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F = "e" féminin
| = césure
VIG_1/VIG29
Alfred de VIGNY
POÈMES ANTIQUES ET MODERNES
1826
LES DESTINÉES
ŒUVRES POSTHUMES
POÈMES PHILOSOPHIQUES
Le Mont des Oliviers
――――――
I
Alors il était nuit, | et Jésus marchait seul, 6+6 a
Vêtu de blanc ainsi | qu'un mort de son linceul ; 6+6 a
Les disciples dormaient | au pied de la colline, 6+6 b
Parmi les oliviers, | qu'un vent sinistre incline ; 6+6 b
5 Jésus marche à grands pas | en frissonnant comme eux ; 6+6 a
Triste jusqu'à la mort, | l'œil sombre et ténébreux, 6+6 a
Le front baissé, croisant | les deux bras sur sa robe 6+6 b
Comme un voleur de nuit | cachant ce qu'il dérobe, 6+6 b
Connaissant les rochers | mieux qu'un sentier uni, 6+6 a
10 Il s'arrête en un lieu | nommé Gethsémani. 6+6 a
Il se courbe à genoux, | le front contre la terre ; 6+6 b
Puis regarde le ciel | en appelant : « Mon Père ! » 6+6 b
― Mais le ciel reste noir, | et Dieu ne répond pas. 6+6 a
Il se lève étonné, | marche encore à grands pas, 6+6 a
15 Froissant les oliviers | qui tremblent. Froide et lente 6+6 b
Découle de sa tête | une sueur sanglante. 6+6 b
Il recule, il descend, | il crie avec effroi : 6+6 a
« Ne pourriez-vous prier | et veiller avec moi ? » 6+6 a
Mais un sommeil de mort | accable les apôtres. 6+6 b
20 Pierre à la voix du maître | est sourd comme les autres. 6+6 b
Le Fils de l'Homme alors | remonte lentement ; 6+6 a
Comme un pasteur d'Égypte, | il cherche au firmament 6+6 a
Si l'Ange ne luit pas | au fond de quelque étoile. 6+6 b
Mais un nuage en deuil | s'étend comme le voile 6+6 b
25 D'une veuve, et ses plis | entourent le désert. 6+6 a
Jésus, se rappelant | ce qu'il avait souffert 6+6 a
Depuis trente-trois ans, | devint homme, et la crainte 6+6 b
Serra son cœur mortel | d'une invincible étreinte. 6+6 b
Il eut froid. Vainement | il appela trois fois : 6+6 a
30 « Mon Père ! » Le vent seul | répondit à sa voix. 6+6 a
Il tomba sur le sable | assis, et, dans sa peine, 6+6 b
Eut sur le monde et l'homme | une pensée humaine. 6+6 b
― Et la terre trembla, | sentant la pesanteur 6+6 a
Du Sauveur qui tombait | aux pieds du Créateur. 6+6 a
II
35 Jésus disait : « Ô Père, | encor laisse-moi vivre ! 6+6 a
Avant le dernier mot | ne ferme pas mon livre ! 6+6 a
Ne sens-tu pas le monde | et tout le genre humain 6+6 b
Qui souffre avec ma chair | et frémit dans ta main ? 6+6 b
― C'est que la Terre a peur | de rester seule et veuve, 6+6 a
40 Quand meurt celui qui dit | une parole neuve, 6+6 a
Et que tu n'as laissé | dans son sein desséché 6+6 b
Tomber qu'un mot du ciel | par ma bouche épanché. 6+6 b
Mais ce mot est si pur, | et sa douceur est telle, 6+6 a
Qu'il a comme enivré | la famille mortelle 6+6 a
45 D'une goutte de vie | et de divinité, 6+6 b
Lorsqu'en ouvrant les bras, | j'ai dit : « Fraternité ». 6+6 b
― « Père, oh ! si j'ai rempli | mon douloureux message 6+6 a
Si j'ai caché le Dieu | sous la face du sage, 6+6 a
Du sacrifice humain | si j'ai changé le prix, 6+6 b
50 Pour l'offrande des corps | recevant les esprits, 6+6 b
Substituant partout | aux choses le symbole, 6+6 a
La parole au combat, | comme au trésor l'obole, 6+6 a
Aux flots rouges du sang | les flots vermeils du vin, 6+6 b
Aux membres de la chair | le pain blanc sans levain ; 6+6 b
55 Si j'ai coupé les temps | en deux parts, l'une esclave 6+6 a
Et l'autre libre ; ― au nom | du passé que je lave, 6+6 a
Par le sang de mon corps | qui souffre et va finir, 6+6 b
Versons-en la moitié | pour laver l'avenir ! 6+6 b
Père libérateur ! | jette aujourd'hui, d'avance, 6+6 a
60 La moitié de ce sang | d'amour et d'innocence 6+6 a
Sur la tête de ceux . |qui viendront en disant : 6+6 b
« Il est permis pour tous | de tuer l'innocent. » 6+6 b
Nous savons qu'il naîtra, | dans le lointain des âges, 6+6 a
Des dominateurs durs | escortés de faux sages 6+6 a
65 Qui troubleront l'esprit | de chaque nation 6+6 b
En donnant un faux sens | à ma rédemption. 6+6 b
Hélas ! je parle encor, | que déjà ma parole 6+6 a
Est tournée en poison | dans chaque parabole ; 6+6 a
Éloigne ce calice | impur et plus amer 6+6 b
70 Que le fiel, ou l'absinthe, | ou les eaux de la mer. 6+6 b
Les verges qui viendront, | la couronne d'épine, 6+6 a
Les clous des mains, la lance | au fond de ma poitrine, 6+6 a
Enfin toute la croix | qui se dresse et m'attend, 6+6 b
N'ont rien, mon Père, oh ! rien | qui m'épouvante autant ! 6+6 b
75 ― Quand les Dieux veulent bien | s'abattre sur les mondes, 6+6 a
Ils n'y doivent laisser | que des traces profondes ; 6+6 a
Et, si j'ai mis le pied | sur ce globe incomplet, 6+6 b
Dont le gémissement | sans repos m'appelait, 6+6 b
C'était pour y laisser | deux Anges à ma place 6+6 a
80 De qui la race humaine | aurait baisé la trace, 6+6 a
La Certitude heureuse | et l'Espoir confiant, 6+6 b
Qui, dans le paradis, | marchent en souriant. 6+6 b
Mais je vais la quitter, | cette indigente terre, 6+6 a
N'ayant que soulevé | ce manteau de misère 6+6 a
85 Qui l'entoure à grands plis, | drap lugubre et fatal, 6+6 b
Que d'un bout tient le Doute | et de l'autre le Mal. 6+6 b
« Mal et Doute ! En un mot | je puis les mettre en poudre. 6+6 a
Vous les aviez prévus, | laissez-moi vous absoudre 6+6 a
De les avoir permis. | ― C'est l'accusation 6+6 b
90 Qui pèse de partout | sur la création ! 6+6 b
― Sur son tombeau désert | faisons monter Lazare. 6+6 a
Du grand secret des morts | qu'il ne soit plus avare, 6+6 a
Et de ce qu'il a vu | donnons-lui souvenir ; 6+6 b
Qu'il parle. ― Ce qui dure | et ce qui doit finir, 6+6 b
95 Ce qu'a mis le Seigneur | au cœur de la Nature, 6+6 a
Ce qu'elle prend et donne | à toute créature, 6+6 a
Quels sont avec le ciel | ses muets entretiens, 6+6 b
Son amour ineffable | et ses chastes liens ; 6+6 b
Comment tout s'y détruit | et tout s'y renouvelle, 6+6 a
100 Pourquoi ce qui s'y cache | et ce qui s'y révèle ; 6+6 a
Si les astres des cieux | tour à tour éprouvés 6+6 b
Sont comme celui-ci | coupables et sauvés ; 6+6 b
Si la terre est pour eux | ou s'ils sont pour la terre ; 6+6 a
Ce qu'a de vrai la fable | et de clair le mystère, 6+6 a
105 D'ignorant le savoir | et de faux la raison ; 6+6 b
Pourquoi l'âme est liée | en sa faible prison, 6+6 b
Et pourquoi nul sentier | entre deux larges voies, 6+6 a
Entre l'ennui du calme | et des paisibles joies 6+6 a
Et la rage sans fin | des vagues passions, 6+6 b
110 Entre la léthargie | et les convulsions ; 6+6 b
Et pourquoi pend la Mort | comme une sombre épée, 6+6 a
Attristant la Nature | à tout moment frappée ; 6+6 a
― Si le Juste et le bien, | si l'injuste et le mal 6+6 b
Sont de vils accidents | en un cercle fatal, 6+6 b
115 Ou si de l'univers | ils sont les deux grands pôles, 6+6 a
Soutenant terre et cieux | sur leurs vastes épaules ; 6+6 a
Et pourquoi les Esprits | du mal sont triomphants 6+6 b
Des maux immérités, | de la mort des enfants ; 6+6 b
― Et si les Nations | sont des femmes guidées 6+6 a
120 Par les étoiles d'or | des divines idées, 6+6 a
Ou de folles enfants | sans lampes dans la nuit, 6+6 b
Se heurtant et pleurant, | et que rien ne conduit ; 6+6 b
― Et si, lorsque des temps | l'horloge périssable 6+6 a
Aura jusqu'au dernier | versé ses grains de sable, 6+6 a
125 Un regard de vos yeux, | un cri de votre voix, 6+6 b
Un soupir de mon cœur, | un signe de ma croix, 6+6 b
Pourra faire ouvrir l'ongle | aux Peines éternelles, 6+6 a
Lâcher leur proie humaine | et reployer leurs ailes. 6+6 a
― Tout sera révélé | dès que l'homme saura 6+6 b
130 De quels lieux il arrive | et dans quels il ira. » 6+6 b
III
Ainsi le divin Fils | parlait au divin Père. 6+6 a
Il se prosterne encore, | il attend, il espère, 6+6 a
Mais il renonce et dit : | « Que votre volonté 6+6 b
Soit faite et non la mienne, | et pour l'éternité ! » 6+6 b
135 Une terreur profonde, | une angoisse infinie 6+6 a
Redoublent sa torture | et sa lente agonie. 6+6 a
Il regarde longtemps, | longtemps cherche sans voir. 6+6 b
Comme un marbre de deuil | tout le ciel était noir ; 6+6 b
La Terre, sans clartés, | sans astre et sans aurore, 6+6 a
140 Et sans clartés de l'âme | ainsi qu'elle est encore, 6+6 a
Frémissait. ― Dans le bois | il entendit des pas, 6+6 b
Et puis il vit rôder | la torche de Judas. 6+6 b
Le Silence
S'il est vrai qu'au Jardin | sacré des Écritures, 6+6 a
Le Fils de l'Homme ait dit | ce qu'on voit rapporté ; 6+6 b
145 Muet, aveugle et sourd | au cri des créatures, 6+6 a
Si le Ciel nous laissa | comme un monde avorté, 6+6 b
Le juste opposera | le dédain à l'absence, 6+6 c
Et ne répondra plus | que par un froid silence 6+6 c
Au silence éternel | de la Divinité. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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