Métrique en Ligne
VAL_5/VAL159
Paul VALÉRY
CORONILLA
1938-1945
III
Poèmes sans date
POLYDORE
JADIS, le soir venu, le front chargé de charmes, 12
Mes seins berçant les feux des diamants en larmes, 12
Mes yeux perçant les cœurs des mortels éblouis, 12
Je régnais par ma chair sur leurs chaudes alarmes ; 12
5 Et jalouses, pleurant leurs biens évanouis, 12
Les femmes maudissaient la splendeur de mes armes ! 12
SI je l'eusse voulu, les fastes de mon corps 12
Eussent fait sous mes pas fondre tous les trésors ; 12
Tout l'or du monde à peine eût payé l'heure unique, 12
10 Et le seul mouvement d'entr'ouvrir ma tunique, 12
Eût ruiné l'avare et fait dresser les morts. 12
Mais je porte en mon cœur de plus puissants ressorts 12
Que de vivre des fruits que peut offrir chacune… 12
MAIS vous toutes, beautés de la sorte commune, 12
15 Qui devez vos atours, vos fleurs, votre fortune 12
Rien qu'au lâche abandon de vos membres, la nuit, 12
Aux caresses que vous rendez avec ennui, 12
Aussi froides qu'un marbre essuyé par la lune, 12
Quand vous presse et vous palpe une ardeur importune, 12
20 Sachez-le, qui vendez la rose et son parfum, 12
POLYDORE n'est point quelqu'une, mais QUELQU'UN, 12
Des trop faciles jours elle hait la détresse 12
Elle veut être maître et non rien que maîtresse, 12
Je me sens l'art de vaincre et le besoin d'agir ; 12
25 Et voici de mon âme un souverain surgir. 12
Oui ; tout un peuple esclave autour de moi besogne : 12
L'un tape, l'autre écrit, l'autre court, l'autre cogne ; 12
Je tisse sur le fil qui parle et les papiers ; 12
Je bouscule mes gens et je chasse qui grogne, 12
30 Je fais l'ignare docte, et le docte à mes pieds 12
Me vend pour un regard ce que l'on croit qu'il sache. 12
Parfois, pourtant, l'amour à la verte moustache, 12
Celui de qui je suis la muse et le tourment, 12
L'ange étrange aux yeux gris, le bizarre ornement 12
35 De quelque heure distraite à mes soucis sans nombre, 12
Paraît ; veut de mes yeux de saphir, et dans l'ombre, 12
Boit son rêve et ma voix, et me prenant les mains, 12
Me chante la douceur de ces tendres chemins 12
Qui mènent au soupir, à la rose, au silence, 12
40 À la simplicité des premiers vœux humains 12
De qui le frisson d'or soudain naît et s'élance… 12
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