Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
RIM_1/RIM20
Arthur RIMBAUD
POÉSIES I
1869-1870
Le Forgeron
Le bras sur un marteau | gigantesque, effrayant 6+6 a
D’ivresse et de grandeur, | le front vaste, riant 6+6 a
Comme un clairon d’airain, | avec toute sa bouche, 6+6 b
Et prenant ce gros-là | dans son regard farouche, 6+6 b
5 Le Forgeron parlait | à Louis Seize, un jour 6+6 a
Que le Peuple était là, | se tordant tout autour, 6+6 a
Et sur les lambris d’or | traînant sa veste sale. 6+6 b
Or le bon roi, debout | sur son ventre, était pâle, 6+6 b
Pâle comme un vaincu | qu’on prend pour le gibet, 6+6 a
10 Et, soumis comme un chien, | jamais ne regimbait, 6+6 a
Car ce maraud de forge | aux énormes épaules 6+6 b
Lui disait de vieux mots | et des choses si drôles, 6+6 b
Que cela l’empoignait | au front, comme cela ! 6+6 a
« Or, tu sais bien, Monsieur, | nous chantions tra la la 6+6 a
15 Et nous piquions les bœufs | vers les sillons des autres : 6+6 b
Le Chanoine au soleil | filait des patenôtres 6+6 b
Sur des chapelets clairs | grenés de pièces d’or. 6+6 a
Le Seigneur, à cheval, | passait, sonnant du cor 6+6 a
Et l’un avec la hart, | l’autre avec la cravache 6+6 b
20 Nous fouaillaient. — Hébétés | comme des yeux de vache, 6+6 b
Nos yeux ne pleuraient plus; | nous allions, nous allions, 6+6 a
Et quand nous avions mis | le pays en sillons, 6+6 a
Quand nous avions laissé | dans cette terre noire 6+6 b
Un peu de notre chair… | nous avions un pourboire : 6+6 b
25 On nous faisait flamber | nos taudis dans la nuit, 6+6 a
Nos petits y faisaient | un gâteau fort bien cuit. 6+6 a
… « Oh ! je ne me plains pas. | Je te dis mes bêtises, 6+6 b
C’est entre nous. J’admets | que tu me contredises. 6+6 b
Or, n’est-ce pas joyeux | de voir, au mois de juin 6+6 a
30 Dans les granges entrer | des voitures de foin 6+6 a
Énormes ? De sentir | l’odeur de ce qui pousse, 6+6 b
Des vergers quand il pleut | un peu, de l’herbe rousse ? 6+6 b
De voir des blés, des blés, | des épis pleins de grain, 6+6 a
De penser que cela | prépare bien du pain… 6+6 a
35 Oh ! plus fort, on irait, | au fourneau qui s’allume, 6+6 b
Chanter joyeusement | en martelant l’enclume, 6+6 b
Si l’on était certain | de pouvoir prendre un peu, 6+6 a
Étant homme, à la fin ! | de ce que donne Dieu ! 6+6 a
— Mais voilà, c’est toujours | la même vieille histoire !… 6+6 b
40 « Mais je sais, maintenant ! | Moi je ne peux plus croire, 6+6 b
Quand j’ai deux bonnes mains, | mon front et mon marteau, 6+6 a
Qu’un homme vienne là, | dague sur le manteau, 6+6 a
Et me dise: Mon gars, | ensemence ma terre; 6+6 b
Que l’on arrive encor, | quand ce serait la guerre, 6+6 b
45 Me prendre mon garçon | comme cela, chez moi ! 6+6 a
— Moi, je serais un homme, | et toi, tu serais roi, 6+6 a
Tu me dirais : Je veux ! |… — Tu vois bien, c’est stupide. 6+6 b
Tu crois que j’aime voir | ta baraque splendide, 6+6 b
Tes officiers dorés, | tes mille chenapans, 6+6 a
50 Tes palsembleu bâtards | tournant comme des paons : 6+6 a
Ils ont rempli ton nid | de l’odeur de nos filles 6+6 b
Et de petits billets | pour nous mettre aux Bastilles 6+6 b
Et nous dirons : C’est bien ; | les pauvres à genoux ! 6+6 a
Nous dorerons ton Louvre | en donnant nos gros sous ! 6+6 a
55 Et tu te soûleras, | tu feras belle fête. 6+6 b
— Et ces Messieurs riront, | les reins sur notre tête ! 6+6 b
« Non. Ces saletés-là | datent de nos papas ! 6+6 a
Oh ! Le Peuple n’est plus | une putain. Trois pas 6+6 a
Et, tous, nous avons mis | ta Bastille en poussière. 6+6 b
60 Cette bête suait | du sang à chaque pierre 6+6 b
Et c’était dégoûtant, | la Bastille debout 6+6 a
Avec ses murs lépreux | qui nous racontaient tout 6+6 a
Et, toujours, nous tenaient | enfermés dans leur ombre ! 6+6 b
— Citoyen ! citoyen ! | c’était le passé sombre 6+6 b
65 Qui croulait, qui râlait, | quand nous prîmes la tour ! 6+6 a
Nous avions quelque chose | au cœur comme l’amour. 6+6 a
Nous avions embrassé | nos fils sur nos poitrines. 6+6 b
Et, comme des chevaux, | en soufflant des narines 6+6 b
Nous allions, fiers et forts, | et ça nous battait là… 6+6 a
70 Nous marchions au soleil, | front haut ; comme cela, — 6+6 a
Dans Paris ! On venait | devant nos vestes sales. 6+6 b
Enfin ! Nous nous sentions | Hommes ! Nous étions pâles, 6+6 b
Sire, nous étions soûls | de terribles espoirs : 6+6 a
Et quand nous fûmes là, | devant les donjons noirs, 6+6 a
75 Agitant nos clairons | et nos feuilles de chêne, 6+6 b
Les piques à la main ; | nous n’eûmes pas de haine, 6+6 b
— Nous nous sentions si forts, | nous voulions être doux ! 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Et depuis ce jour-là, | nous sommes comme fous ! 6+6 a
Le tas des ouvriers | a monté dans la rue, 6+6 b
80 Et ces maudits s’en vont, | foule toujours accrue 6+6 b
De sombres revenants, | aux portes des richards. 6+6 a
Moi, je cours avec eux | assommer les mouchards : 6+6 a
Et je vais dans Paris, | noir, marteau sur l’épaule, 6+6 b
Farouche, à chaque coin | balayant quelque drôle, 6+6 b
85 Et, si tu me riais | au nez, je te tuerais ! 6+6 a
— Puis, tu peux y compter, | tu te feras des frais 6+6 a
Avec tes hommes noirs, | qui prennent nos requêtes 6+6 b
Pour se les renvoyer | comme sur des raquettes 6+6 b
Et, tout bas, les malins ! | se disent : « Qu’ils sont sots ! » 6+6 a
90 Pour mitonner des lois, | coller de petits pots 6+6 a
Pleins de jolis décrets | roses et de droguailles, 6+6 b
S’amuser à couper | proprement quelques tailles, 6+6 b
Puis se boucher le nez | quand nous marchons près d’eux 6+6 a
— Nos doux représentants | qui nous trouvent crasseux ! — 6+6 a
95 Pour ne rien redouter, | rien, que les baïonnettes…, 6+6 b
C’est très bien. Foin de leur | tabatière à sornettes ! 6−6 b
Nous en avons assez, | là, de ces cerveaux plats 6+6 a
Et de ces ventres-dieux. | Ah! ce sont là les plats 6+6 a
Que tu nous sers bourgeois, | quand nous sommes féroces, 6+6 b
100 Quand nous brisons déjà | les sceptres et les crosses !…» 6+6 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il le prend par le bras, | arrache le velours 6+6 a
Des rideaux, et lui montre | en bas les larges cours 6+6 a
Où fourmille, où fourmille, | où se lève la foule, 6+6 b
La foule épouvantable | avec des bruits de houle, 6+6 b
105 Hurlant comme une chienne, | hurlant comme une mer, 6+6 a
Avec ses bâtons forts | et ses piques de fer, 6+6 a
Ses tambours, ses grands cris | de halles et de bouges, 6+6 b
Tas sombre de haillons | saignant de bonnets rouges : 6+6 b
L’Homme, par la fenêtre | ouverte, montre tout 6+6 a
110 Au roi pâle et suant | qui chancelle debout, 6+6 a
Malade à regarder | cela !
« C’est la Crapule, 6+6 b
Sire. Ça bave aux murs, | ça monte, ça pullule : 6+6 b
— Puisqu’ils ne mangent pas, | Sire, ce sont des gueux ! 6+6 a
Je suis un forgeron : | ma femme est avec eux, 6+6 a
115 Folle ! Elle croit trouver | du pain aux Tuileries ! 6+6 b
On ne veut pas de nous | dans les boulangeries. 6+6 b
J’ai trois petits. Je suis | crapule. — Je connais 6+6 a
Des vieilles qui s’en vont | pleurant sous leurs bonnets 6+6 a
Parce qu’on leur a pris | leur garçon ou leur fille : 6+6 b
120 C’est la crapule. — Un homme | était à la Bastille, 6+6 b
Un autre était forçat : | et, tous deux, citoyens 6+6 a
Honnêtes. Libérés, | ils sont comme des chiens : 6+6 a
On les insulte ! Alors, | ils ont là quelque chose 6+6 b
Qui leur fait mal, allez ! | C’est terrible, et c’est cause 6+6 b
125 Que se sentant brisés, | que, se sentant damnés, 6+6 a
Ils sont là, maintenant, | hurlant sous votre nez ! 6+6 a
Crapule. — Là-dedans | sont des filles, infâmes 6+6 b
Parce que, — vous saviez | que c’est faible, les femmes, — 6+6 b
Messeigneurs de la cour, | — que ça veut toujours bien, — 6+6 a
130 Vous [leur] avez craché | sur l’âme, comme rien ! 6+6 a
Vos belles, aujourd’hui, | sont là. C’est la crapule. 6+6 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Oh ! tous les malheureux, | tous ceux dont le dos brûle 6+6 b
Sous le soleil féroce, | et qui vont, et qui vont, 6+6 a
Qui dans ce travail-là | sentent crever leur front, 6+6 a
135 Chapeau bas, mes bourgeois ! | Oh ! ceux-là, sont les Hommes ! 6+6 b
Nous sommes Ouvriers, | Sire ! Ouvriers ! Nous sommes 6+6 b
Pour les grands temps nouveaux | où l’on voudra savoir, 6+6 a
Où l’Homme forgera | du matin jusqu’au soir, 6+6 a
Chasseur des grands effets, | chasseur des grandes causes 6+6 b
140 Où, lentement vainqueur, | il domptera les choses 6+6 b
Et montera sur Tout, | comme sur un cheval ! 6+6 a
Oh ! splendides lueurs | des forges ! Plus de mal, 6+6 a
Plus ! — Ce qu’on ne sait pas, | c’est peut-être terrible : 6+6 b
Nous saurons ! — Nos marteaux | en main ; passons au crible 6+6 b
145 Tout ce que nous savons : | puis, Frères, en avant ! 6+6 a
Nous faisons quelquefois | ce grand rêve émouvant 6+6 a
De vivre simplement, | ardemment, sans rien dire 6+6 b
De mauvais, travaillant | sous l’auguste sourire 6+6 b
D’une femme qu’on aime | avec un noble amour : 6+6 a
150 Et l’on travaillerait | fièrement tout le jour, 6+6 a
Écoutant le devoir | comme un clairon qui sonne : 6+6 b
Et l’on se sentirait | très heureux : et personne, 6+6 b
Oh ! personne, surtout, | ne vous ferait ployer ! 6+6 a
On aurait un fusil | au-dessus du foyer… 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
155 « Oh ! mais l’air est tout plein | d’une odeur de bataille ! 6+6 b
Que te disais-je donc ? | Je suis de la canaille ! 6+6 b
Il reste des mouchards | et des accapareurs. 6+6 a
Nous sommes libres, nous ! | Nous avons des terreurs 6+6 a
Où nous nous sentons grands, | oh ! si grands ! Tout à l’heure 6+6 b
160 Je parlais de devoir | calme, d’une demeure… 6+6 b
Regarde donc le ciel ! | — C’est trop petit pour nous, 6+6 a
Nous crèverions de chaud, | nous serions à genoux ! 6+6 a
Regarde donc le ciel ! | — Je rentre dans la foule 6+6 b
Dans la grande canaille | effroyable qui roule, 6+6 b
165 Sire, tes vieux canons | sur les sales pavés ; 6+6 a
— Oh ! quand nous serons morts, | nous les aurons lavés ! 6+6 a
— Et si, devant nos cris, | devant notre vengeance, 6+6 b
Les pattes des vieux rois | mordorés, sur la France 6+6 b
Poussent leurs régiments | en habits de gala, 6+6 a
170 Eh bien, n’est-ce pas, vous | tous ? — Merde à ces chiens-là ! » 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il reprit son marteau | sur l’épaule.
La foule 6+6 b
Près de cet homme-là | se sentait l’âme soûle, 6+6 b
Et, dans la grande cour, | dans les appartements, 6+6 a
Où Paris haletait | avec des hurlements, 6+6 a
175 Un frisson secoua | l’immense populace. 6+6 b
Alors, de sa main large | et superbe de crasse, 6+6 b
Bien que le roi ventru | suât, le Forgeron, 6+6 a
Terrible, lui jeta | le bonnet rouge au front ! 6+6 a
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