L'ÉPOPÉE PRUSSIENNE |
AUX CUIRASSIERS DE REICHSHOFFEN
Je dédie cette œuvre
CHARLES DIGUET.
Paris, 15 août 1871.
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I |
ARCHES DE JOUY, juillet 1870.
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Vieille France, entends-tu les hordes qui s'avancent ! |
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Ils sont dix fois cent mille ! Et déjà les devancent |
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Dix fois cent mille horreurs. Un terrible rictus |
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Contracte leur visage : ils nous croient abattus, |
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5 |
Et, serpents venimeux, ils rampent vers leur proie, |
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Que leur maître leur montre en royale lamproie. |
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Ils recherchent les bois, et leur frayeur du bruit |
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Les fait, comme des loups, ne sortir que la nuit. |
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Aux pieds de leurs chevaux, de larges bandelettes |
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Assourdissent les pas pour tromper les vedettes. |
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Tout stratagème est bon ; Judas est leur aïeul, |
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Sinon leur devancier, et Scapin leur filleul. » |
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Lâchetés de voleurs, cruautés de sauvages, |
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Tout vient à point grossir leurs atroces ravages. |
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15 |
Assassins par plaisir, ils s'enivrent de sang, |
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Massacrent les vieillards, et la mère et l'enfant ; |
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Et jamais d'égorger leurs mains ne sont lassées ! |
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Du sang ! du sang toujours ! Les victimes tassées |
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Gisent dans les hameaux, sur le seuil des maisons, |
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20 |
Dans des lits encor chauds, jusqu'auprès des tisons. |
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Comme de vils chacals qui jappent près des tombes, |
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Ils hurlent sans pudeur autour des hécatombes, |
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Répandent à grands flots le vin qu'ils n'ont point bu, |
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Et brûlent la maison pour que tout soit perdu. |
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25 |
Ils ont tué l'enfant dans les bras de la mère : |
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Ils prennent les jouets, qu'ils vendront à l'enchère. |
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Mais, s'ils ont bien songé de prendre les joujoux, |
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Ils n'oublient certes pas de sauver les bijoux. |
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A la femme éventrée ils brisent les oreilles : |
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30 |
Au retour, les pendants iront dans les corbeilles |
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De leurs blondes Gretchen ! Jeunes filles du Rhin, |
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Avec vos grands yeux bleus et vos cheveux d'or fin, |
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Si chastes que souvent on vous dirait madones, |
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Prendrez-vous sans frémir ces sanglantes aumônes ? |
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35 |
Regardez ces anneaux : de sang ils sont tachés ; |
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Ces croix d'or ont du sang ! A vos sœurs arrachés, |
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Ces bijoux flétriraient votre front, votre joue, |
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Et marbreraient vos doigts comme un cercle de boue. |
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Vers vous ils reviendront, ces soudards égorgeurs ; |
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40 |
Mais, détournant vos yeux, vous serez nos vengeurs. |
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Vos cœurs ne seront plus pour ces bandits infâmes |
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Qui traitent leurs vaincus comme des corps sans âmes. |
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On a vu des mourants, à plaisir mutilés, |
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Liés à des chevaux et sous leurs pieds foulés. |
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II |
METZ,—août 1870.
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45 |
Peu faits à la victoire, ils marchent dans l'ivresse, |
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Comme des gueux à qui les nobles font largesse. |
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Ils sont tous affolés de tant d'inattendu, |
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De piller à leur gré ce beau pays vendu. |
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Leur course est l'ouragan, ils se croient la Vengeance ; |
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50 |
Par eux, à jamais, Dieu ruinera la France. |
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Moucherons malfaisants lâchés sur le Lion, |
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Ils se croient courageux ; ils sont un million. |
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Guillaume et son apôtre en phrases non pareilles, |
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En sonores discours, leur ont promis merveilles. |
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55 |
La France est le Potose ; ils trouveront de l'or, |
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Des femmes et du vin : c'est pour eux le Trésor ! |
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Us peuvent tout piller ; le vol et l'incendie, |
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Le meurtre, sont permis ; et la Prusse agrandie |
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Les comblera d'honneurs : ils auront à la fois |
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60 |
Gloire, profit, plaisirs ; ils recevront des croix, |
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S'ils détruisent partout les châteaux et les villes, |
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Ils auront l'Aigle-Noir ; s'ils violent les filles, |
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Ils auront l'Aigle-Rouge et la croix du Sultan. |
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Bismarck a tout pouvoir : une place au Divan, |
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65 |
Des titres de baron, des rubans de Russie, |
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Sainte-Anne et Saint-André, des biens en Circassie ; |
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Ils n'épargneront rien pendant tout leur parcours. |
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Ils iront à Paris, qu'ils pilleront huit jours. |
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Ils prendront à leur choix diamants, pierreries, |
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70 |
Or, objets d'art, tableaux ; et trois jours de tueries |
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Suffiront pour pouvoir être maîtres de tout. |
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Ils ne laisseront point de monuments debout. |
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Les femmes qui voudraient refuser leurs hommages |
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Seront à leur merci ; des plus honteux outrages |
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75 |
On les abreuvera. Si de pauvres enfants |
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Fatiguent de leurs cris ces nobles conquérants, |
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On les écrasera, car plus tard cette enfance |
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Pourrait se souvenir et demander vengeance ! |
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Enfin, on leur a dit que, pour singer le czar, |
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80 |
Guillaume, leur bon roi, voulait être César ! |
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C'était le mot suprême : or la guerre était sainte ; |
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Leur benoît souverain avait fait sa complainte : |
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Il voulait à tout prix devenir Empereur, |
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De simple roitelet devenir bateleur. |
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85 |
La pourpre lui plaisait, qui donc eût pu se plaindre ? |
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Aux coutures usé, des flots de sang vont teindre |
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L'impérial manteau. La couronne de fer |
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Siéra divinement au pansu magister. |
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Pillez, tuez, volez, faites faire ripaille |
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90 |
A la Mort : votre Roi frappera sa médaille ! |
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De trois cent mille au moins il sera le bourreau : |
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Qu'importe ? ce bon Roi veut son rouge manteau ! |
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III |
NANCY, août 1870.
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Sur la foi des serments de ce grand autocrate, |
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Sous la peau du soldat recouvrant le pirate, |
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95 |
Ils sont partis, hurlant comme des loups l'hiver. |
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Alors, on a compté les anneaux de ce ver : |
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Badois, Mecklenbourgeois, Saxe, Poméranie, |
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Silésiens, Brémois, Bavière, Posnanie, |
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Se sont soudés ensemble. En place de valeur, |
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100 |
Ils ont mis à profit les ruses du voleur. |
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Pétris de lâchetés, partout ils ont fait rage, |
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Peut-être afin qu'on crût qu'ils avaient du courage ; |
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Vingt-cinq mille espions ont été dépêchés |
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Dans les villes, les bourgs, les hameaux, les marchés, |
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105 |
Pour acheter d'avance une sûre victoire |
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A coups de trahisons, et fabriquer la gloire. |
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On a pu voir servant dans les estaminets |
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Des comtes nés d'hier, de petits baronnets |
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Possédant à Berlin influence notable, |
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110 |
Et que monsieur Bismarck recevait à sa table. |
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Ils avaient des blasons qui dataient de fort loin ; |
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Ils ciraient les souliers et mangeaient dans un coin. |
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Tous les moyens sont bons aux escrocs de lignée, |
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— Toute mouche a du sang aux yeux de l'araignée. — |
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115 |
Le grand vizir permet tous les déguisements, |
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Ce qui fait qu'on a vu d'honnêtes vêtements |
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Du haut en bas couvrir ces gibiers de potence : |
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Religieux abbés, officiers d'ordonnance, |
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On les trouva partout : princes en marmitons, |
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120 |
Marmitons en banquiers, duchesses en Martons, |
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Car les femmes aussi furent de la partie : |
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Par son sexe la femme était bien garantie ! |
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Et de ce rôle abject, dont le nom fait horreur, |
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Tous auprès de leurs chefs sollicitaient l'honneur. |
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125 |
Sycophantes à froid, précédant les armées, |
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Ils marquaient les maisons, en bandes affamées, |
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Traîtreusement haineux, dévastaient le pays, |
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Assassinaient le maître et brûlaient le logis |
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De celui dont jadis ils partageaient la table. |
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130 |
Meilleur fut l'hôte, et plus le monstre est implacable. |
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Venus criant la faim, mendiant un secours, |
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Ils sont partis pansus et vêtus de velours. |
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Ils ont acquis du bien, en un mot fait fortune, |
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Et pour lors tous se font délateurs par rancune ; |
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135 |
Ils ont levé les plans des fermes, des chemins, |
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Dont ils furent dix ans les très-humbles gamins. |
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IV |
BORNY, août 1870.
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Lâchement imposteurs, dissimulant leur glaive, |
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Ils prennent au besoin le brassard de Genève. |
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Une fois parmi nous, s'ils se voient plus nombreux, |
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140 |
Ils jettent le brassard, portent des coups affreux |
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A ceux qui, confiants, les ont pris pour des frères ; |
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Et nos pauvres blessés subissent leurs colères. |
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On les a vus souvent, au milieu du combat, |
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Commettre sans pudeur le plus lâche attentat ! |
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145 |
Par ordre de leur chef, demandant à se rendre |
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Comme des gens qui plus ne veulent se défendre, |
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On les a vus lever la crosse des fusils, |
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Jeter leur sabre ainsi qu'on jette ses outils. |
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A ce signal de paix, nos enfants de la France, |
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150 |
Sans fureur et gaiement, tout remplis d'assurance, |
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Le mousquet désarmé, lentement s'approchaient. |
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Mais, alors qu'a dix pas ces braves les voyaient, |
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Ils commençaient sur eux l'horrible canonnade, |
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Qui complétait ainsi l'atroce pasquinade. |
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V |
REIMS,— août 1870.
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155 |
Sur tous les monuments ils porteront la main, |
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Déchirant à plaisir et la pierre et l'airain, |
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Les livres éternels de dix siècles de gloire. |
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Ils mitrailleront tout, comme si notre histoire |
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Pouvait par le canon se voir anéantir ! |
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160 |
Cet égout est venu pour tout empuantir ! |
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VI |
GIVONNE, — septembre 1870.
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Dans le bourg de Givonne, ils étaient six ensemble, |
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Serrés comme des gens que la crainte rassemble |
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On comptait un vieillard, le père, deux enfants, |
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La mère auprès du lit et la fille dedans ! |
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165 |
On entendait au loin tonner la fusillade. |
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« Bon père, cache-toi, s'écria la malade, |
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Ils vont venir bientôt, ils sont tous sans pitié, |
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Ils tueraient de sang-froid un pauvre homme estropié. |
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On a vu ces bourreaux, ces monstres de nature, |
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170 |
Attacher des vivants aux morts en pourriture !!! |
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A des femmes, peut-être… » En prononçant ce mot, |
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La malade ne put réprimer un sanglot. |
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Elle savait trop bien qu'il n'est point de peut-être |
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Pour ces peuples haineux embauchés par un traître. |
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175 |
Pourtant elle reprit : « Pour de pauvres enfants, |
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Pour des femmes, encor, ils sont compatissants ! » |
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Mais alors l'estropié, s'approchant de sa fille : |
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« Fuir ! jamais. S'il le faut, nous mourrons en famille ! » |
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La mère fut debout en entendant ce cri. |
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180 |
« C'est bien, mon Jean, » dit-elle, embrassant son mari. |
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Le feu durait toujours, les obus et les bombes, |
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Les balles, les boulets, creusaient d'immenses tombes. |
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Puis, le bruit s'éteignit. Par terre étaient couchés |
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Pêle-mêle, sanglants, dix régiments fauchés. |
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185 |
Pillards, la nappe est mise et la table est dressée ! |
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Maraudeurs, assassins, en cohorte pressée, |
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Comme de noirs corbeaux qui sentent un festin, |
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Abandonnent les rangs et courent au butin. |
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Les uns vont vers les morts en retourner les poches, |
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190 |
Éventrer les sacs pleins et vider les sacoches. |
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Celui qui n'est point mort est vite assassiné : |
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L'espion chapardeur craint d'être espionné. |
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D'autres bandes s'en vont piller quelque village |
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Et brûler des hameaux. Tous ces soudards font rage : |
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195 |
Non contents de voler, officiers et soldats |
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En monstrueux essais surpassent les forçats. |
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Puis, goujats ivres morts, ils s'endorment à terre, |
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Comme si quelquefois le crime se digère. |
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Vers la fin de la nuit, les six êtres veillaient |
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200 |
Dans la pauvre maison. Tout autour piaffaient |
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Quelques chevaux montés ; la lutte était finie ; |
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Tout près, Bazeille encor suait son agonie. |
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On attendait ! Soudain la chaumière trembla ; |
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Sous des coups redoublés la porte s'ébranla. |
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205 |
De pied en cap armés, cinq soldats de Cartouche, |
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Nommés cuirassiers blancs, la menace à la bouche, |
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Entrèrent. L'officier portait sur son plastron |
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L'Aigle rouge : il était favori du patron ! |
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Les femmes s'efforçaient de couvrir de leur ombre |
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210 |
Les deux hommes cachés dans l'angle d'un coin sombre. |
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Les enfants avaient peur. « Du vin, dit le soudard, |
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Et nous verrons après. » Démasquant le vieillard, |
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La mère s'en alla chercher dans son armoire |
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Des verres et du vin pour leur verser à boire. |
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215 |
« Quelqu'un ! dit l'officier. Parle, Français maudit. |
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Que fais-tu ? — C'est mon père, exclama de son lit |
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La malade. Messieurs, épargnez notre vie. |
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Prenez tout ce qui peut ici vous faire envie, |
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Mais grâce pour nous tous. Hier, pendant le combat, |
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220 |
Ma mère a secouru dans le champ un soldat |
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Qui, blessé, sans secours, allait mourir peut-être. |
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C'était un Bavarois, il demandait un prêtre. |
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— Mensonge ! Puis, d'ailleurs, c'était un Bavarois, |
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Répond le Prussien ; vos damnés villageois |
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225 |
Ne nous font point quartier, ils égorgent les nôtres ! |
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Allons donc, chien, dehors ! Emmenez-le, vous autres ! » |
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La grand'mère attacha ses bras au cou du vieux |
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Pour le garder près d'elle. « Voudriez-vous donc mieux |
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Qu'on le tuât ici ? reprit le major ivre |
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230 |
En avalant son vin. Que sert le savoir-vivre ? |
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Nous voulions au dehors l'envoyer à trépas, |
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Pour que le bruit trop près ne vous offensât pas. |
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Vous l'avez donc voulu ! »… S'appuyant sur la table, |
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Un soldat, l’œil en feu, sur l'ordre inévitable |
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235 |
Du chef, vers le vieillard abaissa lentement |
12 |
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Le canon d'un fusil :… les deux corps lourdement, |
12 |
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L'un à l'autre attachés, tombèrent sur la dalle, |
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|
Transpercés tous les deux par une même balle ! |
12 |
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Un terrible hourra fit trembler le plafond, |
12 |
240 |
Et ces assassins blancs, regardant dans le fond : |
12 |
|
« A Vénus ! » dirent-ils. Le major, l’œil lubrique, |
12 |
|
S'élança vers le lit. Par un geste héroïque, |
12 |
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La jeune fille atteinte échappa de leurs mains |
12 |
|
Et roula sous leurs pieds, se meurtrissant les seins. |
12 |
245 |
Un soldat s'en allait la ramasser à terre, |
12 |
|
Quand un terrible cri, comme un coup de tonnerre, |
12 |
|
Fi dresser les bandits. L'homme estropié, debout, |
12 |
|
Se haussant, le bras haut, brandissait par le bout |
12 |
|
Une barre de fer, qui siffla menaçante |
12 |
250 |
Et s'abattit, brisant dans sa course bruyante |
12 |
|
La tête d'un soldat. Le soldat roula mort, |
12 |
|
Entraînant le boiteux par un suprême effort. |
12 |
|
Les enfants, affolés, vainement criaient grâce, |
12 |
|
Un brigand (père aussi) du talon les écrase, |
12 |
255 |
A l'un coupe la tête et la jette au boiteux |
12 |
|
Pâle, le bras cassé, couvert de sang, hideux |
12 |
|
Celui-ci se relève et, jetant loin la tête, |
12 |
|
Du seul bras qui lui reste il atteint, il arrête |
12 |
|
Le meurtrier maudit ; sans appui ni soutien, |
12 |
260 |
Lui ronge le visage, ainsi qu'un os un chien ; |
12 |
|
Et la chair en lambeaux tombe déchiquetée. |
12 |
|
Par deux autres bandits la fille est disputée ; |
12 |
|
On l'outrage à l'envi : l'un lui meurtrit les reins |
12 |
|
De son talon ferré, puis lui coupe les seins ! |
12 |
265 |
« Assez, dit le major, la mort serait trop douce ; |
12 |
|
Jetez-la sur le lit, et sus, à la rescousse ! » |
12 |
|
Il montrait le boiteux. Dans l'horrible combat |
12 |
|
Les deux n'en faisaient qu'un, l'homme avec le soldat ; |
12 |
|
Ils roulaient dans le sang, l'un des deux sans figure, |
12 |
270 |
L'autre avec un seul bras, tous deux à la torture. |
12 |
|
Ils saisirent enfin le valeureux héros |
12 |
|
Et vingt fois d'un couteau lui percèrent le dos. |
12 |
|
Sur son grabat la femme était à l'agonie, |
12 |
|
Folle de tant d'horreur, de tant d'ignominie. |
12 |
275 |
Il ne restait plus qu'elle ! Il fallait en finir. |
12 |
|
Les chevaux au dehors commençaient à hennir. |
12 |
|
D'ailleurs, le jour venait, et l'aurore naissante |
12 |
|
Éclairait de ses feux cette mare sanglante. |
12 |
|
— Les carnassiers au jour regagnent leur taudis. — |
12 |
280 |
Pour terminer la nuit, les assassins maudits, |
12 |
|
Des bagnes échappés avec brevet pour crime, |
12 |
|
Vinrent brûler là couche où râlait leur victime. |
12 |
|
Quand la flamme monta, deux d'entre eux sur son corps, |
12 |
|
Pour mieux la maintenir, jetèrent tous les morts. |
12 |
285 |
Sous ces restes affreux, souillés, méconnaissables, |
12 |
|
Troncs sans bras, bras sans troncs, figures effroyables, |
12 |
|
La martyre, un instant bondissant de douleur, |
12 |
|
Souleva tous ces morts comme eût fait un jongleur. |
12 |
|
Les bourreaux ricanaient en l'appelant la fille ! |
12 |
290 |
Puis, le chef dit : « Partons : ils sont morts en famille ! » |
12 |
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|
VII |
SEDAN,—septembre 1870.
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|
Les combats cependant se succédaient affreux. |
12 |
|
Jamais champs dévastés ne furent plus nombreux. |
12 |
|
Ce n'étaient que des morts étendus pêle-mêle, |
12 |
|
Dont les monceaux croissaient comme des tas de grêle. |
12 |
295 |
Sedan nous les fit voir dans toute leur horreur, |
12 |
|
Ces bataillons si fiers ! Une immense terreur |
12 |
|
Planait comme un vautour : sanglante boucherie, |
12 |
|
Doux plaisirs des Césars, royale écorcherie. |
12 |
|
Et le Chiers et la Meuse ont eu des flots de sang |
12 |
300 |
Où les casques brillaient, nénuphars sur l'étang. |
12 |
|
Prussiens, vous savez si la France est sublime ! |
12 |
|
Qu'un Français est Français, quelque soit le régime. |
12 |
|
Vous étiez six contre un : pas un d'eux n'a failli, |
12 |
|
Et chacun dans sa gloire est mort enseveli ; |
12 |
305 |
Le bruit des légions s'abîmant écrasées, |
12 |
|
Et le cri surhumain des poitrines brisées |
12 |
|
Qui hurlaient le mot France, et puis ainsi mouraient, |
12 |
|
Vous épouvanta tous, car les géants tombaient. |
12 |
|
Ce jour-là fut atroce, et jamais de mémoire |
12 |
310 |
On ne vit tant de sang pour écrire l'histoire. |
12 |
|
La lutte avait duré quatorze heures et plus : |
12 |
|
Ils étaient là par rang, ces hommes résolus, |
12 |
|
Au milieu des débris, des caissons et des roues, |
12 |
|
Des canons renversés, dans les flaques de boues, |
12 |
315 |
Mouvants linceuls de pourpre, où soldats, officiers, |
12 |
|
Coude à coude, gisaient entassés par milliers ! |
12 |
|
Ils souriaient encor de leur dernier sourire, |
12 |
|
Et ces bouches semblaient, en souriant, vous dire : |
12 |
|
« D'un césar ou d'un roi cohorte de laquais, |
12 |
320 |
Vous pouvez nous tuer, mais nous courber, jamais ! » |
12 |
|
On ne voyait partout que lambeaux d'uniformes, |
12 |
|
Que chevaux aplatis aux cadavres sans formes, |
12 |
|
Que livrets déchirés, que lettres s'envolant, |
12 |
|
Que des sacs défoncés, que des casques roulant ; |
12 |
325 |
Des jambes et des pieds, des têtes aux yeux mornes, |
12 |
|
Éparses dans les champs comme de simples bornes ; |
12 |
|
Et ces regards vitreux, dans un rouge brouillard, |
12 |
|
Avec leurs froids rayons cherchaient votre regard ! |
12 |
|
On put alors tout voir, l'affreux dans le terrible, |
12 |
330 |
Les horreurs dans l'horreur, l'horrible dans l'horrible. |
12 |
|
|
VIII |
BOUILLON (Belgique), — 4 septembre 1870.
|
|
Les soldats étaient morts, il restait l'Empereur ; |
12 |
|
Son trône fut brisé par le triomphateur. |
12 |
|
Quel spectacle inouï ! le roi gagnait la carte ; |
12 |
|
Guillaume sous ses pieds tenait un Bonaparte ! |
12 |
335 |
Qu'ils sont changés ces temps où Napoléon Trois |
12 |
|
A sa cour invitait empereurs, ducs et rois ! |
12 |
|
Alors ces souverains affectaient de sourire |
12 |
|
A celui que du cœur ils devaient tous maudire. |
12 |
|
De dorures couvert, le trône étincelait ; |
12 |
340 |
L'impérial manteau pour lors resplendissait. |
12 |
|
Us étaient accourus tirer leur révérence, |
12 |
|
Chamarrés de cordons et prêts à la bombance. |
12 |
|
Le trône vermoulu dont il faisaient grand cas |
12 |
|
Sous les coups du canon s'écroule avec fracas ! |
12 |
345 |
Tout est changé dès lors. En flocons de fumée |
12 |
|
La gloire a disparu comme la grande armée ; |
12 |
|
Guillaume avait souri ; son rire maintenant |
12 |
|
Devient strident, rageur : son Frère est un manant ! |
12 |
|
Et l'aigle déplumé de ce très-aimé frère |
12 |
350 |
N'est plus qu'un maigre oiseau que son pied foule à terre ! |
12 |
|
Quelle farce de foire, où les rois fanfarons |
12 |
|
Sur des tréteaux dorés se changent en hérons ! |
12 |
|
Dieu, qui brise les rois, devient inexorable, |
12 |
|
Et Guillaume, instrument, devait être implacable. |
12 |
355 |
Le sieur Hohenzollern s'enivra du succès, |
12 |
|
Et son immense orgueil perça comme un abcès. |
12 |
|
En riche parvenu, le roi de Vidrecome, |
12 |
|
Possesseur de César, voulut tâter de l'homme. |
12 |
|
Il le fit donc venir afin de l'abreuver |
12 |
360 |
Des hontes qu'en son âme il avait pu rêver. |
12 |
|
Quand l'Empereur entra, son œil lançait la haine ; |
12 |
|
A son ex-cher bon frère il répondit à peine. |
12 |
|
Le vaincu cependant l'appelait Majesté |
12 |
|
Et s'inclinait, courtois, devant la royauté. |
12 |
365 |
L'ex-empereur avait la tête découverte. |
12 |
|
En Germain bien appris que rien ne déconcerte, |
12 |
|
Guillaume, casque en tête et lui tournant le dos, |
12 |
|
S'essayait en marchant à des airs de héros. |
12 |
|
Jamais on ne rendra l'attitude bouffonne |
12 |
370 |
De l'apprenti César essayant sa couronne ! |
12 |
|
Bonaparte attendait : l'autocrate germain, |
12 |
|
Devant lui se posant, dit, étendant la main : |
12 |
|
« Vous êtes dès ce jour tombé sous ma puissance. |
12 |
|
Mon bon vouloir, Monsieur, est que pour résidence |
12 |
375 |
Vous occupiez Cassel ; et là, vous attendrez |
12 |
|
Des ordres plus précis auxquels vous vous rendrez. |
12 |
|
J'ai dit. » L'ex-empereur, bafoué de la sorte, |
12 |
|
Sortit, sans que d'un pas le roi lui fit escorte. |
12 |
|
Le vainqueur boursouflé triomphait lâchement ; |
12 |
380 |
Mais la honte aux deux fronts s'étendait largement. |
12 |
|
Après cela, renards que le besoin rassemble, |
12 |
|
On les vit tous les deux se renfermer ensemble, |
12 |
|
Et, sondant l'avenir, l'un et l'autre soudain |
12 |
|
Échangèrent des mots et se prirent la main. |
12 |
|
|
IX |
CHALONS, — septembre 1870.
|
385 |
Toute la France en deuil, de douleur affolée |
12 |
|
Par ces hordes sans nom, sanglante et mutilée, |
12 |
|
Implora le vainqueur et demanda la paix. |
12 |
|
Le Prussien se vit prié par un Français ! |
12 |
|
Hélas ! ce fut en vain. Le crime veut le crime : |
12 |
390 |
Us voulaient jusqu'au bout écraser la victime ; |
12 |
|
Et leur marche sanglante à travers le pays |
12 |
|
Continua, couvrant la France de débris : |
12 |
|
Paris était leur but. La grande et noble ville |
12 |
|
Offusquait ces jaloux couverts de souquenille. |
12 |
395 |
Contre des murs d'airain qui vomissaient la mort |
12 |
|
La France se meurtrit sans déplorer son sort : |
12 |
|
Elle fut grande et belle ainsi qu'une Romaine |
12 |
|
Qui, même dans les fers, demeure souveraine. |
12 |
|
Les puissances alors eurent peur à leur tour : |
12 |
400 |
L'aigle était déjà mort, il restait le vautour ! |
12 |
|
D'effroyables charniers se creusaient dans la France ; |
12 |
|
D'heure en heure semblait reculer l'espérance. |
12 |
|
|
X |
MONTMORENCY, septembre 1870.
|
|
Pendant qu'en éventail, de nombreux bataillons |
12 |
|
Détachés du grand corps comme des tourbillons |
12 |
405 |
Rayonnent en tous sens aidés par l'incendie ; |
12 |
|
Aux portes de Berlin quand la veuve mendie, |
12 |
|
Crevant de vanité, Guillaume le Teuton, |
12 |
|
Ou bien, comme à Berlin, Vielfrasz le glouton, |
12 |
|
De Moltke, von Bismarck, avec la grosse armée, |
12 |
410 |
Se rendent sous Paris. — La France est entamée, |
12 |
|
Et Paris se rendra peut-être avant un mois. |
12 |
|
Guillaume l'Empereur invitera les rois ! |
12 |
|
|
XI |
VERSAILLES,— octobre 1870.
|
|
Il fallait un bon gîte à toutes ces canailles : |
12 |
|
Guillaume, en connaisseur, leur a choisi Versailles ! |
12 |
415 |
O Versailles, palais bâti pour des géants, |
12 |
|
Tu devais donc ainsi loger des mécréants ! |
12 |
|
Tu les vis arriver tout bardés d'insolence : |
12 |
|
Rien ne les effraya, — pas même ton silence !— |
12 |
|
Les maîtres étaient morts ! Un laquais s'avança, |
12 |
420 |
On éclaira la salle et le bal commença. |
12 |
|
O Versailles, tu vis ces longues saturnales, |
12 |
|
Et la honte couvrit les lambris de tes salles ! |
12 |
|
Un Guillaume, un Bismarck, succédant aux Bourbons ! |
12 |
|
Un de Moltke et consorts, ces crottes vagabonds, |
12 |
425 |
Singent les grands seigneurs dans ces vastes allées, |
12 |
|
De royaux souvenirs encor toutes meublées ! |
12 |
|
Honte, pour t'effacer que de temps il faudra ! |
12 |
|
Et cependant un jour cette heure enfin viendra. |
12 |
|
Laissons donc s'enivrer tous ces porteurs de hottes. |
12 |
430 |
Sur le lit de Louis Guillaume a mis ses bottes ; |
12 |
|
L'histrion veut montrer à son coadjuteur |
12 |
|
Son immense talent de singe imitateur. |
12 |
|
Von Bismarck a souri de l'audace royale |
12 |
|
Qui va donner champ libre aux faiseurs de scandale. |
12 |
435 |
La fête sera belle, et de lourds tombereaux |
12 |
|
Verseront chaque jour des flots de hobereaux |
12 |
|
Dans la cour du grand Roi. Dans cette macédoine, |
12 |
|
On en verra cherchant défunt leur patrimoine. |
12 |
|
La France est riche assez pour payer des marrons |
12 |
440 |
Et même du Champagne à ces nobles larrons ! |
12 |
|
La troupe est au complet : le chef est sur l'estrade, |
12 |
|
Et dans son coin Bismarck dirige la parade. |
12 |
|
L'Europe est attentive ; il singe Richelieu, |
12 |
|
Fait des vœux à Satan tout en parlant de Dieu ! |
12 |
445 |
Bismarck tient en ses mains la Prusse enficelée : |
12 |
|
Dans un crâne de fer sa cervelle est cerclée ; |
12 |
|
Il a réponse à tout : il trompe les États, |
12 |
|
Au besoin dans les cours danse des entrechats, |
12 |
|
Fait la courbette aux rois, fait des sauts de paillasse, |
12 |
450 |
Insulte l'Empereur, flatte la populace. |
12 |
|
Tous les habits sont bons ; ils s'affuble en césar, |
12 |
|
Prend un casque, une épée, ou le froc d'Escobar. |
12 |
|
Bismarck a rétabli la sainte cour wehmique, |
12 |
|
Il en est le grand chef, le Vautrin politique. |
12 |
455 |
Il dirige, exécute ; il condamne, il absout. |
12 |
|
Il veut rouler l'Europe en jouant son va-tout. |
12 |
|
Le peuple de.Berlin gémit dans la misère : |
12 |
|
Eh ! qu'importe, vraiment ? Le roi fait bonne chère, |
12 |
|
Les princes, courtisans plats comme des valets, |
12 |
460 |
En s'inclinant bien bas préparent des sorbets. |
12 |
|
Habillés en mandrins, ces gloutons d'Allemagne |
12 |
|
Chassent le jour, la nuit dégustent le Champagne. |
12 |
|
Pendant ce temps, hélas ! les pauvres prisonniers |
12 |
|
Restent à la merci de vils palefreniers. |
12 |
465 |
On les laisse sans pain pendant deux fois vingt heures ; |
12 |
|
Des wagons découverts leurs servent de demeures ; |
12 |
|
Bismarck veut que son Roi serve d'épouvantail : |
12 |
|
On les presse, on les tasse, ainsi qu'un vil bétail ! |
12 |
|
La neige tombe à flots, et dans ces lits de glace |
12 |
470 |
La mort dans ses longs bras promptement les enlace. |
12 |
|
La Prusse est aux abois et ne peut les nourrir ; |
12 |
|
Or, sans les fusiller, on les fera mourir. |
12 |
|
L'Ivan du nord se rit de tant de perfidie. |
12 |
|
Des bulletins menteurs le soir il expédie |
12 |
475 |
Pour prouver que la France en lui voit un sauveur : |
12 |
|
Il est l'aimé de Dieu, partout il est vainqueur. |
12 |
|
Croit-il donc de la sorte apaiser les murmures ? |
12 |
|
Un jour seront à nu toutes ses impostures : |
12 |
|
Ses soldats par milliers succombent tous les jours, |
12 |
480 |
Et la Prusse verra s'il fut vainqueur toujours ! |
12 |
|
En son orgueil de bonze il demeure implacable, |
12 |
|
Sur son trône pourri se croit inviolable ! |
12 |
|
Ton trône de velours ! déjà les vers y sont ! |
12 |
|
A ta face royale ils font aussi l'affront ; |
12 |
485 |
Dieu, dont tu fus fléau, déjà te pulvérise, |
12 |
|
Et la Prusse, en tes mains qui se cadavérise, |
12 |
|
Fera honte aux Germains : son nom sera flétri, |
12 |
|
L'Europe crachera sur ton sceptre pourri. |
12 |
|
|
XII |
DEVANT PARIS,— novembre-décembre 1870.
|
|
Au milieu des anneaux de ce serpent infâme, |
12 |
490 |
PARIS étincelait, fulgurant oriflamme. |
12 |
|
Abrité par ses murs, sublime dans sa foi, |
12 |
|
Paris à l'univers dit : « l'Europe, c'est moi ! » |
12 |
|
La grande ville alors, superbe, magnifique, |
12 |
|
Se dressa frémissant comme la Muse antique. |
12 |
495 |
Des milliers de héros naquirent en un jour, |
12 |
|
Et l'aigle dans son nid fascina le vautour. |
12 |
|
Les peuples attentifs, les rois sous leur couronne, |
12 |
|
Tremblèrent hébétés devant cette lionne ! |
12 |
|
Tous étaient stupéfaits ! Quelques-uns, pleins d'effroi, |
12 |
500 |
Comprirent le pouvoir de ce grand Peuple-Roi. |
12 |
|
Jamais, au grand jamais, dix-huit siècles de gloire |
12 |
|
N'ont écrit sur l'airain telle page d'histoire ! |
12 |
|
Peuples et conquérants, vous pouvez amasser |
12 |
|
Obusiers et canons ; vous pouvez entasser |
12 |
505 |
Marbre sur marbre, airain sur airain : ces colonnes |
12 |
|
Prouveront le néant de vos grandeurs bouffonnes. |
12 |
|
Devant ceux des Titans vos noms s'effaceront ; |
12 |
|
Devant un souvenir vos gloires tomberont, |
12 |
|
Ainsi que des flocons que l'ouragan secoue |
12 |
510 |
Et qui s'en vont tout blancs s'abîmer dans la boue. |
12 |
|
Paris est désormais l'immortel souvenir : |
12 |
|
Gloire pour le passé, leçon pour l'avenir ! |
12 |
|
En cendre ou bien debout, désormais sa grande ombre |
12 |
|
Fera trembler les rois et rendra leur ciel sombre. |
12 |
515 |
Car ils prévoient qu'un jour l'ombre obscurcira l'air, |
12 |
|
Et de l'ombre soudain émergera l'éclair ! |
12 |
|
Londres,Vienne, Berlin, les fières capitales, |
12 |
|
Avec Rome et Stamboul, deviendront ses vassales ; |
12 |
|
Et les Césars, blottis comme de simples gueux, |
12 |
520 |
Disparaîtront ainsi que leurs États fangeux ! |
12 |
|
|
XIII |
SAINT-GERMAIN, — novembre 1870.
|
|
Le Maître fou pensait, la bouche enfarinée, |
12 |
|
Entrer sans coup férir, montant sa haquenée. |
12 |
|
La porte en granit noir se dressa devant lui ! |
12 |
|
Comme au nez d'un voleur quand un glaive a relui, |
12 |
525 |
A pas sourds, en jurant, il gagna sa tanière. |
12 |
|
Il rêvait chemin droit, il était dans l'ornière. |
12 |
|
De Moltke et de Bismarck, ses nobles confidents, |
12 |
|
Subirent à genoux ses regards insolents : |
12 |
|
Tous deux avaient surpris sa plus douce espérance, |
12 |
530 |
A savoir d'égorger d'un même coup la France, |
12 |
|
Et ce maudit Paris, l'indomptable cité, |
12 |
|
Restait encor debout, bravant sa majesté. |
12 |
|
La ville folle avait échangé sa toilette ; |
12 |
|
Un collier de canons, en guise d'amulette, |
12 |
535 |
Remplaçait les saphirs, les perles, les rubis. |
12 |
|
Près d'elle étincelaient des glaives bien fourbis. |
12 |
|
On croyait la surprendre au milieu de l'orgie, |
12 |
|
Lasse de son festin, molle, sans énergie, |
12 |
|
Et l'on retrouvait Rome au temps de ses vertus, |
12 |
540 |
Grande comme Caton, grave comme Brutus. |
12 |
|
|
XIV |
SAINT-GERMAIN, 28 décembre 1870.
|
|
L'amour-propre royal s'aigrit de cet obstacle, |
12 |
|
En place d'admirer un semblable spectacle. |
12 |
|
Et le roi s'indigna. Dans sa sainte fureur, |
12 |
|
Il dit à ses soldats de semer la terreur, |
12 |
545 |
De brûler, de piller dans toutes les provinces. |
12 |
|
Pour ruiner la France, il dépêcha des princes. |
12 |
|
Le carnage sans but gagna comme un torrent : |
12 |
|
La peste avait enfin trouvé son Concurrent. |
12 |
|
La grandeur de Louis offusque Don Guillaume ; |
12 |
550 |
Il se croit né trop grand pour un simple royaume, |
12 |
|
Un empire vaut mieux : le suppôt de l'enfer |
12 |
|
Revendique aussitôt la Couronne de fer ! |
12 |
|
Il lui faut retourner empereur d'Allemagne, |
12 |
|
Chausser les brodequins que chaussa Charlemagne. |
12 |
555 |
Prussiens et Badois courbent leur dos bien bas ; |
12 |
|
Bavarois et Saxons s'inclinent sous ses pas. |
12 |
|
On le nomme césar dans la salle des glaces, |
12 |
|
Et Bismarck en passant fait lé saut des paillasses. |
12 |
|
|
XV |
31 décembre 1870.
|
|
C'est donc ainsi, messieurs, qu'on devient empereur ? |
12 |
560 |
Soyez glouton, pillard, assassin, massacreur ; |
12 |
|
Faites honte à Mandrin par votre tricherie, |
12 |
|
Proclamez-vous gaîment maître de boucherie, |
12 |
|
Et le tour sera fait : des courtisans nombreux |
12 |
|
Devant Crispin Premier s'inclineront heureux. |
12 |
|
|
XVI |
1er janvier 1871.
|
565 |
Les jours, les mois, passaient : de minute en minute, |
12 |
|
On attendait la fin de la terrible lutte ; |
12 |
|
Paris, toujours debout, regardait le flot noir |
12 |
|
Dont le fangeux limon, épouvantable à voir, |
12 |
|
Serpentait tout autour de ses sombres murailles. |
12 |
570 |
Le Peuple-Roi domptait l'empereur de Versailles. |
12 |
|
D'un côté, la grandeur ; de l'autre, le dépit : |
12 |
|
Les soldats n'avaient plus un instant de répit, |
12 |
|
Il fallait à tout prix terrasser la sirène. |
12 |
|
Hé ! qu'importe la mort que nuit et jour égrène |
12 |
575 |
Son flanc fécond ? Le roi, — maintenant l'empereur, — |
12 |
|
Comparse de la mort, s'est fait son pourvoyeur. |
12 |
|
Partis un million, si l'on revient cent mille, |
12 |
|
Tant pis ! Il en répond, l'Allemagne est docile. |
12 |
|
De temps en temps, Bismarck, le prince en similor, |
12 |
580 |
Par ordre de son chef, montre la plume d'or |
12 |
|
Qui doit signer la paix ! Triste fanfaronnade, |
12 |
|
Dont le bruit se perdit avec la canonnade. |
12 |
|
Mais la rage grondait. Après trois mois, enfin, |
12 |
|
Le pieux roi régla, d'après son aigrefin, |
12 |
585 |
Qu'on devait bombarder Paris l'infame ville. |
12 |
|
Les bombes, les obus, éclatèrent par mille. |
12 |
|
Le peuple supporta leurs éclats sans effroi, |
12 |
|
En disant à part lui : « C'est la carte d'un roi ! » |
12 |
|
Ces nobles paladins déclarèrent au monde |
12 |
590 |
Que Saint-Denis serait bombardé comme immonde ; |
12 |
|
Que les tombeaux des rois, brûlés, anéantis, |
12 |
|
N'existeraient bientôt que dans les vieux récits. |
12 |
|
Mons de Moltke applaudit et Bismarck fait la roue : |
12 |
|
Jamais on n'a besoin de flageller la boue ; |
12 |
595 |
Elle va dans l'égout, c'est toujours son destin, |
12 |
|
Et les immondes vers seuls s'en font un festin. |
12 |
|
O grands rois qui dormez sous vos voûtes de pierre, |
12 |
|
Vous qui fûtes l'honneur, ils se sont fait litière |
12 |
|
De vos lits ; ces truands, outrageant vos tombeaux, |
12 |
600 |
Ont voulu vos cercueils, pour prendre des lambeaux |
12 |
|
De cet antique honneur, pour vieillir leur noblesse, |
12 |
|
Et grandir, s'il se peut, leur pauvre petitesse. |
12 |
|
A vos vieux ossements frottant sa majesté, |
12 |
|
Guillaume ainsi cherchait un peu de vétusté, |
12 |
605 |
Pour brunir son blason d'un trop récent modèle ! |
12 |
|
Le vieux a du crédit, et le marchand bosselle |
12 |
|
L'argent trop frais coulé, pour tromper l'acheteur. |
12 |
|
Enfin, Dieu permit tout à ce reître imposteur ! |
12 |
|
|
XVII |
28 janvier 1871.
|
|
Sanglant, criant la faim, épuisé d'héroïsme, |
12 |
610 |
Après cent trente jours, au roi du vandalisme |
12 |
|
Paris, grand comme un dieu, jeta son glaive, et dit : |
12 |
|
« On me rend, j'ai perdu. Quant à toi, sois maudit ! » |
12 |
|
|
XVIII |
29 janvier 1871.
|
|
Comme outrage dernier, la ville consternée |
12 |
|
Eut à voir dans ses murs une immonde traînée |
12 |
615 |
De ces lâches escrocs. Dans un quartier ces gueux |
12 |
|
Furent parqués deux jours : car, se retirant d'eux, |
12 |
|
Paris les laissa seuls, et la ville célèbre |
12 |
|
Transforma leur triomphe en un convoi funèbre. |
12 |
|
Tu regardas de loin la sublime cité, |
12 |
620 |
Mais son deuil, ô César, vainquit ta vanité : |
12 |
|
Sous les murs de Paris gît donc ton épopée. |
12 |
|
Ton gousset est garni, jongle avec ton épée ! |
12 |
|
|
ÉPILOGUE |
PARIS,— 20 février 1871.
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Maintenant, Empereur, écoute bien ceci. |
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Tu parais triompher ; l'avenir, le voici : |
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En ses mains Dieu t'a pris pour servir sa vengeance ; |
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Il fallait un fléau, tu fus nommé d'urgence. |
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Ton rôle est terminé, tu redeviens laquais. |
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Dieu, lorsqu'il veut punir, ne se trompe jamais. |
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Le choléra, ton frère, eût moins bien fait les choses ; |
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630 |
Il t'arriva souvent de décupler les doses. |
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Mais Dieu, nous l'espérons, finit de se venger. |
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Notre malheur, ce fut d'aimer trop l'étranger. |
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Si la France mourait… , la.France, qu'on décrie, |
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Tomberait sous l'excès de sa chevalerie. |
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635 |
C'est par cent trahisons qu'elle a vu ses drapeaux, |
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Par vos griffes serrés, couvrir vos oripeaux. |
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Cesse donc, Empereur, de croire à la victoire : |
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La France n'est point morte ; elle écrira l'histoire |
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De ton nouvel empire ; et c'est avec du sang |
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Qu'elle te vêtira, t'assignera ton rang. |
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Le sang est ta couleur ; ton auguste personne |
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En a teint son manteau, moucheté sa couronne. |
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En ce temps, sur tes os, on le verra pleuvoir ; |
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Tu pourras te gaudir dans l'immense abreuvoir, |
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Et ce rouge Océan, avec son limon rouge, |
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Brisera tes tréteaux, engloutira ton bouge ! |
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Derrière toi le sang a soulevé des flots |
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De vengeance et de haine ; en leurs derniers sanglots, |
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Les femmes à leurs fils ont montré le carnage |
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Que tes soldats ont fait, stimulés par ta rage. |
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Va faire le César, brille à ton nouveau rang ; |
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Ce que tu nommes pourpre, on l'appellera sang ! |
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Tes lauriers sont tressés, on dresse ta statue ; |
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Ta tête d'empereur atteint déjà la nue. |
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Des crânes par milliers forment ton piédestal : |
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Là, tu resplendiras comme un monstre à l'étal ! |
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