Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
VIV_4/VIV160
Renée VIVIEN
La Vénus des Aveugles
1904
La Dogaresse
PIÈCE EN UN ACTE, EN VERS
Scène I
Le palais des Doges. — Fenêtres ouvertes sur la lagune. — On entend
de lointains accords de luths et de mandolines.
GEMMA.
Ô Venise ! j’ai l’âme | ivre de sérénades : 6+6 a
La musique a brûlé | mes lèvres et mon front. 6+6 b
Les barques où, parmi | la pourpre des grenades, 6+6 a
Rougit le rose frais | des pastèques, s’en vont 6+6 b
5 Sous la brise du soir | ivre de sérénades. 6+6 a
VIOLA.
Le crépuscule, las | de regret et d’espoir, 6+6 a
Mire ses roux cheveux | et ses yeux d’un bleu noir. 6+6 a
Il m’apparaît ainsi | qu’une femme fantasque, 6+6 a
Une femme voilée | et riant sous le masque, 6+6 a
10 Que tente l’amoureuse | aventure du soir. 6+6 a
GEMMA.
Mon cœur se ralentit, | obscurément fantasque, 6+6 b
Selon le glissement | des gondoles. Le soir 6+6 a
S’approche, souriant | à demi sous un masque. 6+6 b
VIOLA.
N’as-tu pas entendu, | venant du lointain noir, 6+6 a
Un bruit de soie et d’or ? |
Elles écoutent. On entend un frisson de robes.
GEMMA.
15 Voici la Dogaresse… 6+6 a
L’ombre de son regard | mystérieux m’oppresse 6+6 a
Comme l’eau morte aux pieds | rayonnants de la mer, 6+6 a
L’eau morte aux plis dormants… | Voici la Dogaresse… 6+6 b
VIOLA.
La contemplation | des lagunes l’oppresse. 6+6 b
GEMMA.
20 Je redoute la froideur pâle | de sa chair 8+4 a
Et de ses yeux.
Scène II
La Dogaresse entre, vêtue d’une robe de tissu d’argent où rayonne
une ceinture de pierres de lune. Elle va vers la fenêtre.
Pendant tout l’acte, ses yeux restent fixés sur l’eau du canal.
LA DOGARESSE.
J’ai trop | contemplé les lagunes. 6+6 a
J’ai trop aimé leurs eaux | sans remous, leurs eaux brunes ; 6+6 a
Elles m’attirent, comme | un ténébreux appel. 6+6 a
Je ne défaille plus | sous le charme cruel 6+6 a
25 Des accords et des chants. | L’eau morte a pris mon âme. 6+6 b
GEMMA.
Les luths qui suppliaient | ainsi qu’un vain appel, 6+6 a
Les voix qui s’exaltaient, | plus vives qu’une flamme, 6+6 b
Ne font plus tressaillir | les palais, telle une âme. 6+6 a
LA DOGARESSE.
J’ai fait taire les luths. | Le silence des eaux 6+6 b
30 A plus de volupté | que les sons les plus beaux, 6+6 b
Le silence complexe | où s’enlize mon âme. 6+6 a
VIOLA, dans un cri d’effroi.
Oh ! ne contemplez pas | les lagunes !
LA DOGARESSE, à Viola.
Dis-moi, 6+6 a
N’as-tu point vu, sur l’eau | sans clartés et sans voiles, 6+6 b
Un mystère d’azur | et d’étranges étoiles ? 6+6 b
35 Vers la nuit, n’as-tu point | frissonné, comme moi, 6+6 a
D’un immense désir | dans un immense effroi ? 6+6 a
GEMMA, s’approchant de la fenêtre.
Le ciel bariolé | détruit ses mosaïques, 6+6 b
Il s’effrite, il s’effondre… |
LA DOGARESSE.
Ô grave Viola, 6+6 a
N’as-tu point frissonné, | quand le soir révéla 6+6 a
40 Les verts hallucinants | et les bleus magnétiques 6+6 b
De l’eau morte, les bleus | d’abîmes, et les verts 6+6 a
S’insinuant en nous | comme un songe pervers ? 6+6 a
Ah ! l’eau morte !…
VIOLA.
Mais la | stupeur de l’automne ivre ! 6−6 a
Le couchant qui s’affirme | en des clameurs de cuivre 6+6 a
45 Et qui s’éteint, plus doux | qu’un musical soupir ! 6+6 a
Les murs où, comme un sphinx, | le soir vient s’accroupir, 6+6 a
Les vignes de la nuit, | fiévreuses et funèbres, 6+6 a
Où sourd confusément | le vin noir des ténèbres ! 6+6 a
GEMMA.
On croit voir refluer | votre ondoyant manteau 6+6 a
50 Sur un rythme pareil | au roulis d’un bateau. 6+6 a
LA DOGARESSE.
L’onde nocturne m’a | dévoilé ce mystère : 6+6 a
Une mort amoureuse | et pourtant solitaire, 6+6 a
Un silence oublieux | où dorment les sanglots, 6+6 a
Un sommeil violet | dans la pourpre des flots. 6+6 a
GEMMA.
Détournez vos regards | fébriles.
LA DOGARESSE.
55 L’eau m’appelle… 6+6 a
L’eau m’attire…
GEMMA.
Madone… |
VIOLA.
Oh ! vous êtes plus belle 6+6 a
Qu’au matin nuptial | et bleu de Séraphim 6+6 a
Où riaient, à travers | l’encens de la nef grise, 6+6 b
La harpe d’Azraël | et le luth d’Éloïm, 6+6 a
60 Où les cloches jetaient | leurs lys d’or sur Venise ! 6+6 b
La Dogaresse sort lentement.
GEMMA.
La lumière qui meurt | à l’Occident se brise, 6+6 b
Et le soir s’engourdit | en son verger d’azur. 6+6 a
UNE VOIX DE FEMME, du dehors.
Elle se noie ! |
VOIX DE LA FOULE.
Elle se noie ! |
VIOLA, avec un grand cri.
Elle se noie ! 4+4+4 b
GEMMA.
L’horreur de cet instant | est pareille à la joie. 6+6 b
VIOLA.
65 Mon âme se débat, | comme en un rêve obscur. 6+6 a
GEMMA.
Tragique et monstrueux, | le soleil agonise… 6+6 c
L’eau replie en rampant | ses mille anneaux d’azur 6+6 a
Sur celle que j’aimais… |
VIOLA.
Les lagunes l’ont prise. 6+6 c
mètre profil métrique : 6=6
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