Métrique en Ligne
ROS_1/ROS37
Edmond ROSTAND
LES MUSARDISES
1887-1893
III
LA MAISON DES PYRÉNÉES
II
LES PYRÉNÉES
Pourquoi suis-je, ô mes Pyrénées, 8
Attiré sans cesse vers vous, 8
Et, riantes ou ravinées, 8
Qu'avez-vous pour moi de si doux ? 8
5 Lorsque j'arrive de Provence 8
A travers des champs de maïs, 8
D'où vient que je sens à l'avance 8
Votre odeur de gouffre et de lys ? 8
D'où vient qu'à vingt ans comme à douze 8
10 Je suis debout dans le wagon, 8
Dès qu'on a dépassé Toulouse, 8
Pour vous chercher à l'horizon ? 8
Et sitôt qu'au béret d'un pâtre 8
Je connais que vous approchez, 8
15 Quel est ce courant d'air bleuâtre 8
Qui m'aspire entre vos rochers ? 8
D'où vient que, lorsque à votre charme 8
Je veux résister, c'est vraiment 8
Comme si par le fer d'une arme 8
20 Je rendais plus fort un aimant ? 8
D'où vient que pour moi, sur la terre, 8
Il n'est d'Alpes ni d'Apennins 8
M'attirant avec ce mystère 8
Qu'ont les grands pouvoirs féminins ? 8
25 D'où vient qu'en Tyrol et qu'en Suisse, 8
Où je suis allé par hasard, 8
Il n'est pas un chamois qui puisse 8
Me sembler beau comme un isard ? 8
Où donc est-elle cette force 8
30 A quoi je sens que j'obéis ? 8
Dans quelle fleur ? Sous quelle écorce ? 8
D'où vient que j'aime ce pays ? 8
J'aurais pu le trouver superbe 8
Sans le trouver aussi charmant : 8
35 Quelle est, entre ses herbes, l'herbe 8
D'où naquit cet enchantement ? 8
Lézard vivant ou feuille morte, 8
Un talisman se glissa-t-il 8
Dans l'humble butin qu'on rapporte 8
40 D'une course au bord d'un péril ? 8
Qui de vous est une amulette, 8
Caillou blanc où luit un mica, 8
Pierre à l'odeur de violette, 8
Bouquet au parfum d'arnica ? 8
45 Quels cristaux, quelles marcassites, 8
Grands monts où je me trouve heureux, 8
Font-ils que, né loin de vos sites, 8
Je me sens adopté par eux ? 8
Effleurai-je une mandragore 8
50 Dans les racines d'un sapin 8
Quand je me rendais à Bigorre 8
En passant par le col d'Aspin ? 8
Je n'ai pas l'âme montagnarde : 8
D'où vient que vous, me retenez, 8
55 Pâle ciel que le mont regarde 8
Avec de grands lacs étonnés ? 8
Est-il une Circé des neiges 8
Versant son philtre au ruisseau clair ? 8
Où donc êtes-vous, sortilèges ? 8
60 Dans l'eau, dans la terre ou dans l'air ? 8
Je cherche… D'où m'êtes-vous nées, 8
Tendresses pour ce haut jardin ? 8
— Mais dans le soir des Pyrénées, 8
Ma mémoire s'ouvre soudain. 8
65 Dans le soir une phrase vole, 8
Par mon père dite jadis : 8
« Ta grand'mère était espagnole » 8
Ma grand'mère était, de Cadix ! 8
Ah ! je comprends montagne verte, 8
70 Pourquoi, souvent, dans vos sentiers, 8
J'ai marché d'un pas plus alerte 8
En rencontrant, des muletiers ! 8
Au tournant poudreux d'une route, 8
Je comprends, quand je vous entends, 8
75 Pourquoi, toujours, je vous écoute 8
Grelots sonores, si longtemps ! 8
Voilà pourquoi, sous les étoiles, 8
Je vous guettais au coin des ponts, 8
Attelages couverts de toiles, 8
80 De sparterie et de pompons ! 8
Pourquoi j'aimais voir les saccades 8
Que l'âne imprime aux cacolets 8
Lancer dans l'argent des cascades, 8
Des grains de raisins violets ! 8
85 Tout s'explique, — et, bal du dimanche, 8
Pourquoi, toujours, mon cœur battit 8
Lorsque l'espadrille était blanche 8
Et que le pied était petit ! 8
Je n'étais pas traître ou fantasque 8
90 Quand j'aimais, dans les bruits du bal. 8
Presque autant le tambour de basque 8
Que le tambourin provençal. 8
Ce n'est pas l'odeur forestière 8
Que je demande au sapin bleu, 8
95 C'est le parfum de la frontière 8
D'un pays dont je suis un peu. 8
Car l'Espagne qui me possède 8
Et qui fait que je vais, là-haut, 8
— Laissant en bas la brise tiède, — 8
100 A la rencontre du vent chaud, 8
Ce n'est pas cette espagnolade 8
Qui pendant un instant vous a 8
Lorsqu'on mord dans une grenade 8
Ou qu'on respire un mimosa ; 8
105 Ni la jeune espagnolerie 8
Qui vous prend quand on lit Musset 8
Et qu'une basquine fleurie 8
Passe dans votre rêve… c'est 8
Une Espagne en mon cœur vivante 8
110 Au point que, lorsqu'il bat le soir, 8
C'est elle, à grands coups, qui s'évente 8
De son petit éventail noir ! 8
Donc, à ma lyre — est-ce une tare ? 8
Mais avec fierté je le dis ! — 8
115 J'ai quelques cordes de guitare : 8
Ma grand'mère était de Cadix ! 8
Et, ma race, tu m'accompagnes 8
Lorsque ici je cherche, en rôdant 8
Sur la lisière des Espagnes, 8
120 Un pittoresque plus ardent. 8
Si j'aime un nerveux paysage, 8
C'est que je promène sur lui 8
Les yeux qu'avait dans son visage 8
Celle à qui je pense aujourd'hui. 8
125 Quelques piments dans un platane, 8
Un foulard jaune, un grand manteau, 8
Éveillent la voix gaditane 8
Dont parle en moi le contralto. 8
Et c'est pourquoi, souvent, je semble, 8
130 Bien qu'immobile, voyager : 8
Un doux fil qu'on tire et qui tremble 8
Me relie à quelque oranger ! 8
C'est la raison, blondes cigales, 8
De mon goût pour les grillons bruns, 8
135 Et de ces humeurs inégales 8
Que me reprochent quelques-uns ! 8
Mes autres aïeux voient sans haine 8
Cette étrangère qu'il y a 8
Dans la famille phocéenne 8
140 Que je tiens de Massilia ; 8
Mais elle ! sa race est jalouse, 8
Et, quand mon âme a des sursauts. 8
Je crois bien que cette Andalouse 8
Me dispute à ces Provençaux ! 8
145 Ah ! quand je sens mon énergie 8
Se briser en moi d'un coup sec, 8
Je suis pris d'une nostalgie 8
Qui ne vient pas d'un marin grec ! 8
L'ancêtre que je commémore 8
150 Lorsque ainsi je deviens rêveur, 8
C'est peut-être, ô Cadix ! un More 8
Dont la romance est dans mon cœur. 8
Et ce qui vers vous, Pyrénées, 8
Sans cesse me ramènera, 8
155 C'est que vous êtes dessinées 8
Avec des fiertés de sierra ! 8
C'est que le vent chaud vient vous battre, 8
Ce vent énervant et subtil 8
Qui fait rire comme Henri Quatre 8
160 Et pleurer comme Boabdil ! 8
C'est que votre terre, voisine 8
D'un sol où j'ai quelque cousin, 8
Reste encore si sarrasine 8
Qu'un blé s'y nomme sarrasin ; 8
165 C'est que toujours votre nature 8
Garde en son frémissant décor 8
Une arabe désinvolture, 8
— Et l'écho sublime d'un cor ! 8
Je comprends de quel atavisme 8
170 M'est venu ce besoin moral 8
De sentir un fond d'héroïsme 8
Au tableau le plus pastoral. 8
Mon goût même devient logique : 8
Voilà pourquoi, vent africain, 8
175 Il me faut une Géorgique 8
Retouchée un peu par Lucain ! 8
Et, Galice, Aragon, si proches 8
De ces cimes qu'on voit blanchir, 8
Pourquoi, toujours, devant ces roches 8
180 J'aime vivre — sans les franchir ! 8
Votre Espagne, pour mon Espagne 8
Qui n'est qu'une goutte de sang, 8
Si je passais cette montagne, 8
Aurait un parfum trop puissant ! 8
185 Mais ce que la France y mélange 8
Rend ici le parfum léger, 8
Et tout m'est doucement étrange 8
Sans que rien me soit étranger. 8
Superbe, et bien assez vermeille 8
190 Devant l'Espagne qui l'est trop, 8
La montagne est comme Corneille 8
Adaptant Guilhem de Castro ! 8
Elle mêle une noble mousse 8
Aux rocs qu'un tonnerre ouvragea : 8
195 C'est de l'Espagne encore douce 8
Et de la France âpre déjà. 8
Ceux que le béret auréole 8
S'ajoutent, d'un air que je sais, 8
Ce rien de bravade espagnole 8
200 Qui rendit toujours plus français ! 8
Les fouets claquent en mousquetade, 8
Les mots chantent sous le balcon, 8
Et déjà la rodomontade 8
Roule de l'èr dans le gascon. 8
205 Folie où la raison chuchote, 8
La bravoure du béarnais 8
Porte Sancho sous Don Quichotte 8
Comme un gilet sous un harnais. 8
La sombre cape où l'on s'engonce 8
210 Ne se voit pas encor souvent ; 8
Mais l'œil sous le sourcil s'enfonce, 8
Et la fenêtre sous l'auvent. 8
Lorsque tourbillonnent ces rondes 8
Que l'on noue autour des pressoirs, 8
215 Quelques femmes sont encor blondes, 8
Tous les raisins ne sont pas noirs ! 8
Au seuil des blanches maisonnettes 8
Danse un couple auquel je ne vois 8
Pas encore des castagnettes… 8
220 Déjà des claquements de doigts ! 8
La danseuse, brusque et gentille, 8
Est encor française… Elle l'est… 8
Mais on dirait que la mantille 8
Commence dans le capulet ! 8
225 Au fond des églises agrestes, 8
Riantes comme leurs curés, 8
Les ferveurs sont encor modestes, 8
Les autels déjà trop dorés ! 8
D'une tendresse encor française, 8
230 La foi qui dans ces roches vit 8
Aurait peur de sainte Thérèse, 8
Et Bernadette lui suffit ! 8
Devant ces crêtes mitoyennes 8
Voilà pourquoi je suis si bien : 8
235 Toute la France de mes veines 8
Dans ce clair pays me retient ; 8
Car, parmi tout mon sang, vous n'êtes, 8
O goutte de sang espagnol, 8
Que comme entre mille alouettes 8
240 Un furtif petit rossignol ! 8
Et si j'aime, depuis l'enfance, 8
Sous ce ciel venir, et rester, 8
C'est qu'ici, sans quitter ma France, 8
J'entends mon Espagne chanter ! 8
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