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| = césure
VIG_1/VIG25
Alfred de VIGNY
POÈMES ANTIQUES ET MODERNES
1826
LES DESTINÉES
ŒUVRES POSTHUMES
POÈMES PHILOSOPHIQUES
La Sauvage
――――
I
Solitudes que Dieu | fit pour le Nouveau Monde. 6+6 a
Forêts, vierges encor, | dont la voûte profonde 6+6 a
A d'éternelles nuits | que les brûlants soleils 6+6 b
N'éclairent qu'en tremblant | par deux rayons vermeils 6+6 b
5 (Car le couchant peut seul | et seule peut l'aurore 6+6 a
Glisser obliquement | aux pieds du sycomore), 6+6 a
Pour qui, dans l'abandon, | soupirent vos cyprès ? 6+6 b
Pour qui sont épaissis ? | ces joncs luisants et frais ? 6+6 b
Quels pas attendez-vous | pour fouler vos prairies ? 6+6 a
10 De quels peuples éteints | étiez-vous les patries ? 6+6 a
Les pieds de vos grands pins, | si jeunes et si forts, 6+6 b
Sont-ils entrelacés | sur la tête des morts ? 6+6 b
Et vos gémissements | sortent-ils de ces urnes 6+6 a
Que trouve l'Indien | sous ses pas taciturnes ? 6+6 a
15 Et ces bruits du désert, | dans la plaine entendus, 6+6 b
Est-ce un soupir dernier | des royaumes perdus ? 6+6 b
Votre nuit est bien sombre | et le vent seul murmure. 6+6 a
― Une peur inconnue | accable la nature. 6+6 a
Les oiseaux sont cachés | dans le creux des pins noirs, 6+6 b
20 Et tous les animaux | ferment leurs reposoirs 6+6 b
Sous l'écorce, ou la mousse, | ou parmi les racines, 6+6 a
Ou dans le creux profond | des vieux troncs en ruines. 6+6 a
― L'orage sonne au loin, | le bois va se courber, 6+6 b
De larges gouttes d'eau | commencent à tomber ; 6+6 b
25 Le combat se prépare | et l'immense ravage 6+6 a
Entre la nue ardente | et la forêt sauvage. 6+6 a
II
― Qui donc cherche sa route | en ces bois ténébreux ? 6+6 b
Une pauvre Indienne | au visage fiévreux, 6+6 b
Pâle et portant au sein | un faible enfant qui pleure ; 6+6 a
30 Sur un sapin tombé, | pont tremblant qu'elle effleure, 6+6 a
Elle passe, et sa main | tient sur l'épaule un poids 6+6 b
Qu'elle baise ; autre enfant, | pendu comme un carquois. 6+6 b
Malgré sa volonté, | sa jeunesse et sa force, 6+6 a
Elle frissonne encor | sous le pagne d'écorce 6+6 a
35 Et tient sur ses deux fils | la laine aux plis épais, 6+6 b
Sa tunique et son lit | dans la guerre et la paix. 6+6 b
― Après avoir longtemps | examiné, les herbes 6+6 a
Et la trace des pieds | sur leurs épaisses gerbes 6+6 a
Ou sur le sable fin | des ruisseaux abondants, 6+6 b
40 Elle s'arrête et cherche | avec des yeux ardents 6+6 b
Quel chemin a suivi | dans les feuilles froissées 6+6 a
L'homme de la Peau-Rouge | aux guerres insensées. 6+6 a
Comme la lice errante, | affamée et chassant. 6+6 b
Elle flaire l'odeur | du sauvage passant, 6+6 b
45 Indien, ennemi | de sa race indienne, 6+6 a
Et de qui la famille | a massacré la sienne. 6+6 a
Elle écoute, regarde | et respire a la fois 6+6 b
La marche des Hurons | sur les feuilles des bois ; 6+6 b
Un cri lointain l'effraye, | et dans la forêt verte 6+6 a
50 Elle s'enfonce enfin | par une route ouverte. 6+6 a
Elle sait que les blancs, | par le fer et le feu. 6+6 b
Ont troué ces grands bois | semés des mains de Dieu. 6+6 b
Et promenant au loin | la flamme qui calcine, 6+6 a
Pour labourer la terre | ont brûlé la racine, 6+6 a
55 L'arbre et les joncs touffus | que le fleuve arrosait. 6+6 b
Ces Anglais qu'autrefois | sa tribu méprisait 6+6 b
Sont maîtres sur sa terre, | et l'Osage indocile 6+6 a
Va chercher leur foyer | pour demander asile. 6+6 a
III
Elle entre en une allée | où d'abord elle voit 6+6 b
60 La barrière d'un parc. |Un chemin large et droit 6+6 b
Conduit à la maison | de forme britannique, 6+6 a
Où le bois est cloué | dans les angles de brique 6+6 a
Où le toit invisible | entre un double rempart 6+6 b
S'enfonce, où le charbon | fume de toute part, 6+6 b
65 Où tout est clos et sain, | où vient blanche et luisante 6+6 a
S'unir à l'ordre froid | la propreté décente. 6+6 a
Fermée à l'ennemi, | la maison s'ouvre au jour, 6+6 b
Légère comme un kiosk, | forte comme une tour. 6+6 b
Le chien de Terre-Neuve | y hurle près des portes, 6+6 a
70 Et des blonds serviteurs | les agiles cohortes 6+6 a
S'empressent en silence | aux travaux familiers, 6+6 b
Et, les plateaux en main, | montent les escaliers. 6+6 b
Deux filles de six ans | aux lèvres ingénues 6+6 a
Attachaient des rubans | sur leurs épaules nues ; 6+6 a
75 Mais, voyant l'Indienne, | elles courent ; leur main 6+6 b
L'appelle et l'introduit | par le large chemin 6+6 b
Dont elles ont ouvert, | à deux bras, la barrière ; 6+6 a
Et caressant déjà | la pâle aventurière : 6+6 a
« As-tu de beaux colliers | d'azaléa pour nous ? 6+6 b
80 « Ces mocassins musqués, | si jolis et si doux , 6+6 b
« Que ma mère a ses pieds | ne veut d'autre chaussure ? 6+6 a
« Et les peaux de castor, | les a-t-on sans morsure ? 6+6 a
« Vends-tu le lait des noix | et la sagamité ?1 6+6 b
« Le pain anglais n'a pas | tant de suavité. 6+6 b
85 « C'est Noël, aujourd'hui, | Noël est notre fête, 6+6 a
« A nous, enfants ; vois-tu ? | la Bible est déjà prête ; 6+6 a
« Devant l'orgue ma mère | et nos sœurs vont s'asseoir, 6+6 b
« Mon frère est sur la porte | et mon père au parloir. » 6+6 b
L'Indienne aux grands yeux | leur sourit sans répondre, 6+6 a
90 Regarde tristement | cette maison de Londre 6+6 a
Que le vent malfaiteur | apporta dans ses bois, 6+6 b
Au lieu d'y balancer | le hamac d'autrefois. 6+6 b
Mais elle entre à grands pas, | de cet air calme et grave 6+6 a
Près duquel tout regard | est un regard d'esclave. 6+6 a
95 Le parloir est ouvert, | un pupitre au milieu ; 6+6 b
Le Père y lit la Bible | à tous les gens du lieu. 6+6 b
Sa femme et ses enfants | sont debout et l'écoutent, 6+6 a
Et des chasseurs de daims, | que les Hurons redoutent, 6+6 a
Défricheurs de forêt | et tueurs de bison, 6+6 b
100 Valets et laboureurs, | composent la maison. 6+6 b
Le Maître est jeune et blond, | vêtu de noir, sévère 6+6 a
D'aspect et d'un maintien | qui veut qu'on le révère. 6+6 a
L'Anglais-Américain, | nomade et protestant, 6+6 b
Pontife en sa maison | y porte, en l'habitant, 6+6 b
105 Un seul livre et partout | où, pour l'heure, il réside, 6+6 a
De toute question | sa papauté décide ; 6+6 a
Sa famille est croyante | et, sans autel, il sert, 6+6 b
Prêtre et père à la fois, | son Dieu dans un désert. 6+6 b
Celui qui règne ici | d'une façon hautaine 6+6 a
110 N'a point voulu parer | sa maison puritaine ; 6+6 a
Mais l'œil trouve un miroir | sur les aciers brunis, 6+6 b
La main se réfléchit | sur les meubles vernis ; 6+6 b
Nul tableau sur les murs | ne fait briller l'image 6+6 a
D'un pays merveilleux, | d'un grand homme ou d'un sage ; 6+6 a
115 Mais, sous un cristal pur, | orné d'un noir feston, 6+6 b
Un billet en dix mots | qu'écrivit Washington. 6+6 b
Quelques livres rangés, | dont le premier, Shakspeare 6+6 a
(Car des deux bords anglais | ses deux pieds ont l'empire), 6+6 a
Attendent dans un angle, | à leur taille ajusté, 6+6 b
120 Les lectures du soir | et les heures du thé. 6+6 b
Tout est prêt et rangé | dans sa juste mesure, 6+6 a
Et la maîtresse, assise | au coin d'une embrasure, 6+6 a
D'un sourire angélique | et d'un doigt gracieux 6+6 b
Fait signe à ses enfants | de baisser leurs beaux yeux. 6+6 b
IV
125 ― La sauvage Indienne | au milieu d'eux s'avance : 6+6 a
« Salut, maître. Moi, femme, | et seule en ta présence, 6+6 a
Je te viens demander | asile en ta maison. 6+6 b
Nourris mes deux enfants ; | tiens-moi dans ta prison, 6+6 b
Esclave de tes fils | et de tes filles blanches, 6+6 a
130 Car ma tribu n'est plus, | et ses dernières branches 6+6 a
Sont mortes. Les Hurons, | cette nuit, ont scalpé 6+6 b
Mes frères ; mon mari | ne s'est point échappé. 6+6 b
Nos hameaux sont brûlés | comme aussi la prairie. 6+6 a
J'ai sauvé mes deux fils | à travers la tuerie ; 6+6 a
135 Je n'ai plus de hamac, | je n'ai plus de maïs, 6+6 b
Je n'ai plus de parents, | je n'ai plus de pays. » 6+6 b
― Elle dit sans pleurer | et sur le seuil se pose. 6+6 a
Sans que sa ferme voix | ajoute aucune chose. 6+6 a
Le Maître, d'un regard | intelligent, humain. 6+6 b
140 Interroge sa femme | en lui serrant la main. 6+6 b
« Ma sœur, dit-il ensuite, | entre dans ma famille ; 6+6 a
Tes pères ne sont plus ; | que leur dernière fille 6+6 a
Soit sous mon toit solide | accueillie, et chez moi 6+6 b
Tes enfants grandiront | innocents comme toi. 6+6 b
145 Ils apprendront de nous, | travailleurs, que la terre 6+6 a
Est sacrée et confère | un droit héréditaire 6+6 a
A celui qui la sert | de son bras endurci. 6+6 b
Caïn le laboureur | a sa revanche ici. 6+6 b
Et le chasseur Abel | va, dans ses forêts vides. 6+6 a
150 Voir errer et mourir | ses familles livides. 6+6 a
Comme des loups perdus | qui se mordent entre eux, 6+6 b
Aveuglés par la rage, | affamés, malheureux, 6+6 b
Sauvages animaux | sans but, sans loi, sans âme, 6+6 a
Pour avoir dédaigné | le Travail et la Femme. 6+6 a
155 ― « Hommes à la peau rouge ! | Enfants, qu'avez-vous fait ? 6+6 b
Dans l'air d'une maison | votre cœur étouffait, 6+6 b
Vous haïssiez la paix, | l'ordre et les lois civiles 6+6 a
Et la sainte union | des peuples dans les villes, 6+6 a
Et vous voilà cernés | dans l'anneau grandissant. 6+6 b
160 C'est la loi qui, sur vous, | s'avance en vous pressant. 6+6 b
La loi d'Europe est lourde, | impassible et robuste ; 6+6 a
Mais son cercle est divin, | car au centre est le Juste. 6+6 a
Sur les deux bords des mers | vois-tu de tout côté 6+6 b
S'établir lentement | cette grave beauté ? 6+6 b
165 Prudente fée, elle a, | dans sa marche cyclique, 6+6 a
Sur chacun de ses pas | mis une république. 6+6 a
Elle dit, en fondant | chaque neuve cité : 6+6 b
« Vous m'appelez la Loi, | je suis la Liberté. » 6+6 b
Sur le haut des grands monts, | sur toutes les collines, 6+6 a
170 De la Louisiane | aux deux sœurs Carolines. 6+6 a
L'œil de l'Européen | qui l'aime et la connaît 6+6 b
Sait voir planer de loin | sa pique et son bonnet. 6+6 b
Son bonnet phrygien, | cette pourpre où s'attache, 6+6 a
Pour abattre les bois, | une puissante hache. 6+6 a
175 Moi, simple pionnier, | au nom de la raison 6+6 b
J'ai planté cette pique | au seuil de ma maison. 6+6 b
Et j'ai, tout au milieu | des forêts inconnues. 6+6 a
Avec ce fer de hache | ouvert des avenues ; 6+6 a
Mes fils, puis, après eux, | leurs fils et leurs neveux 6+6 b
180 Faucheront, tout le reste | avec leurs bras nerveux. 6+6 b
Et la terre où je suis | doit être aussi leur terre. 6+6 a
Car de la sainte Loi | tel est le caractère 6+6 a
Qu'elle a de la Nature | interprété les cris. 6+6 b
Tourne sur tes enfants | tes grands yeux attendris, 6+6 b
185 Ma sœur, et sur ton sein. | ― Cherche bien si la vie 6+6 a
Y coule pour toi seule. | ― Es-tu donc assouvie 6+6 a
Quand brille la santé | sur ton front triomphant ? 6+6 b
― Que dit le sein fécond | de la mère à l'enfant ? 6+6 b
Que disent, en tombant | des veines azurées. 6+6 a
190 Que disent en courant | les gouttes épurées ? 6+6 a
Que dit le cœur qui bat | et les pousse à grands flots ? 6+6 b
― Ah ! le sein et le cœur, | dans leurs divins sanglots 6+6 b
Où les soupirs d'amour | aux douleurs se confondent. 6+6 a
Aux morsures d'enfant | le cœur, le sein répondent : 6+6 a
195 « A toi mon âme, à toi | ma vie, à toi mon sang 6+6 b
« Qui du cœur de ma mère | au fond du tien descend. 6+6 b
« Et n'a passé par moi, | par mes chastes mamelles. 6+6 a
« Qu'issu du philtre pur | des sources maternelles ; 6+6 a
« Que tout ce qui fut mien | soit tien, ainsi que lui ! » 6+6 b
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200 ― « Oui ! dit la blonde Anglaise | en l'interrompant.― Oui ! » 6+6 b
Répéta l'Indienne | en offrant le breuvage 6+6 a
De son sein nu et brun | à son enfant sauvage. 6+6 a
Tandis que l'autre fils | lui tendait les deux bras. 6+6 b
« Sois donc notre convive | avec nous tu vivras, 6+6 b
205 Poursuivit le jeune homme, | et peut-être, chrétienne 6+6 a
Un jour, ma forte loi, | femme, sera la tienne, 6+6 a
Et tu célébreras | avec nous tes amis, 6+6 b
La fête de Noël | au foyer de tes fils. » 6+6 b
Pâte de maïs.
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