Au loin chaque élément ; 6
(Ô Justice, qui poses 6
Tes bornes en tout lieu !) 6
Rompant ses digues closes 6
La colère des choses 6
370 Éclate et venge Dieu. 6
Le sol ému se creuse 6
Avec un bruit géant 6
Et par l'orbite affreuse 6
La troupe ténébreuse 6
375 Rentre au gouffre béant. 6
Le vent et la nuée 6
Font éclater en l'air 6
Une vaste huée 6
Où vibre accentuée 6
380 La note de l'éclair. 6
De ses sources profondes 6
Le ciel à larges flots 6
Précipite ses ondes 6
Comme si tous les mondes 6
385 Épanchaient des sanglots. 6
Guido, tremble, tout pâle, 6
Et, d'une froide main, 6
L'épouvante fatale 6
Serre sa gorge, où râle 6
390 Un effroi surhumain. 6
Parmi les troncs fantômes 6
Il erre dans la nuit, 6
Croyant voir sous leurs dômes 6
Le noir essaim des gnomes 6
395 Qui toujours le poursuit. 6
Il va, brûlant de fièvre, 6
Et tout l'espoir maudit 6
Dont son âme de sèvre 6
Fait monter à sa lèvre 6
400 Un nom, cent fois redit… 6
IV
Frêle fleur qu'étreint la sombre agonie, 10
Berthe est là qui pleure et prie en tremblant. 10
Être seule, ô Dieu ! devant l'ironie 10
De la mort qui veille au pied du lit blanc, 10
405 Fixant ses grands yeux d'horreur infinie ! 10
Chercher l'être ami qui de son baiser 10
Rendrait à la nuit un reflet d'aurore 10
Et la vie au coeur prêt à se briser : 10
Ne voir que la mort, monstre qui dévore 10
410 Et tend ses deux bras pour vous embrasser ! 10
Être seule à l'heure où tout se consume 10
De ce qu'on rêva, de ce qu'on chérit, 10
Comme disparaît, noyé dans la brume, 10
Un clair paysage où le ciel sourit : 10
415 Être seule alors, ô l'âpre amertume ! 10
« Frère de mon coeur, ne viendras-tu pas 10
Calmer dans l'effroi ta pauvre épousée ? 10
Déjà de mon sang le fatal trépas 10
Vide jusqu'au fond la coupe épuisée, 10
420 Et j'écoute en vain le bruit de tes pas… » 10
Mais nul son n'émeut la dalle muette : 10
Seul le craquement triste des vitraux 10
Sous les gouttes d'eau que le vent fouette ; 10
Et, tandis qu'il gronde autour des créneaux, 10
425 L'orage envahit son âme inquiète. 10
Vertige sacré de ceux qui s'en vont, 10
Le délire approche, et dans sa prunelle 10
Allume l'éclair, et met sur son front 10
De vagues reflets de l'aube éternelle 10
430 Où l'âme bientôt verra jusqu'au fond. 10
Ses bras agités chassent des fantômes, 10
Et sa voix s'élève, éclate et frémit 10
En des cris d'appel, en des chants de psaumes, 10
En accents plaintifs où vibre et gémit 10
435 Le son précurseur des mortels symptômes. 10
La grêle au dehors verse avec fracas 10
Ses torrents glacés sous la nuit sans lune ; 10
La foudre, tantôt sonne comme un glas, 10
Et tantôt crépite et court sur la dune 10
440 Comme un rire amer aux cruels éclats. 10
Et toujours la fièvre autour de sa proie 10
Tisse plus serré le brûlant réseau, 10
Toujours alourdit le poids qui la broie 10
Et fait plus intense, et rive au cerveau 10
445 La vision sombre où son oeil se noie. 10
« Guido, cruel maître et coeur sans merci !… » 10
Mais Berthe soudain, d'un effort suprême, 10
Se dresse en fixant le seuil obscurci ; 10
Et Guido paraît, chancelant, tout blême, 10
450 Déchiré, livide, et d'horreur transi. 10
Dès qu'il aperçoit l'épouse mourante, 10
Haletant d'angoisse, il s'est élancé : 10
Mais elle, élevant sa voix délirante, 10
Terrible, lui crie : « Arrière, insensé ! » 10
455 Sa main le repousse avec épouvante. 10
« Non, n'approche pas, car j'ai tout appris ! 10
Le crime est sur toi ! je vois son stigmate 10
Qui grave ton front d'un sceau de mépris, 10
Et l'enfer étend son ombre apostate 10
460 Au fond de ton coeur par le mal surpris ! 10
« Car la mort, hélas ! lève tous les voiles ; 10
Et moi, déjà morte, en ce val maudit 10
Où Satan trama ses horribles toiles 10
J'aperçois encor ta main qui brandit 10
465 Le Signe sacré contre les étoiles !… 10
« Je vois, ô douleur ! les divins fragments 10
Pleuvoir dispersés comme pleut la neige ! 10
Le vent les emporte en ses sifflements ; 10
La troupe damnée au loin les assiège 10
470 Et les foule avec des rugissements ! 10
« Guido, qu'as-tu fait du corps de ton Maître 10
En tes mains livré par excès d'amour ? 10
Ô l'affreux dessein et l'audace d'être 10
Pour cette colombe un âpre vautour 10
475 Pour ce doux Sauveur un ignoble traître ! 10
« Or j'ai prié Dieu que de ton forfait 10
Il me fît porter la trop juste peine : 10
J'ai voulu la mort ainsi qu'un bienfait 10
Pour fermer, Guido, l'ardente géhenne 10
480 Qui de t'engloutir déjà triomphait. 10
« C'est bien ! je boirai le mortel calice. 10
Adieu ! tous les voeux, tous les pleurs sont vains… 10
Mais écoute encor ce que la Justice 10
Qui règne, immuable, aux conseils divins, 10
485 Veut pour épargner ton âme complice. 10
« L'Hostie en poussière, au creux du vallon, 10
Restera mêlée à l'herbe touffue : 10
Mais nul élément, soleil, aquilon, 10
Souffle de la mer, torrent de la nue, 10
490 Ne la détruira sous son dur talon. 10
« Rien n'en dissoudra la moindre parcelle. 10
Et toi, si tu veux fuir l'affreux danger 10
Et voir du pardon luire l'étincelle, 10
Tu dois recueillir, jusqu'au plus léger, 10
495 Tous ces saints fragments que l'ombre recèle. 10
« Dans chaque repli, dans chaque hallier, 10
Dans chaque sillon de la plaine immense 10
Tu les chercheras tous, jusqu'au dernier, 10
Avant que pour toi le Dieu de clémence 10
500 Daigne du salut rouvrir le sentier. 10
« L'effort sera long et la peine ardue ; 10
Tes jours s'useront en de vains labeurs, 10
Tes nuits pâliront sur l'oeuvre assidue : 10
Seuls le repentir et ses divins pleurs 10
505 Te feront trouver la Perle perdue… 10
« Je meurs ! Dieu se venge ! » Encore un instant 10
Berthe s'agita dans l'ombre farouche, 10
L'oeil illuminé d'un rêve flottant, 10
Et puis, toute voix se tut sur sa bouche 10
510 Et la mort emplit son coeur haletant. 10
Or, Guido ployait sous l'âpre lanière 10
Cinglant sans pitié ses amers regrets : 10
Mais son âme en deuil resta sans prière 10
Et pas une larme aux baumes secrets 10
515 Ne vint cette nuit mouiller sa paupière. 10
V
Quand sur le froid cercueil eut retombé la terre, 12
On vit, par les sentiers voilés d'une ombre austère, 12
Tout le jour, sans repos et sans lever les yeux, 12
Le chevalier errer, sinistre, solitaire, 12
520 Et portant sur son front l'anathème des cieux. 12
Le soir ne finit point sa course haletante, 12
Et sous les bleus rayons de la lune montante 12
Il allait, comme va l'âme d'un trépassé, 12
Tenant, dans le souci d'une fiévreuse attente, 12
525 Son regard sur le sol obstinément fixé. 12
Il allait, remuant toutes les touffes d'herbe, 12
Scrutant chaque buisson, soulevant chaque gerbe, 12
Glaçant ses doigts lassés aux givres de la nuit, 12
Obsédé d'un désir que l'espoir exacerbe 12
530 Et que trompe toujours un objet qui s'enfuit. 12
Puis avec des roseaux tressés de branches mortes, 12
Sans ciment et sans clous, sans tuiles et sans portes, 12
Il fit une cabane au fond de la forêt ; 12
Et dans ce nid, pareil au gîte des cloportes, 12
535 Entra le fier baron que la gloire entourait. 12
Craintifs, comme on hésite au seuil d'une tanière, 12
Les serviteurs pleurant, les moines en prière 12
Vinrent, et de calmer sa peine sans repos 12
Leurs voix le suppliaient ; mais, froid comme la pierre, 12
540 Il les chassa d'un geste et leur tourna le dos. 12
Lors on n'espéra plus, et l'on se dit : « La dame 12
A, jalouse, emporté dans la terre son âme. 12
Nul ne peut de la mort desceller le verrou… » 12
Puis la pitié périt sous le mépris infâme, 12
545 Et les troupes d'enfants huaient le pauvre fou. 12
Enfin, l'on oublia jusqu'à son infortune… 12
Cependant, chaque jour, de l'aube à la nuit brune, 12
Guido recommençait l'inutile chemin, 12
Et, pour trouver l'hostie, effeuillait une à une 12
550 Les pétales des fleurs que rencontrait sa main. 12
Car dans les blancs replis des corolles ouvertes 12
Il croyait distinguer des parcelles offertes, 12
Et quand, sous un rayon de soleil, il voyait 12
Briller les cailloux blancs entre les mousses vertes, 12
555 Tout anxieux d'espoir avide, il se penchait. 12
L'aile d'un papillon qui de reflets s'irise 12
Lui semblait un fragment envolé sous la brise, 12
Et la nuit, quand sur l'herbe à travers les rameaux 12
En cercles argentés la lune se tamise, 12
560 Il voyait une hostie à tous les blancs anneaux. 12
Mais ni l'air, ni le sol, ni le rocher, ni l'onde 12
Ni l'arbre, ni l'épi, ni la corolle blonde 12
Ne livrent le secret de leur divin trésor ; 12
Et, le coeur atterré, sans que rien lui réponde, 12
565 Il appelle, il écoute, et cherche, et cherche encor… 12
Or, il chercha vingt ans entiers, sans nulle trêve ; 12
Et son oeil avait pris la fixité du rêve 12
Et son corps se courbait comme un tronc foudroyé… 12
Et pourtant, dans le cours que ce long cercle achève, 12
570 Le malheureux Guido n'avait jamais pleuré. 12
Il marchait sous le poids des suprêmes justices, 12
Savourant jusqu'au fond tous les amers calices, 12
Brisé, désespéré ; mais il ne pleurait pas : 12
Car seule, au lieu d'amour, la crainte des supplices 12
575 Aiguillonnait son âme et poursuivait ses pas. 12
… ... … ... … ... … ... … ... … ... … ...
Un matin, il s'assit sur une roche grise, 12
L'air lassé, les cheveux fouettés par la bise 12
Et la tête pensive entre ses doigts chenus… 12
Et soudain il sentit des larmes, ô surprise ! 12
580 Soudre jusqu'à son coeur en ruisseaux inconnus. 12
C'était comme une pluie rafraîchissante et douce 12
Dont son coeur s'imbibait ainsi qu'un lit de mousse ; 12
Jusqu'aux yeux, lentement, elle épanchait ses flots… 12
Puis enfin le pécheur à l'intime secousse 12
585 Livra toute son âme et fondit en sanglots. 12
Il revit les bonheurs anciens, l'épouse aimée, 12
Les gestes jusqu'au loin portant sa renommée, 12
Et la paix du foyer pur que l'honneur défend : 12
Tant de biens disparus ainsi qu'une fumée, 12
590 Hélas ! foulés aux pieds de l'enfer triomphant !… 12
Il revit son malheur et son crime funeste ; 12
Cette nuit où, livrant le symbole céleste, 12
Il vouait au maudit un horrible serment… 12
Et devant le forfait que son âme déteste 12
595 Ses pleurs, torrent béni, coulaient amèrement. 12
Chaque larme, le long de sa joue amaigrie 12
Se traçait un sillon de douleur attendrie ; 12
Chaque larme perlait, fraîche goutte d'espoir ; 12
Chaque larme tombait… Mais, étrange féerie, 12
600 Aucune ne touchait en tombant le sol noir. 12
Toutes, comme animées au seuil de sa paupière, 12
Prenaient subitement des ailes de lumière. 12
Insectes éclatants dans le matin obscur, 12
D'abord elles semblaient flotter sur la bruyère, 12
605 Puis toutes s'envolaient, vivantes, dans l'azur. 12
Guido voyait, l'oeil ébloui, comme en un songe, 12
Se disperser au loin l'essaim qui se prolonge, 12
Et son esprit creusait le sens mystérieux… 12
Mais la douce vision n'était pas un mensonge, 12
610 Et les pleurs s'envolaient aux quatre coins des cieux. 12
Leurs formes, aux détours de la forêt muette 12
Paraissaient explorer une trace secrète ; 12
Elles allaient, venaient, dans l'ombre des taillis 12
Puis, après un instant leur blanche silhouette 12
615 Plus vite s'enfonçait sous le mouvant treillis. 12
Guido songeait, saisi par l'étrange spectacle, 12
Mais l'énigme toujours opposait son obstacle ; 12
Lorsque soudain, dans un léger frémissement, 12
Une larme, agitant ses ailes de miracle, 12
620 Revint, étincelante ainsi qu'un diamant. 12
En face du pécheur que Dieu même amnistie, 12
Joyeuse, elle porta sa course ralentie 12
Et fixa dans les airs son immobile essor… 12
Et Guido, fou d'extase, aperçut de l'Hostie 12
625 Une parcelle au bout de ses élytres d'or !… 12
Et tout-à-coup, de la forêt, de la vallée, 12
De la plaine, des monts, de la voûte étoilée, 12
Les larmes revenaient, essaim tourbillonnant, 12
Et chacune portait intacte, immaculée, 12
630 Une parcelle sainte à son front rayonnant !… 12
Aux pleurs du repentir que l'amour illumine 12
La terre avait rendu la poussière divine ; 12
Et maintenant l'Hostie entière, astre sacré, 12
Projetait, renaissant de sa longue ruine, 12
635 Un nimbe de pardon sur le pauvre égaré. 12
Alors Guido tomba, comme tombe en la plaine, 12
L'arbre que l'ouragan toucha de son haleine ; 12
Et, comme d'un ruisseau qu'une mer envahit, 12
Le torrent déborda de son âme trop pleine ; 12
640 Et la vie, épuisant sa flamme, le trahit. 12
Mais quand il s'affaissa sur la terre glacée, 12
Un grand désir émut sa poitrine oppressée 12
Et rouvrit, suppliants, ses yeux fermés au jour ; 12
Et soudain il sentit sa lèvre caressée 12
645 Au suprême baiser du Symbole d'amour. 12
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