Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
VOL_4/VOL161
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
LES ÉPÎTRES
1706-1778
ÉPÎTRE CIX
1771
AU ROI DE DANEMARK, CHRISTIAN VII
SUR LA LIBERTÉ DE LA PRESSE
ACCORDÉE DANS TOUS SES ÉTATS.
Monarque vertueux, | quoique né despotique, 6+6 a
Crois-tu régner sur moi | de ton golfe Baltique ? 6+6 a
Suis-je un de tes sujets | pour me traiter comme eux, 6+6 b
Pour consoler ma vie, | et pour me rendre heureux ? 6+6 b
5 Peu de rois, comme toi, | transgressent les limites 6+6 a
Qu'à leur pouvoir sacré | la nature a prescrites : 6+6 a
L'empereur de la Chine, | à qui j'écris souvent, 6+6 b
Ne m'a pas jusqu'ici | fait un seul compliment. 6+6 b
Je suis plus satisfait | de l'auguste amazone 6+6 a
10 Qui du gros Moustapha | vient d'ébranler le trône ; 6+6 a
Et Stanislas Le Sage, | et Frédéric Le Grand 6+6 b
(Avec qui j'eus jadis | un petit différend), 6+6 b
Font passer quelquefois | dans mes humbles retraites 6+6 a
Des bontés dont la Suisse | embellit ses gazettes. 6+6 a
15 Avec Ganganelli | je ne suis pas si bien : 6+6 b
Sur mon voyage en Prusse, | il m'a cru peu chrétien. 6+6 b
Ce pape s'est trompé, | bien qu'il soit infaillible. 6+6 a
Mais, sans examiner | ce qu'on doit à la Bible, 6+6 a
S'il vaut mieux dans ce monde | être pape que roi, 6+6 b
20 S'il est encor plus doux | d'être obscur comme moi, 6+6 b
Des déserts du Jura | ma tranquille vieillesse 6+6 a
Ose se faire entendre | à ta sage jeunesse ; 6+6 a
Et libre avec respect, | hardi sans être vain, 6+6 b
Je me jette à tes pieds, | au nom du genre humain. 6+6 b
25 Il parle par ma voix, | il bénit ta clémence ; 6+6 a
Tu rends ses droits à l'homme, | et tu permets qu'on pense. 6+6 a
Sermons, romans, physique, | ode, histoire, opéra, 6+6 b
Chacun peut tout écrire ; | et siffle qui voudra ! 6+6 b
Ailleurs on a coupé | les ailes à Pégase. 6+6 a
30 Dans Paris quelquefois | un commis à la phrase 6+6 a
Me dit : « à mon bureau | venez vous adresser ; 6+6 b
Sans l'agrément du roi | vous ne pouvez penser. 6+6 b
Pour avoir de l'esprit, | allez à la police ; 6+6 a
Les filles y vont bien, | sans qu'aucune en rougisse : 6+6 a
35 Leur métier vaut le vôtre, | il est cent fois plus doux ; 6+6 b
Et le public sensé | leur doit bien plus qu'à vous. » 6+6 b
C'est donc ainsi, grand roi, | qu'on traite le parnasse, 6+6 a
Et les suivants honnis | de Plutarque et d'Horace ! 6+6 a
Bélisaire à Paris | ne peut rien publier 6+6 b
40 S'il n'est pas de l'avis | de Monsieur Ribalier. 6+6 b
Hélas ! Dans un état | l'art de l'imprimerie 6+6 a
Ne fut en aucun temps | fatal à la patrie. 6+6 a
Les pointes de Voiture, | et l'orgueil des grands mots 6+6 b
Que prodigua Balzac | assez mal à propos, 6+6 b
45 Les romans de Scarron, | n'ont point troublé le monde ; 6+6 a
Chapelain ne fit point | la guerre de la fronde. 6+6 a
Chez le sarmate altier | la discorde en fureur, 6+6 b
Sous un roi sage et doux, | semant partout l'horreur ; 6+6 b
De l'empire ottoman | la splendeur éclipsée, 6+6 a
50 Sous l'aigle de Moscou | sa force terrassée, 6+6 a
Tous ces grands mouvements | seraient-ils donc l'effet 6+6 b
D'un obscur commentaire | ou d'un méchant sonnet ? 6+6 b
Non, lorsqu'aux factions | un peuple entier se livre, 6+6 a
Quand nous nous égorgeons, | ce n'est pas pour un livre. 6+6 a
55 Hé ! Quel mal après tout | peut faire un pauvre auteur ? 6+6 b
Ruiner son libraire, | excéder son lecteur, 6+6 b
Faire siffler partout | sa charlatanerie, 6+6 a
Ses creuses visions, | sa folle théorie. 6+6 a
Un livre est-il mauvais, | rien ne peut l'excuser ; 6+6 b
60 Est-il bon, tous les rois | ne peuvent l'écraser. 6+6 b
On le supprime à Rome, | et dans Londre on l'admire ; 6+6 a
Le pape le proscrit, | l'Europe le veut lire. 6+6 a
Un certain charlatan, | qui s'est mis en crédit, 6+6 b
Prétend qu'à son exemple | on n'ait jamais d'esprit. 6+6 b
65 Tu n'y parviendras pas, | apostat d'Hippocrate ; 6+6 a
Tu guérirais plutôt | les vapeurs de ma rate. 6+6 a
Va, cesse de vexer | les vivants et les morts ; 6+6 b
Tyran de ma pensée, | assassin de mon corps, 6+6 b
Tu peux bien empêcher | tes malades de vivre, 6+6 a
70 Tu peux les tuer tous, | mais non pas un bon livre. 6+6 a
Tu les brûles, Jérôme ; | et de ces condamnés 6+6 b
La flamme, en m'éclairant, | noircit ton vilain nez. 6+6 b
Mais voilà, me dis-tu, | des phrases malsonnantes, 6+6 a
Sentant son philosophe, | au vrai même tendantes. 6+6 a
75 Eh bien, réfute-les ; | n'est-ce pas ton métier ? 6+6 b
Ne peux-tu comme moi | barbouiller du papier ? 6+6 b
Le public à profit | met toutes nos querelles ; 6+6 a
De nos cailloux frottés | il sort des étincelles : 6+6 a
La lumière en peut naître ; | et nos grands érudits 6+6 b
80 Ne nous ont éclairés | qu'en étant contredits. 6+6 b
Sifflez-moi librement, | je vous le rends, mes frères. 6+6 a
Sans le droit d'examen, | et sans les adversaires, 6+6 a
Tout languit comme à Rome, | où depuis huit cents ans 6+6 b
Le tranquille esclavage | écrasa les talents. 6+6 b
85 Tu ne veux pas, grand roi, | dans ta juste indulgence, 6+6 a
Que cette liberté | dégénère en licence ; 6+6 a
Et c'est aussi le vœu | de tous les gens sensés : 6+6 b
À conserver les mœurs | ils sont intéressés ; 6+6 b
D'un écrivain pervers | ils font toujours justice. 6+6 a
90 Tous ces libelles vains | dictés par l'avarice, 6+6 a
Enfants de l'impudence, | élevés chez Marteau, 6+6 b
Y trouvent en naissant | un éternel tombeau. 6+6 b
Que dans l'Europe entière | on me montre un libelle 6+6 a
Qui ne soit pas couvert | d'une honte éternelle, 6+6 a
95 Ou qu'un oubli profond | ne retienne englouti 6+6 b
Dans le fond du bourbier | dont il était sorti. 6+6 b
On punit quelquefois | et la plume et la langue, 6+6 a
D'un ligueur turbulent | la dévote harangue, 6+6 a
D'un Guignard, d'un Bourgoin, | les horribles sermons, 6+6 b
100 Au nom de Jésus-Christ | prêchés par des démons. 6+6 b
Mais quoi ! Si quelque main | dans le sang s'est trempée, 6+6 a
Vous est-il défendu | de porter une épée ? 6+6 a
En coupables propos | si l'on peut s'exhaler, 6+6 b
Doit-on faire une loi | de ne jamais parler ? 6+6 b
105 Un cuistre en son taudis | compose une satire, 6+6 a
En ai-je moins le droit | de penser et d'écrire ? 6+6 a
Qu'on punisse l'abus ; | mais l'usage est permis. 6+6 b
De l'auguste raison | les sombres ennemis 6+6 b
Se plaignent quelquefois | de l'inventeur utile 6+6 a
110 Qui fondit en métal | un alphabet mobile, 6+6 a
L'arrangea sous la presse, | et sut multiplier 6+6 b
Tout ce que notre esprit | peut transmettre au papier. 6+6 b
« Cet art, disait Boyer, | a troublé des familles ; 6+6 a
Il a trop raffiné | les garçons et les filles. » 6+6 a
115 Je le veux ; mais aussi | quels biens n'a-t-il pas faits ? 6+6 b
Tout peuple, excepté Rome, | a senti ses bienfaits. 6+6 b
Avant qu'un allemand | trouvât l'imprimerie, 6+6 a
Dans quel cloaque affreux | barbotait ma patrie ! 6+6 a
Quel opprobre, grand dieu ! | Quand un peuple indigent 6+6 b
120 Courait à Rome, à pied, | porter son peu d'argent, 6+6 b
Et revenait, content | de la sainte madone, 6+6 a
Chantant sa litanie, | et demandant l'aumône ! 6+6 a
Du temple au lit d'hymen | un jeune époux conduit 6+6 b
Payait au sacristain | pour sa première nuit. 6+6 b
125 Un testateur, mourant | sans léguer à saint Pierre, 6+6 a
Ne pouvait obtenir | l'honneur du cimetière. 6+6 a
Enfin tout un royaume, | interdit et damné, 6+6 b
Au premier occupant | restait abandonné 6+6 b
Quand, du pape et de Dieu | s'attirant la colère, 6+6 a
130 Le roi, sans payer Rome, | épousait sa commère. 6+6 a
Rois ! Qui brisa les fers | dont vous étiez chargés ? 6+6 b
Qui put vous affranchir | de vos vieux préjugés ? 6+6 b
Quelle main, favorable | à vos grandeurs suprêmes, 6+6 a
A du triple bandeau | vengé cent diadèmes ? 6+6 a
135 Qui, du fond de son puits | tirant la vérité, 6+6 b
A su donner une âme | au public hébété ? 6+6 b
Les livres ont tout fait ; | et, quoi qu'on puisse dire, 6+6 a
Rois, vous n'avez régné | que lorsqu'on a su lire. 6+6 a
Soyez reconnaissants, | aimez les bons auteurs : 6+6 b
140 Il ne faut pas du moins | vexer vos bienfaiteurs. 6+6 b
Et comptez-vous pour rien | les plaisirs qu'ils vous donnent, 6+6 a
Plaisirs purs que jamais | les remords n'empoisonnent ? 6+6 a
Les pleurs de Melpomène | et les ris de sa sœur 6+6 b
N'ont-ils jamais guéri | votre mauvaise humeur ? 6+6 b
145 Souvent un roi s'ennuie : | il se fait lire à table 6+6 a
De Charle ou de Louis | l'histoire véritable. 6+6 a
Si l'auteur fut gêné | par un censeur bigot, 6+6 b
Ne décidez-vous pas | que l'auteur est un sot ? 6+6 b
Il faut qu'il soit à l'aise ; | il faut que l'aigle altière 6+6 a
150 Des airs à son plaisir | franchisse la carrière. 6+6 a
Je ne plains point un bœuf | au joug accoutumé ; 6+6 b
C'est pour baisser son cou | que le ciel l'a formé. 6+6 b
Au cheval qui vous porte | un mors est nécessaire. 6+6 a
Un moine est de ses fers | esclave volontaire. 6+6 a
155 Mais au mortel qui pense | on doit la liberté. 6+6 b
Des neuf savantes sœurs | le parnasse habité 6+6 b
Serait-il un couvent | sous une mère abbesse, 6+6 a
Qu'un évêque bénit, | et qu'un grisel confesse ? 6+6 a
On ne leur dit jamais : | « gardez-vous bien, ma sœur, 6+6 b
160 De vous mettre à penser | sans votre directeur ; 6+6 b
Et quand vous écrirez | sur l'Almanach de Liège, 6+6 a
Ne parlez des saisons | qu'avec un privilége. » 6+6 a
Que dirait Uranie | à ces plaisants propos ? 6+6 b
Le parnasse ne veut | ni tyrans ni bigots : 6+6 b
165 C'est une république | éternelle et suprême, 6+6 a
Qui n'admet d'autre loi | que la loi de Thélême ; 6+6 a
Elle est plus libre encor | que le vaillant bernois, 6+6 b
Le noble de Venise, | et l'esprit genevois ; 6+6 b
Du bout du monde à l'autre | elle étend son empire ; 6+6 a
170 Parmi ses citoyens | chacun voudrait s'inscrire. 6+6 a
Chez nos sœurs, ô grand roi ! | Le droit d'égalité, 6+6 b
Ridicule à la cour, | est toujours respecté. 6+6 b
Mais leur gouvernement, | à tant d'autres contraire, 6+6 a
Ressemble encore au tien, | puisqu'à tous il sait plaire. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
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