Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
ROS_1/ROS47
Edmond ROSTAND
LES MUSARDISES
1887-1893
III
LA MAISON DES PYRÉNÉES
XII
LA BROUETTE
Tel un prince héritier | qui se déguise et rôde, 6+6 a
Afin de découvrir | l'injustice et la fraude, 6+6 a
A travers les états | du roi son père, tel 6+6 b
Jésus reprend parfois | son jeune front mortel, 6+6 b
5 Quitte en secret | le firmament | du Dieu son père, 4+4+4 a
Et blond, s'en vient un peu | voyager sur la terre, 6+6 a
— Télémaque divin | que, comme un vieux Mentor. 6+6 b
Le bon saint Pierre, ôtant | son auréole d'or 6+6 b
Pour n'être pas trahi | par ses feux, accompagne. 6+6 a
10 Un jour, ayant battu | longuement la campagne, 6+6 a
Le Seigneur et le Saint — | on était en hiver, — 6+6 b
Firent halte en un bois | dont le feuillage vert 6+6 b
N'était plus sur le sol | que de l'humus rougeâtre. 6+6 a
Saint Pierre eût bien voulu | s'asseoir au coin d'un âtre 6+6 a
15 Et chauffer ses vieux doigts, | mais la seule maison 6+6 b
Qui levât son chapeau | de chaume à l'horizon 6+6 b
Ne penchait pas au vent | la plume de fumée 6+6 a
Qui fait rêver bon gîte | et soupe parfumée. 6+6 a
Donc, ce bois valait mieux, | d'autant que le soleil 6+6 b
20 y donnait, un soleil | timidement vermeil, 6+6 b
Un soleil pas bien chaud, | c'est vrai, mais, tout de même, 6+6 a
Point trop à dédaigner | en ce matin si blême. 6+6 a
Et Pierre, tout fourbu | d'aller par les chemins, 6+6 b
S'étant assis, tendait | vers ce soleil ses mains 6+6 b
25 Et les dégourdissait | dans sa lumière rose, 6+6 a
Cependant que Jésus | rêvait à quelque chose, 6+6 a
Debout, et ne sentant | ni fatigue ni froid. 6+6 b
Pierre cria soudain : | «Maître ! Fils de mon Roi ! 6+6 b
Regardez, regardez | par ici cette femme ! 6+6 a
30 N'est-elle pas stupide | ou folle ? Sur mon âme, 6+6 a
Elle veut ramasser | du soleil. Voyez-la ! » 6+6 b
Jésus leva les yeux. | Une vieille était là, 6+6 b
De ces vieilles des champs, | au dur profil de chouette ; 6+6 a
Et cette vieille, avec | une énorme brouette, 6+6 a
35 Se tenait au milieu | du sentier, à l'endroit 6+6 b
Qu'éclairait un rayon | de soleil tombant droit ; 6+6 b
Et sitôt qu'il venait | dorer son véhicule, 6+6 a
Cette femme tentait | la chose ridicule 6+6 a
D'emporter le rayon, | et poussait aux brancards 6+6 b
40 Bien vite ; mais toujours, | au moindre des écarts 6+6 b
Qu'elle faisait du point | frappé par la lumière, 6+6 a
Le soleil s'échappait | de la brouette ; et Pierre 6+6 a
Se divertissait fort | à regarder ce jeu : 6+6 b
La capture, d'abord, | du beau rayon de feu 6+6 b
45 Entre les ais boueux | et gris qu'il illumine, 6+6 a
Puis sa fuite rapide, | et la piteuse mine 6+6 a
De la vieille pauvresse, | interdite un moment, 6+6 b
Mais qui recommençait | bientôt, patiemment, 6+6 b
Sans comprendre pourquoi, | dès qu'elle entrait dans l'ombre, 6+6 a
50 Elle ne poussait plus | qu'une brouette sombre ! 6+6 a
« Est-elle simple ! Dieu ! | voyez ce qu'elle fait ! 6+6 b
Bon ! elle recommence ! | »
Et Pierre s'esclaffait. 6+6 b
Mais voici que Jésus, | dont l'intérêt s'éveille, 6+6 a
S'approche, et doucement | interroge la vieille : 6+6 a
55 « Femme, que fais-tu là ? | N'as-tu plus ta raison ? 6+6 b
Il règne un froid terrible | en cette âpre saison, 6+6 b
Et je ne comprends pas, | ô femme, que tu veuilles. 6+6 a
Au lieu de ramasser | du bois sec et des feuilles, 6+6 a
Ramasser ce rayon | à peine réchauffant ! 6+6 b
60 — C'est pour le rapporter | à mon petit enfant, 6+6 b
Dit la femme, en levant | le front. Je suis l'aïeule 6+6 a
D'un pauvre enfant malade | à qui je reste seule, 6+6 a
Car cet hiver le père | et la mère sont morts. 6+6 b
Pour travailler, mes bras | ne sont plus assez forts. 6+6 b
65 Je ne peux que glaner, | et ce travail-là chôme. 6+6 a
Et l'enfant va mourir | sous notre triste chaume, 6+6 a
Sans même avoir connu | ces douceurs, ces bonbons, 6+6 b
Qui font sourire encor | les petits moribonds. 6+6 b
Ne pouvoir pas gâter | alors qu'on est grand'mère, 6+6 a
70 C'est dur ! Que lui donner ? | Je ne savais que faire ; 6+6 a
Mais voici qu'il me dit, | ce matin, au réveil : 6+6 b
« Je serais bien content | si j'avais du soleil ! » 6+6 b
Car le soleil jamais | n'entre dans ma chaumière, 6+6 a
Et mon petit garçon | est privé de lumière. 6+6 a
75 Alors, voyant qu'ici | du soleil avait lui, 6+6 b
Je viens en ramasser | un bon morceau pour lui. » 6+6 b
Et la vieille reprit | avec foi sa besogne. 6+6 a
Quand il se sent ému, | saint Pierre se renfrogne. 6+6 a
Il dit : « Elle est stupide ! | elle ne voit donc pas 6+6 b
80 Que son soleil s'en va | dès qu'elle fait un pas ! 6+6 b
Cette vieille cervelle | est dure comme pierre 6+6 a
Et ne comprend plus rien ! | »
Mais Jésus dit à Pierre, 6+6 a
Pensif, ayant rêvé | sur cette femme un peu : 6+6 b
« On ne sait pas ce que | l'amour des simples peut ! » 6+6 b
85 Et, n'ayant pas compris | toute cette parole, 6+6 a
Saint Pierre répétait : | « Mais cette femme est folle ! 6+6 a
Elle est folle, Seigneur ! |… » Soudain, il s'arrêta, 6+6 b
Presque aussi confondu | que quand le coq chanta : 6+6 b
Car la vieille marchait | maintenant sous les branches, 6+6 a
90 Et les rayons restaient | entre les quatre planches, 6+6 a
Et les rayons, dans l'ombre, | étincelaient encor. 6+6 b
Et, paraissant pousser | devant elle un tas d'or, 6+6 b
Sans s'étonner, la vieille, | impassible et muette, 6+6 a
Emportait le soleil | dans son humble brouette. 6+6 a
mètre profil métrique : 6=6
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