Métrique en Ligne
VAL_5/VAL158
Paul VALÉRY
CORONILLA
1938-1945
III
Poèmes sans date
« JOURS DE LUMIÈRE »
Je suis où tu n'es pas. Tu n'es pas où je suis… 12
De tout mon cœur je te poursuis, 8
Mais par quelque démon toujours tu m'es ravie 12
Et toute la machine à vivre de ta vie 12
5 T'emporte loin de moi qui crois que tu me fuis. 12
« Vite, un mot… Rien qu'un seul… » « Non. Non… Je pars » dit-elle… 12
Et la voici qui me dételle, 8
L'oreille encor tendue au mot qui ne vient pas. 12
Au plus noir de mon âme aussitôt je retombe 12
10 Je sens un poing de fer m'étreindre. Je m'abats 12
Brisé… L'amour me dit du profond de sa tombe : 12
« Une flèche a percé ta suprême colombe, 12
« Son vol en pleine amour ne devait pas finir, 12
« Mais en chute sanglante au fond du souvenir… » 12
15 Ô Palpitante, ô tendre, 6
Souffriras-tu d'entendre 6
Ce que chante la cendre 6
De plus d'un heureux jour ? 6
Te souviens-tu des premiers pas de notre amour ? 12
20 Il était tout de charme et de vague contour, 12
Et ses mains s'attardaient à leurs prises premières ; 12
Nos yeux savaient déjà se prendre leurs lumières : 12
Les miens plus clairs vivaient dans les tiens plus foncés, 12
Nos voix disaient bien plus que les mots prononcés, 12
25 Ton timbre frais et tendre encore me remue… 12
Alors tu m'appelais… Tu m'attendais émue 12
Tandis que je volais, plus jeune qu'à vingt ans. 12
Ivre de me sentir par toi vainqueur du temps, 12
Vers ta forme, ô ma Nymphe, en belle robe blanche… 12
30 Alors… Tu m'accueillais comme une fleur se penche, 12
Et moi, sur ton sein tiède et doucement mouvant, 12
Je respirais en toi mon poème vivant. 12
Tout nous était joyau, songe, sources, délices, 12
Ton amour m'entr'ouvrait ses intimes calices 12
35 Où je buvais la soif éternelle de toi. 12
Tu m'étais le trésor d'espérance et de foi 12
Nous sentions qu'à jamais nous étions l'un à l'autre, 12
Qu'il n'était de bonheur au monde que le nôtre, 12
Qu'entre nous rien de vil ne surgirait jamais, 12
40 Que rien n'était plus sûr entre nous désormais, 12
Plus sûr, plus clair, plus vrai, plus nécessaire et juste 12
Ni plus doux que ce don d'une tendresse auguste 12
Et d'un secret très pur d'indivisible orgueil. 12
Tout s'élevait de nous vers un superbe seuil 12
45 Si beau, que d'y songer, je pleure, et ma main tremble… 12
L'acte, alors, de nous prendre et de « jouir ensemble » 12
N'était point le vain jeu de spasmes attendus, 12
Mais l'offrande en commun de nos êtres fondus, 12
Nus, perdus, et trouvant une même agonie, 12
50 Au mystère qui veut notre étrange harmonie… 12
Te souvient-il des temps bénis de notre amour ? 12
Il y eut un jour… Et puis il vint un autre jour… 12
Ô Palpitante, ô tendre, 6
Souffriras-tu d'entendre 6
55 Ce que chante la cendre 6
De notre premier jour ? 6
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