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RAC6/RAC6
Jean RACINE
1670
Bérénice
TRAGÉDIE
ACTEURS
Titus empereur de Rome.
Bérénice reine de Palestine.
Antiochus roi de Comagène.
Paulin confident de Titus.
Arsace confident d'Antiochus.
Phénice confidente de Bérénice.
Rutile Romain.
Suite de Titus.
La scène est à Rome, dans un cabinet qui est entre
l'appartement de Titus et celui de Bérénice.
Acte premier
Scène première
Antiochus, Arsace.
Antiochus
Arrêtons un moment. La pompe de ces lieux, 12
Je le vois bien, Arsace, est nouvelle à tes yeux. 12
Souvent ce cabinet superbe et solitaire 12
Des secrets de Titus est le dépositaire. 12
5 C'est ici quelquefois qu'il se cache à sa cour, 12
Lorsqu'il vient à la reine expliquer son amour. 12
De son appartement cette porte est prochaine, 12
Et cette autre conduit dans celui de la reine. 12
Va chez elle : dis-lui qu'importun à regret 12
10 J'ose lui demander un entretien secret. 12
Arsace
Vous, Seigneur, importun ? vous, cet ami fidèle 12
Qu'un soin si généreux intéresse pour elle ? 12
Vous, cet Antiochus son amant autrefois ? 12
Vous, que l'Orient compte entre ses plus grands rois ? 12
15 Quoi ? déjà de Titus épouse en espérance, 12
Ce rang entre elle et vous met-il tant de distance ? 12
Antiochus
Va, dis-je ; et sans vouloir te charger d'autres soins, 12
Vois si je puis bientôt lui parler sans témoins. 12
Scène II
Antiochus.
Antiochus
seul.
Eh bien, Antiochus, es-tu toujours le même ? 12
20 Pourrai-je, sans trembler, lui dire : « Je vous aime ? » 12
Mais quoi ? déjà je tremble, et mon cœur agité 12
Craint autant ce moment que je l'ai souhaité. 12
Bérénice autrefois m'ôta toute espérance ; 12
Elle m'imposa même un éternel silence. 12
25 Je me suis tu cinq ans, et jusques à ce jour, 12
D'un voile d'amitié j'ai couvert mon amour. 12
Dois-je croire qu'au rang où Titus la destine 12
Elle m'écoute mieux que dans la Palestine ? 12
Il l'épouse. Ai-je donc attendu ce moment 12
30 Pour me venir encor déclarer son amant ? 12
Quel fruit me reviendra d'un aveu téméraire ? 12
Ah ! puisqu'il faut partir, partons sans lui déplaire. 12
Retirons-nous, sortons, et sans nous découvrir, 12
Allons loin de ses yeux l'oublier, ou mourir. 12
35 Hé quoi ? souffrir toujours un tourment qu'elle ignore ? 12
Toujours verser des pleurs qu'il faut que je dévore ? 12
Quoi ? même en la perdant redouter son courroux ? 12
Belle reine, et pourquoi vous offenseriez-vous ? 12
Viens-je vous demander que vous quittiez l'empire ? 12
40 Que vous m'aimiez ? Hélas ! je ne viens que vous dire 12
Qu'après m'être longtemps flatté que mon rival 12
Trouverait à ses vœux quelque obstacle fatal, 12
Aujourd'hui qu'il peut tout, que votre hymen s'avance, 12
Exemple infortuné d'une longue constance, 12
45 Après cinq ans d'amour et d'espoir superflus, 12
Je pars, fidèle encor, quand je n'espère plus. 12
Au lieu de s'offenser, elle pourra me plaindre. 12
Quoi qu'il en soit, parlons : c'est assez nous contraindre. 12
Et que peut craindre, hélas ! un amant sans espoir 12
50 Qui peut bien se résoudre à ne la jamais voir ? 12
Scène III
Antiochus, Arsace.
Antiochus
Arsace, entrerons-nous ?
Arsace
Seigneur, j'ai vu la reine ;
Mais, pour me faire voir, je n'ai percé qu'à peine 12
Les flots toujours nouveaux d'un peuple adorateur 12
Qu'attire sur ses pas sa prochaine grandeur. 12
55 Titus, après huit jours d'une retraite austère, 12
Cesse enfin de pleurer Vespasien son père. 12
Cet amant se redonne aux soins de son amour, 12
Et si j'en crois, Seigneur, l'entretien de la cour, 12
Peut-être avant la nuit l'heureuse Bérénice 12
60 Change le nom de reine au nom d'impératrice. 12
Antiochus
Hélas !
Arsace
Quoi ? ce discours pourrait-il vous troubler ?
Antiochus
Ainsi donc sans témoins je ne lui puis parler ? 12
Arsace
Vous la verrez, Seigneur : Bérénice est instruite 12
Que vous voulez ici la voir seule et sans suite. 12
65 La reine d'un regard a daigné m'avertir 12
Qu'à votre empressement elle allait consentir, 12
Et sans doute elle attend le moment favorable 12
Pour disparaître aux yeux d'une cour qui l'accable. 12
Antiochus
Il suffit. Cependant n'as-tu rien négligé 12
70 Des ordres importants dont je t'avais chargé ? 12
Arsace
Seigneur, vous connaissez ma prompte obéissance. 12
Des vaisseaux dans Ostie armés en diligence, 12
Prêts à quitter le port de moments en moments, 12
N'attendent pour partir que vos commandements. 12
75 Mais qui renvoyez-vous dans votre Comagène ? 12
Antiochus
Arsace, il faut partir quand j'aurai vu la reine. 12
Arsace
Qui doit partir ?
Antiochus
Moi.
Arsace
Vous ?
Antiochus
En sortant du palais,
Je sors de Rome, Arsace, et j'en sors pour jamais. 12
Arsace
Je suis surpris sans doute, et c'est avec justice. 12
80 Quoi ? depuis si longtemps la reine Bérénice 12
Vous arrache, Seigneur, du sein de vos États, 12
Depuis trois ans dans Rome elle arrête vos pas ; 12
Et lorsque cette reine, assurant sa conquête, 12
Vous attend pour témoin de cette illustre fête, 12
85 Quand l'amoureux Titus, devenant son époux, 12
Lui prépare un éclat qui rejaillit sur vous… 12
Antiochus
Arsace, laisse-la jouir de sa fortune, 12
Et quitte un entretien dont le cours m'importune. 12
Arsace
Je vous entends, Seigneur : ces mêmes dignités 12
90 Ont rendu Bérénice ingrate à vos bontés. 12
L'inimitié succède à l'amitié trahie. 12
Antiochus
Non, Arsace, jamais je ne l'ai moins haïe. 12
Arsace
Quoi donc ? de sa grandeur déjà trop prévenu, 12
Le nouvel empereur vous a-t-il méconnu ? 12
95 Quelque pressentiment de son indifférence 12
Vous fait-il loin de Rome éviter sa présence ? 12
Antiochus
Titus n'a point pour moi paru se démentir : 12
J'aurais tort de me plaindre.
Arsace
Et pourquoi donc partir ?
Quel caprice vous rend ennemi de vous-même ? 12
100 Le ciel met sur le trône un prince qui vous aime, 12
Un prince qui jadis témoin de vos combats, 12
Vous vit chercher la gloire et la mort sur ses pas, 12
Et de qui la valeur, par vos soins secondée, 12
Mit enfin sous le joug la rebelle Judée. 12
105 Il se souvient du jour illustre et douloureux 12
Qui décida du sort d'un long siège douteux. 12
Sur leur triple rempart les ennemis tranquilles 12
Contemplaient sans péril nos assauts inutiles ; 12
Le bélier impuissant les menaçait en vain. 12
110 Vous seul, Seigneur, vous seul, une échelle à la main, 12
Vous portâtes la mort jusque sur leurs murailles. 12
Ce jour presque éclaira vos propres funérailles : 12
Titus vous embrassa mourant entre mes bras, 12
Et tout le camp vainqueur pleura votre trépas. 12
115 Voici le temps, Seigneur, où vous devez attendre 12
Le fruit de tant de sang qu'ils vous ont vu répandre. 12
Si pressé du désir de revoir vos États, 12
Vous vous lassez de vivre où vous ne régnez pas, 12
Faut-il que sans honneur l'Euphrate vous revoie ? 12
120 Attendez pour partir que César vous renvoie 12
Triomphant et chargé des titres souverains 12
Qu'ajoute encore aux rois l'amitié des Romains. 12
Rien ne peut-il, Seigneur, changer votre entreprise ? 12
Vous ne répondez point ?
Antiochus
Que veux-tu que je dise ?
125 J'attends de Bérénice un moment d'entretien. 12
Arsace
Eh bien, Seigneur ?
Antiochus
Son sort décidera du mien.
Arsace
Comment ?
Antiochus
Sur son hymen j'attends qu'elle s'explique.
Si sa bouche s'accorde avec la voix publique, 12
S'il est vrai qu'on l'élève au trône des Césars, 12
130 Si Titus a parlé, s'il l'épouse, je pars. 12
Arsace
Mais qui rend à vos yeux cet hymen si funeste ? 12
Antiochus
Quand nous serons partis, je te dirai le reste. 12
Arsace
Dans quel trouble, Seigneur, jetez-vous mon esprit ? 12
Antiochus
La reine vient. Adieu. Fais tout ce que j'ai dit. 12
Scène IV
Bérénice, Antiochus, Phénice.
Bérénice
135 Enfin je me dérobe à la joie importune 12
De tant d'amis nouveaux que me fait la fortune ; 12
Je fuis de leurs respects l'inutile longueur, 12
Pour chercher un ami qui me parle du cœur. 12
Il ne faut point mentir : ma juste impatience 12
140 Vous accusait déjà de quelque négligence. 12
Quoi ? cet Antiochus, disais-je, dont les soins 12
Ont eu tout l'Orient et Rome pour témoins, 12
Lui que j'ai vu toujours constant dans mes traverses 12
Suivre d'un pas égal mes fortunes diverses, 12
145 Aujourd'hui que le ciel semble me présager 12
Un honneur qu'avec vous je prétends partager, 12
Ce même Antiochus, se cachant à ma vue, 12
Me laisse à la merci d'une foule inconnue ? 12
Antiochus
Il est donc vrai, Madame ? et selon ce discours, 12
150 L'hymen va succéder à vos longues amours ? 12
Bérénice
Seigneur, je vous veux bien confier mes alarmes. 12
Ces jours ont vu mes yeux baignés de quelques larmes : 12
Ce long deuil que Titus imposait à sa cour 12
Avait même en secret suspendu son amour ; 12
155 Il n'avait plus pour moi cette ardeur assidue 12
Lorsqu'il passait les jours attachés sur ma vue ; 12
Muet, chargé de soins, et les larmes aux yeux, 12
Il ne me laissait plus que de tristes adieux. 12
Jugez de ma douleur, moi dont l'ardeur extrême, 12
160 Je vous l'ai dit cent fois, n'aime en lui que lui-même, 12
Moi qui, loin des grandeurs dont il est revêtu, 12
Aurais choisi son cœur et cherché sa vertu. 12
Antiochus
Il a repris pour vous sa tendresse première ? 12
Bérénice
Vous fûtes spectateur de cette nuit dernière, 12
165 Lorsque, pour seconder ses soins religieux, 12
Le sénat a placé son père entre les dieux. 12
De ce juste devoir sa piété contente 12
A fait place, Seigneur, au soin de son amante ; 12
Et même en ce moment, sans qu'il m'en ait parlé, 12
170 Il est dans le sénat par son ordre assemblé. 12
Là, de la Palestine il étend la frontière, 12
Il y joint l'Arabie et la Syrie entière, 12
Et si de ses amis j'en dois croire la voix, 12
Si j'en crois ses serments redoublés mille fois, 12
175 Il va sur tant d'États couronner Bérénice, 12
Pour joindre à plus de noms le nom d'impératrice. 12
Il m'en viendra lui-même assurer en ce lieu. 12
Antiochus
Et je viens donc vous dire un éternel adieu. 12
Bérénice
Que dites-vous ? Ah ! ciel ! quel adieu ! quel langage ! 12
180 Prince, vous vous troublez et changez de visage ? 12
Antiochus
Madame, il faut partir.
Bérénice
Quoi ? ne puis-je savoir
Quel sujet…
Antiochus
(à part)
Il fallait partir sans la revoir.
Bérénice
Que craignez-vous ? parlez : c'est trop longtemps se taire. 12
Seigneur, de ce départ quel est donc le mystère ? 12
Antiochus
185 Au moins souvenez-vous que je cède à vos lois, 12
Et que vous m'écoutez pour la dernière fois. 12
Si, dans ce haut degré de gloire et de puissance, 12
Il vous souvient des lieux où vous prîtes naissance, 12
Madame, il vous souvient que mon cœur en ces lieux 12
190 Reçut le premier trait qui partit de vos yeux. 12
J'aimai. J'obtins l'aveu d'Agrippa votre frère ; 12
Il vous parla de moi. Peut-être sans colère 12
Alliez-vous de mon cœur recevoir le tribut ; 12
Titus, pour mon malheur, vint, vous vit, et vous plut. 12
195 Il parut devant vous dans tout l'éclat d'un homme 12
Qui porte entre ses mains la vengeance de Rome. 12
La Judée en pâlit. Le triste Antiochus 12
Se compta le premier au nombre des vaincus. 12
Bientôt de mon malheur interprète sévère 12
200 Votre bouche à la mienne ordonna de se taire. 12
Je disputai longtemps, je fis parler mes yeux ; 12
Mes pleurs et mes soupirs vous suivaient en tous lieux. 12
Enfin votre rigueur emporta la balance : 12
Vous sûtes m'imposer l'exil ou le silence, 12
205 Il fallut le promettre, et même le jurer. 12
Mais puisqu'en ce moment j'ose me déclarer, 12
Lorsque vous m'arrachiez cette injuste promesse, 12
Mon cœur faisait serment de vous aimer sans cesse. 12
Bérénice
Ah ! que me dites-vous ?
Antiochus
Je me suis tu cinq ans,
210 Madame, et vais encor me taire plus longtemps. 12
De mon heureux rival j'accompagnai les armes ; 12
J'espérai de verser mon sang après mes larmes, 12
Ou qu'au moins, jusqu'à vous porté par mille exploits, 12
Mon nom pourrait parler, au défaut de ma voix. 12
215 Le ciel sembla promettre une fin à ma peine : 12
Vous pleurâtes ma mort, hélas ! trop peu certaine. 12
Inutiles périls ! Quelle était mon erreur ! 12
La valeur de Titus surpassait ma fureur. 12
Il faut qu'à sa vertu mon estime réponde. 12
220 Quoique attendu, Madame, à l'empire du monde, 12
Chéri de l'univers, enfin aimé de vous, 12
Il semblait à lui seul appeler tous les coups, 12
Tandis que, sans espoir, haï, lassé de vivre, 12
Son malheureux rival ne semblait que le suivre. 12
225 Je vois que votre cœur m'applaudit en secret, 12
Je vois que l'on m'écoute avec moins de regret, 12
Et que trop attentive à ce récit funeste, 12
En faveur de Titus vous pardonnez le reste. 12
Enfin, après un siège aussi cruel que lent, 12
230 Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant 12
Des flammes, de la faim, des fureurs intestines, 12
Et laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines, 12
Rome vous vit, Madame, arriver avec lui. 12
Dans l'Orient désert quel devint mon ennui ! 12
235 Je demeurai longtemps errant dans Césarée, 12
Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée. 12
Je vous redemandais à vos tristes États ; 12
Je cherchais en pleurant les traces de vos pas. 12
Mais enfin succombant à ma mélancolie 12
240 Mon désespoir tourna mes pas vers l'Italie. 12
Le sort m'y réservait le dernier de ses coups. 12
Titus en m'embrassant m'amena devant vous ; 12
Un voile d'amitié vous trompa l'un et l'autre, 12
Et mon amour devint le confident du vôtre. 12
245 Mais toujours quelque espoir flattait mes déplaisirs : 12
Rome, Vespasien, traversaient vos soupirs ; 12
Après tant de combats Titus cédait peut-être. 12
Vespasien est mort, et Titus est le maître. 12
Que ne fuyais-je alors ! J'ai voulu quelques jours 12
250 De son nouvel empire examiner le cours. 12
Mon sort est accompli : votre gloire s'apprête. 12
Assez d'autres sans moi, témoins de cette fête, 12
A vos heureux transports viendront joindre les leurs ; 12
Pour moi, qui ne pourrais y mêler que des pleurs, 12
255 D'un inutile amour trop constante victime, 12
Heureux dans mes malheurs d'en avoir pu sans crime 12
Conter toute l'histoire aux yeux qui les ont faits, 12
Je pars plus amoureux que je ne fus jamais. 12
Bérénice
Seigneur, je n'ai pas cru que, dans une journée 12
260 Qui doit avec César unir ma destinée, 12
Il fût quelque mortel qui pût impunément 12
Se venir à mes yeux déclarer mon amant. 12
Mais de mon amitié mon silence est un gage : 12
J'oublie en sa faveur un discours qui m'outrage. 12
265 Je n'en ai point troublé le cours injurieux ; 12
Je fais plus : à regret je reçois vos adieux. 12
Le ciel sait qu'au milieu des honneurs qu'il m'envoie, 12
Je n'attendais que vous pour témoin de ma joie. 12
Avec tout l'univers j'honorais vos vertus ; 12
270 Titus vous chérissait, vous admiriez Titus. 12
Cent fois je me suis fait une douceur extrême 12
D'entretenir Titus dans un autre lui-même. 12
Antiochus
Et c'est ce que je fuis. J'évite, mais trop tard, 12
Ces cruels entretiens où je n'ai point de part. 12
275 Je fuis Titus : je fuis ce nom qui m'inquiète, 12
Ce nom qu'à tous moments votre bouche répète. 12
Que vous dirai-je enfin ? Je fuis des yeux distraits, 12
Qui me voyant toujours ne me voyaient jamais. 12
Adieu. Je vais, le cœur trop plein de votre image, 12
280 Attendre, en vous aimant, la mort pour mon partage. 12
Surtout ne craignez point qu'une aveugle douleur 12
Remplisse l'univers du bruit de mon malheur, 12
Madame : le seul bruit d'une mort que j'implore 12
Vous fera souvenir que je vivais encore. 12
Adieu.
Scène V
Bérénice, Phénice.
Phénice
285 Que je le plains ! Tant de fidélité,
Madame, méritait plus de prospérité. 12
Ne le plaignez-vous pas ?
Bérénice
Cette prompte retraite
Me laisse, je l'avoue, une douleur secrète. 12
Phénice
Je l'aurais retenu.
Bérénice
Qui ? moi ? le retenir ?
290 J'en dois perdre plutôt jusques au souvenir. 12
Tu veux donc que je flatte une ardeur insensée ? 12
Phénice
Titus n'a point encore expliqué sa pensée. 12
Rome vous voit, Madame, avec des yeux jaloux ; 12
La rigueur de ses lois m'épouvante pour vous. 12
295 L'hymen chez les Romains n'admet qu'une Romaine ; 12
Rome hait tous les rois, et Bérénice est reine. 12
Bérénice
Le temps n'est plus, Phénice, où je pouvais trembler. 12
Titus m'aime, il peut tout, il n'a plus qu'à parler : 12
Il verra le sénat m'apporter ses hommages, 12
300 Et le peuple de fleurs couronner ses images. 12
De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ? 12
Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur ? 12
Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée, 12
Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée, 12
305 Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat, 12
Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat ; 12
Cette pourpre, cet or, que rehaussait sa gloire, 12
Et ces lauriers encor témoins de sa victoire ; 12
Tous ces yeux qu'on voyait venir de toutes parts 12
310 Confondre sur lui seul leurs avides regards ; 12
Ce port majestueux, cette douce présence… 12
Ciel ! avec quel respect et quelle complaisance 12
Tous les cœurs en secret l'assuraient de leur foi ! 12
Parle : peut-on le voir sans penser comme moi 12
315 Qu'en quelque obscurité que le sort l'eût fait naître, 12
Le monde en le voyant eût reconnu son maître ? 12
Mais, Phénice, où m'emporte un souvenir charmant ? 12
Cependant Rome entière, en ce même moment, 12
Fait des vœux pour Titus, et par des sacrifices, 12
320 De son règne naissant célèbre les prémices. 12
Que tardons-nous ? Allons, pour son empire heureux, 12
Au ciel qui le protège, offrir aussi nos vœux. 12
Aussitôt, sans l'attendre, et sans être attendue, 12
Je reviens le chercher, et dans cette entrevue 12
325 Dire tout ce qu'aux cœurs l'un de l'autre contents 12
Inspirent des transports retenus si longtemps. 12
Acte II
Scène première
Titus, Paulin, suite.
Titus
A-t-on vu de ma part le roi de Comagène ? 12
Sait-il que je l'attends ?
Paulin
J'ai couru chez la reine :
Dans son appartement ce prince avait paru ; 12
330 Il en était sorti lorsque j'y suis couru. 12
De vos ordres, Seigneur, j'ai dit qu'on l'avertisse. 12
Titus
Il suffit. Et que fait la reine Bérénice ? 12
Paulin
La reine, en ce moment, sensible à vos bontés, 12
Charge le ciel de vœux pour vos prospérités. 12
Elle sortait, Seigneur.
Titus
335 Trop aimable princesse !
Hélas !
Paulin
En sa faveur d'où naît cette tristesse ?
L'Orient presque entier va fléchir sous sa loi ; 12
Vous la plaignez ?
Titus
Paulin, qu'on vous laisse avec moi.
Scène II
Titus, Paulin.
Titus
Eh bien ! de mes desseins Rome encore incertaine 12
340 Attend que deviendra le destin de la reine, 12
Paulin ; et les secrets de son cœur et du mien 12
Sont de tout l'univers devenus l'entretien. 12
Voici le temps enfin qu'il faut que je m'explique. 12
De la reine et de moi que dit la voix publique ? 12
Parlez : qu'entendez-vous ?
Paulin
345 J'entends de tous côtés
Publier vos vertus, Seigneur, et ses beautés. 12
Titus
Que dit-on des soupirs que je pousse pour elle ? 12
Quel succès attend-on d'un amour si fidèle ? 12
Paulin
Vous pouvez tout : aimez, cessez d'être amoureux ; 12
350 La cour sera toujours du parti de vos vœux. 12
Titus
Et je l'ai vue aussi cette cour peu sincère, 12
A ses maîtres toujours trop soigneuse de plaire, 12
Des crimes de Néron approuver les horreurs ; 12
Je l'ai vue à genoux consacrer ses fureurs. 12
355 Je ne prends point pour juge une cour idolâtre, 12
Paulin : je me propose un plus noble théâtre ; 12
Et sans prêter l'oreille à la voix des flatteurs, 12
Je veux par votre bouche entendre tous les cœurs. 12
Vous me l'avez promis. Le respect et la crainte 12
360 Ferment autour de moi le passage à la plainte ; 12
Pour mieux voir, cher Paulin, et pour entendre mieux, 12
Je vous ai demandé des oreilles, des yeux ; 12
J'ai mis même à ce prix mon amitié secrète : 12
J'ai voulu que des cœurs vous fussiez l'interprète, 12
365 Qu'aux travers des flatteurs votre sincérité 12
Fît toujours jusqu'à moi passer la vérité. 12
Parlez donc. Que faut-il que Bérénice espère ? 12
Rome lui sera-t-elle indulgente ou sévère ? 12
Dois-je croire qu'assise au trône des Césars 12
370 Une si belle reine offensât ses regards ? 12
Paulin
N'en doutez point, Seigneur : soit raison, soit caprice, 12
Rome ne l'attend point pour son impératrice. 12
On sait qu'elle est charmante, et de si belles mains 12
Semblent vous demander l'empire des humains. 12
375 Elle a même, dit-on, le cœur d'une Romaine ; 12
Elle a mille vertus, mais, Seigneur, elle est reine. 12
Rome, par une loi qui ne se peut changer, 12
N'admet avec son sang aucun sang étranger, 12
Et ne reconnaît point les fruits illégitimes 12
380 Qui naissent d'un hymen contraire à ses maximes. 12
D'ailleurs, vous le savez, en bannissant ses rois, 12
Rome à ce nom si noble et si saint autrefois 12
Attache pour jamais une haine puissante ; 12
Et quoiqu'à ses Césars fidèle, obéissante, 12
385 Cette haine, Seigneur, reste de sa fierté, 12
Survit dans tous les cœurs après la liberté. 12
Jules, qui le premier le soumit à ses armes, 12
Qui fit taire les lois dans le bruit des alarmes, 12
Brûla pour Cléopâtre ; et sans se déclarer, 12
390 Seule dans l'Orient la laissa soupirer. 12
Antoine, qui l'aima jusqu'à l'idolâtrie, 12
Oublia dans son sein sa gloire et sa patrie, 12
Sans oser toutefois se nommer son époux. 12
Rome l'alla chercher jusques à ses genoux, 12
395 Et ne désarma point sa fureur vengeresse, 12
Qu'elle n'eût accablé l'amant et la maîtresse. 12
Depuis ce temps, Seigneur, Caligula, Néron, 12
Monstres dont à regret je cite ici le nom, 12
Et qui ne conservant que la figure d'homme, 12
400 Foulèrent à leurs pieds toutes les lois de Rome, 12
Ont craint cette loi seule, et n'ont point à nos yeux 12
Allumé le flambeau d'un hymen odieux. 12
Vous m'avez commandé sur tout d'être sincère. 12
De l'affranchi Pallas nous avons vu le frère, 12
405 Des fers de Claudius Félix encor flétri, 12
De deux reines, Seigneur, devenir le mari ; 12
Et s'il faut jusqu'au bout que je vous obéisse, 12
Ces deux reines étaient du sang de Bérénice. 12
Et vous croiriez pouvoir, sans blesser nos regards, 12
410 Faire entrer une reine au lit de nos Césars, 12
Tandis que l'Orient dans le lit de ses reines 12
Voit passer un esclave au sortir de nos chaînes ? 12
C'est ce que les Romains pensent de votre amour, 12
Et je ne réponds pas, avant la fin du jour, 12
415 Que le sénat, chargé des vœux de tout l'empire, 12
Ne vous redise ici ce que je viens de dire ; 12
Et que Rome avec lui tombant à vos genoux, 12
Ne vous demande un choix digne d'elle et de vous. 12
Vous pouvez préparer, Seigneur, votre réponse. 12
Titus
420 Hélas ! à quel amour on veut que je renonce ! 12
Paulin
Cet amour est ardent, il le faut confesser. 12
Titus
Plus ardent mille fois que tu ne peux penser, 12
Paulin. Je me suis fait un plaisir nécessaire 12
De la voir chaque jour, de l'aimer, de lui plaire. 12
425 J'ai fait plus ; je n'ai rien de secret à tes yeux : 12
J'ai pour elle cent fois rendu grâces aux dieux 12
D'avoir choisi mon père au fond de l'Idumée, 12
D'avoir rangé sous lui l'Orient et l'armée, 12
Et soulevant encor le reste des humains, 12
430 Remis Rome sanglante en ses paisibles mains. 12
J'ai même souhaité la place de mon père, 12
Moi, Paulin, qui cent fois si le sort moins sévère 12
Eût voulu de sa vie étendre les liens, 12
Aurais donné mes jours pour prolonger les siens. 12
435 Tout cela (qu'un amant sait mal ce qu'il désire !) 12
Dans l'espoir d'élever Bérénice à l'empire, 12
De reconnaître un jour son amour et sa foi, 12
Et de voir à ses pieds tout le monde avec moi. 12
Malgré tout mon amour, Paulin, et tous ses charmes, 12
440 Après mille serments appuyés de mes larmes, 12
Maintenant que je puis couronner tant d'attraits, 12
Maintenant que je l'aime encor plus que jamais, 12
Lorsqu'un heureux hymen, joignant vos destinées, 12
Peut payer en un jour les vœux de cinq années, 12
445 Je vais, Paulin… O ciel ! puis-je le déclarer ? 12
Paulin
Quoi, Seigneur ?
Titus
Pour jamais je vais m'en séparer.
Mon cœur en ce moment ne vient pas de se rendre. 12
Si je t'ai fait parler, si j'ai voulu t'entendre, 12
Je voulais que ton zèle achevât en secret 12
450 De confondre un amour qui se tait à regret. 12
Bérénice a longtemps balancé la victoire ; 12
Et si je penche enfin du côté de ma gloire, 12
Crois qu'il m'en a coûté, pour vaincre tant d'amour, 12
Des combats dont mon cœur saignera plus d'un jour. 12
455 J'aimais, je soupirais, dans une paix profonde : 12
Un autre était chargé de l'empire du monde. 12
Maître de mon destin, libre dans mes soupirs, 12
Je ne rendais qu'à moi compte de mes désirs. 12
Mais à peine le ciel eut rappelé mon père, 12
460 Dès que ma triste main eut fermé sa paupière, 12
De mon aimable erreur je fus désabusé : 12
Je sentis le fardeau qui m'était imposé ; 12
Je connus que bientôt, loin d'être à ce que j'aime, 12
Il fallait, cher Paulin, renoncer à moi-même, 12
465 Et que le choix des dieux, contraire à mes amours, 12
Livrait à l'univers le reste de mes jours. 12
Rome observe aujourd'hui ma conduite nouvelle. 12
Quelle honte pour moi, quel présage pour elle, 12
Si dès le premier pas, renversant tous ses droits, 12
470 Je fondais mon bonheur sur le débris des lois ! 12
Résolu d'accomplir ce cruel sacrifice, 12
J'y voulus préparer la triste Bérénice. 12
Mais par où commencer ? Vingt fois depuis huit jours 12
J'ai voulu devant elle en ouvrir le discours ; 12
475 Et dès le premier mot ma langue embarrassée 12
Dans ma bouche vingt fois a demeuré glacée. 12
J'espérais que du moins mon trouble et ma douleur 12
Lui feraient pressentir notre commun malheur ; 12
Mais sans me soupçonner, sensible à mes alarmes, 12
480 Elle m'offre sa main pour essuyer mes larmes, 12
Et ne prévoit rien moins dans cette obscurité, 12
Que la fin d'un amour qu'elle a trop mérité. 12
Enfin j'ai ce matin rappelé ma constance : 12
Il faut la voir, Paulin, et rompre le silence. 12
485 J'attends Antiochus pour lui recommander 12
Ce dépôt précieux que je ne puis garder : 12
Jusque dans l'Orient je veux qu'il la remène. 12
Demain Rome avec lui verra partir la reine. 12
Elle en sera bientôt instruite par ma voix, 12
490 Et je vais lui parler pour la dernière fois. 12
Paulin
Je n'attendais pas moins de cet amour de gloire 12
Qui partout après vous attacha la victoire. 12
La Judée asservie, et ses remparts fumants, 12
De cette noble ardeur éternels monuments, 12
495 Me répondaient assez que votre grand courage 12
Ne voudrait pas, Seigneur, détruire son ouvrage, 12
Et qu'un héros vainqueur de tant de nations 12
Saurait bien, tôt ou tard, vaincre ses passions. 12
Titus
Ah ! que sous de beaux noms cette gloire est cruelle ! 12
500 Combien mes tristes yeux la trouveraient plus belle, 12
S'il ne fallait encor qu'affronter le trépas ! 12
Que dis-je ? Cette ardeur que j'ai pour ses appas, 12
Bérénice en mon sein l'a jadis allumée. 12
Tu ne l'ignores pas : toujours la renommée 12
505 Avec le même éclat n'a pas semé mon nom. 12
Ma jeunesse, nourrie à la cour de Néron, 12
S'égarait, cher Paulin, par l'exemple abusée 12
Et suivant du plaisir la pente trop aisée. 12
Bérénice me plut. Que ne fait point un cœur 12
510 Pour plaire à ce qu'il aime, et gagner son vainqueur ! 12
Je prodiguai mon sang : tout fit place à mes armes ; 12
Je revins triomphant. Mais le sang et les larmes 12
Ne me suffisaient pas pour mériter ses vœux : 12
J'entrepris le bonheur de mille malheureux ; 12
515 On vit de toutes parts mes bontés se répandre, 12
Heureux, et plus heureux que tu ne peux comprendre, 12
Quand je pouvais paraître à ses yeux satisfaits 12
Chargé de mille cœurs conquis par mes bienfaits ! 12
Je lui dois tout, Paulin. Récompense cruelle ! 12
520 Tout ce que je lui dois va retomber sur elle. 12
Pour prix de tant de gloire et de tant de vertus, 12
Je lui dirai : « Partez, et ne me voyez plus. » 12
Paulin
Hé quoi ! Seigneur, hé quoi ! cette magnificence 12
Qui va jusqu'à l'Euphrate étendre sa puissance, 12
525 Tant d'honneurs dont l'excès a surpris le sénat 12
Vous laissent-ils encor craindre le nom d'ingrat ? 12
Sur cent peuples nouveaux Bérénice commande. 12
Titus
Faibles amusements d'une douleur si grande ! 12
Je connais Bérénice, et ne sais que trop bien 12
530 Que son cœur n'a jamais demandé que le mien. 12
Je l'aimai, je lui plus. Depuis cette journée, 12
(Dois-je dire funeste, hélas ! ou fortunée ?) 12
Sans avoir en aimant d'objet que son amour, 12
Étrangère dans Rome, inconnue à la cour, 12
535 Elle passe ses jours, Paulin, sans rien prétendre 12
Que quelque heure à me voir, et le reste à m'attendre. 12
Encor, si quelquefois un peu moins assidu 12
Je passe le moment où je suis attendu, 12
Je la revois bientôt de pleurs toute trempée. 12
540 Ma main à les sécher est longtemps occupée. 12
Enfin tout ce qu'Amour a de nœuds plus puissants, 12
Doux reproches, transports sans cesse renaissants, 12
Soin de plaire sans art, crainte toujours nouvelle, 12
Beauté, gloire, vertu, je trouve tout en elle. 12
545 Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois, 12
Et crois toujours la voir pour la première fois. 12
N'y songeons plus. Allons, cher Paulin : plus j'y pense, 12
Plus je sens chanceler ma cruelle constance. 12
Quelle nouvelle, ô ciel ! je lui vais annoncer ! 12
550 Encore un coup, allons, il n'y faut plus penser. 12
Je connais mon devoir, c'est à moi de le suivre : 12
Je n'examine point si j'y pourrai survivre. 12
Scène III
Titus, Paulin, Rutile.
Rutile
Bérénice, Seigneur, demande à vous parler. 12
Titus
Ah ! Paulin !
Paulin
Quoi ? déjà vous semblez reculer !
555 De vos nobles projets, Seigneur, qu'il vous souvienne ; 12
Voici le temps.
Titus
Eh bien ! voyons-la. Qu'elle vienne.
Scène IV
Bérénice, Titus, Paulin, Phénice.
Bérénice
Ne vous offensez pas si mon zèle indiscret 12
De votre solitude interrompt le secret. 12
Tandis qu'autour de moi votre cour assemblée 12
560 Retentit des bienfaits dont vous m'avez comblée, 12
Est-il juste, Seigneur, que seule en ce moment 12
Je demeure sans voix et sans ressentiment ? 12
Mais, Seigneur (car je sais que cet ami sincère 12
Du secret de nos cœurs connaît tout le mystère), 12
565 Votre deuil est fini, rien n'arrête vos pas, 12
Vous êtes seul enfin, et ne me cherchez pas ! 12
J'entends que vous m'offrez un nouveau diadème, 12
Et ne puis cependant vous entendre vous-même. 12
Hélas ! plus de repos, Seigneur, et moins d'éclat. 12
570 Votre amour ne peut-il paraître qu'au sénat ? 12
Ah ! Titus ! (car enfin l'amour fuit la contrainte 12
De tous ces noms que suit le respect et la crainte) 12
De quel soin votre amour va-t-il s'importuner ? 12
N'a-t-il que des États qu'il me puisse donner ? 12
575 Depuis quand croyez-vous que ma grandeur me touche ? 12
Un soupir, un regard, un mot de votre bouche, 12
Voilà l'ambition d'un cœur comme le mien. 12
Voyez-moi plus souvent, et ne me donnez rien. 12
Tous vos moments sont-ils dévoués à l'empire ? 12
580 Ce cœur, après huit jours, n'a-t-il rien à me dire ? 12
Qu'un mot va rassurer mes timides esprits ! 12
Mais parliez-vous de moi quand je vous ai surpris ? 12
Dans vos secrets discours étais-je intéressée, 12
Seigneur ? Étais-je au moins présente à la pensée ? 12
Titus
585 N'en doutez point, Madame, et j'atteste les dieux 12
Que toujours Bérénice est présente à mes yeux. 12
L'absence ni le temps, je vous le jure encore, 12
Ne vous peuvent ravir ce cœur qui vous adore. 12
Bérénice
Hé quoi ? vous me jurez une éternelle ardeur, 12
590 Et vous me la jurez avec cette froideur ? 12
Pourquoi même du ciel attester la puissance ? 12
Faut-il par des serments vaincre ma défiance ? 12
Mon cœur ne prétend point, Seigneur, vous démentir, 12
Et je vous en croirai sur un simple soupir. 12
Titus
Madame…
Bérénice
595 Eh bien, Seigneur ? Mais quoi ? sans me répondre,
Vous détournez les yeux et semblez vous confondre ! 12
Ne m'offrirez-vous plus qu'un visage interdit ? 12
Toujours la mort d'un père occupe votre esprit ? 12
Rien ne peut-il charmer l'ennui qui vous dévore ? 12
Titus
600 Plût au ciel que mon père, hélas ! vécût encore ! 12
Que je vivais heureux !
Bérénice
Seigneur, tous ces regrets
De votre piété sont de justes effets. 12
Mais vos pleurs ont assez honoré sa mémoire, 12
Vous devez d'autres soins à Rome, à votre gloire. 12
605 De mon propre intérêt, je n'ose vous parler. 12
Bérénice autrefois pouvait vous consoler ; 12
Avec plus de plaisir vous m'avez écoutée. 12
De combien de malheurs pour vous persécutée, 12
Vous ai-je pour un mot sacrifié mes pleurs ! 12
610 Vous regrettez un père ; hélas ! faibles douleurs ! 12
Et moi (ce souvenir me fait frémir encore), 12
On voulait m'arracher de tout ce que j'adore ; 12
Moi, dont vous connaissez le trouble et le tourment 12
Quand vous ne me quittez que pour quelque moment ; 12
615 Moi, qui mourrais le jour qu'on voudrait m'interdire 12
De vous…
Titus
Madame, hélas ! que me venez-vous dire ?
Quel temps choisissez-vous ? Ah ! de grâce arrêtez. 12
C'est trop pour un ingrat prodiguer vos bontés. 12
Bérénice
Pour un ingrat, Seigneur ! Et le pouvez-vous être ? 12
620 Ainsi donc mes bontés vous fatiguent peut-être ? 12
Titus
Non, Madame. Jamais, puisqu'il faut vous parler, 12
Mon cœur de plus de feux ne se sentit brûler. 12
Mais…
Bérénice
Achevez.
Titus
Hélas !
Bérénice
Parlez.
Titus
Rome… l'empire…
Bérénice
Eh bien ?
Titus
Sortons, Paulin ; je ne lui puis rien dire.
Scène V
Bérénice, Phénice.
Bérénice
625 Quoi ! me quitter sitôt, et ne me dire rien ? 12
Chère Phénice, hélas ! quel funeste entretien ! 12
Qu'ai-je fait ? Que veut-il ? et que dit ce silence ? 12
Phénice
Comme vous, je me perds d'autant plus que j'y pense. 12
Mais ne s'offre-t-il rien à votre souvenir 12
630 Qui contre vous, Madame, ait pu le prévenir ? 12
Voyez, examinez.
Bérénice
Hélas ! tu peux m'en croire :
Plus je veux du passé rappeler la mémoire, 12
Du jour que je le vis jusqu'à ce triste jour, 12
Plus je vois qu'on me peut reprocher trop d'amour. 12
635 Mais tu nous entendais. Il ne faut rien me taire : 12
Parle. N'ai-je rien dit qui lui puisse déplaire ? 12
Que sais-je ? J'ai peut-être avec trop de chaleur 12
Rabaissé ses présents, ou blâmé sa douleur… 12
N'est-ce point que de Rome il redoute la haine ? 12
640 Il craint peut-être, il craint d'épouser une reine. 12
Hélas ! s'il était vrai… Mais non, il a cent fois 12
Rassuré mon amour contre leurs dures lois ; 12
Cent fois… Ah ! qu'il m'explique un silence si rude : 12
Je ne respire pas dans cette incertitude. 12
645 Moi, je vivrais, Phénice, et je pourrais penser 12
Qu'il me néglige, ou bien que j'ai pu l'offenser ? 12
Retournons sur ses pas. Mais quand je m'examine, 12
Je crois de ce désordre entrevoir l'origine, 12
Phénice : il aura su tout ce qui s'est passé ; 12
650 L'amour d'Antiochus l'a peut-être offensé. 12
Il attend, m'a-t-on dit, le roi de Comagène. 12
Ne cherchons point ailleurs le sujet de ma peine. 12
Sans doute ce chagrin qui vient de m'alarmer 12
N'est qu'un léger soupçon facile à désarmer. 12
655 Je ne te vante point cette faible victoire, 12
Titus. Ah ! plût au ciel que, sans blesser ta gloire, 12
Un rival plus puissant voulût tenter ma foi, 12
Et pût mettre à mes pieds plus d'empires que toi, 12
Que de sceptres sans nombre il pût payer ma flamme, 12
660 Que ton amour n'eût rien à donner que ton âme : 12
C'est alors, cher Titus, qu'aimé, victorieux, 12
Tu verrais de quel prix ton cœur est à mes yeux. 12
Allons, Phénice, un mot pourra le satisfaire. 12
Rassurons-nous, mon cœur, je puis encor lui plaire : 12
665 Je me comptais trop tôt au rang des malheureux ; 12
Si Titus est jaloux, Titus est amoureux. 12
Acte III
Scène première
Titus, Antiochus, Arsace.
Titus
Quoi, Prince, vous partiez ? Quelle raison subite 12
Presse votre départ, ou plutôt votre fuite ? 12
Vouliez-vous me cacher jusques à vos adieux ? 12
670 Est-ce comme ennemi que vous quittez ces lieux ? 12
Que diront avec moi la cour, Rome, l'empire ? 12
Mais, comme votre ami, que ne puis-je point dire ? 12
De quoi m'accusez-vous ? Vous avais-je sans choix 12
Confondu jusqu'ici dans la foule des rois ? 12
675 Mon cœur vous fut ouvert tant qu'a vécu mon père : 12
C'était le seul présent que je pouvais vous faire ; 12
Et lorsque avec mon cœur ma main peut s'épancher, 12
Vous fuyez mes bienfaits tout prêts à vous chercher ? 12
Pensez-vous qu'oubliant ma fortune passée 12
680 Sur ma seule grandeur j'arrête ma pensée, 12
Et que tous mes amis s'y présentent de loin 12
Comme autant d'inconnus dont je n'ai plus besoin ? 12
Vous-même, à mes regards qui vouliez vous soustraire, 12
Prince, plus que jamais vous m'êtes nécessaire. 12
Antiochus
Moi, Seigneur ?
Titus
Vous.
Antiochus
685 Hélas ! d'un prince malheureux
Que pouvez-vous, Seigneur, attendre que des vœux ? 12
Titus
Je n'ai pas oublié, Prince, que ma victoire 12
Devait à vos exploits la moitié de sa gloire, 12
Que Rome vit passer au nombre des vaincus 12
690 Plus d'un captif chargé des fers d'Antiochus, 12
Que dans le Capitole elle voit attachées 12
Les dépouilles des Juifs par vos mains arrachées. 12
Je n'attends pas de vous de ces sanglants exploits, 12
Et je veux seulement emprunter votre voix. 12
695 Je sais que Bérénice, à vos soins redevable, 12
Croit posséder en vous un ami véritable. 12
Elle ne voit dans Rome et n'écoute que vous ; 12
Vous ne faites qu'un cœur et qu'une âme avec nous. 12
Au nom d'une amitié si constante et si belle, 12
700 Employer le pouvoir que vous avez sur elle : 12
Voyez-la de ma part.
Antiochus
Moi, paraître à ses yeux ?
La reine, pour jamais, a reçu mes adieux. 12
Titus
Prince, il faut que pour moi vous lui parliez encore. 12
Antiochus
Ah ! parlez-lui, Seigneur. La reine vous adore. 12
705 Pourquoi vous dérober vous-même en ce moment 12
Le plaisir de lui faire un aveu si charmant ? 12
Elle l'attend, Seigneur, avec impatience. 12
Je réponds, en partant, de son obéissance ; 12
Et même elle m'a dit que, prêt à l'épouser, 12
710 Vous ne la verrez plus que pour l'y disposer. 12
Titus
Ah ! qu'un aveu si doux aurait lieu de me plaire ! 12
Que je serais heureux, si j'avais à le faire ! 12
Mes transports aujourd'hui s'attendaient d'éclater ; 12
Cependant aujourd'hui, Prince, il faut la quitter. 12
Antiochus
La quitter ! Vous, Seigneur ?
Titus
715 Telle est ma destinée.
Pour elle et pour Titus il n'est plus d'hyménée ; 12
D'un espoir si charmant je me flattais en vain : 12
Prince, il faut avec vous qu'elle parte demain. 12
Antiochus
Qu'entends-je ? O ciel !
Titus
Plaignez ma grandeur importune :
720 Maître de l'univers, je règle sa fortune, 12
Je puis faire les rois, je puis les déposer ; 12
Cependant de mon cœur je ne puis disposer. 12
Rome, contre les rois de tout temps soulevée, 12
Dédaigne une beauté dans la pourpre élevée ; 12
725 L'éclat du diadème et cent rois pour aïeux 12
Déshonorent ma flamme et blessent tous les yeux. 12
Mon cœur, libre d'ailleurs, sans craindre les murmures, 12
Peut brûler à son choix dans des flammes obscures ; 12
Et Rome avec plaisir recevrait de ma main 12
730 La moins digne beauté qu'elle cache en son sein. 12
Jules céda lui-même au torrent qui m'entraîne. 12
Si le peuple demain ne voit partir la reine, 12
Demain elle entendra ce peuple furieux 12
Me venir demander son départ à ses yeux. 12
735 Sauvons de cet affront mon nom et sa mémoire 12
Et puisqu'il faut céder, cédons à notre gloire. 12
Ma bouche et mes regards, muets depuis huit jours, 12
L'auront pu préparer à ce triste discours ; 12
Et même en ce moment, inquiète, empressée, 12
740 Elle veut qu'à ses yeux j'explique ma pensée. 12
D'un amant interdit soulagez le tourment : 12
Épargnez à mon cœur cet éclaircissement. 12
Allez, expliquez-lui mon trouble et mon silence. 12
Surtout, qu'elle me laisse éviter sa présence. 12
745 Soyez le seul témoin de ses pleurs et des miens ; 12
Portez-lui mes adieux, et recevez les siens ; 12
Fuyons tous deux, fuyons un spectacle funeste, 12
Qui de notre constance accablerait le reste. 12
Si l'espoir de régner et de vivre en mon cœur 12
750 Peut de son infortune adoucir la rigueur, 12
Ah ! Prince ! jurez-lui que toujours trop fidèle, 12
Gémissant dans ma cour, et plus exilé qu'elle, 12
Portant jusqu'au tombeau le nom de son amant, 12
Mon règne ne sera qu'un long bannissement, 12
755 Si le ciel, non content de me l'avoir ravie, 12
Veut encor m'affliger par une longue vie. 12
Vous, que l'amitié seule attache sur ses pas, 12
Prince, dans son malheur ne l'abandonnez pas. 12
Que l'Orient vous voie arriver à sa suite ; 12
760 Que ce soit un triomphe, et non pas une fuite ; 12
Qu'une amitié si belle ait d'éternels liens ; 12
Que mon nom soit toujours dans tous vos entretiens. 12
Pour rendre vos États plus voisins l'un de l'autre, 12
L'Euphrate bornera son empire et le vôtre. 12
765 Je sais que le sénat, tout plein de votre nom, 12
D'une commune voix confirmera ce don. 12
Je joins la Cilicie à votre Comagène. 12
Adieu. Ne quittez point ma princesse, ma reine, 12
Tout ce qui de mon cœur fut l'unique désir, 12
770 Tout ce que j'aimerai jusqu'au dernier soupir. 12
Scène II
Antiochus, Arsace.
Arsace
Ainsi le ciel s'apprête à vous rendre justice. 12
Vous partirez, Seigneur, mais avec Bérénice. 12
Loin de vous la ravir, on va vous la livrer. 12
Antiochus
Arsace, laisse-moi le temps de respirer. 12
775 Ce changement est grand, ma surprise est extrême. 12
Titus entre mes mains remet tout ce qu'il aime ! 12
Dois-je croire, grands dieux ! ce que je viens d'ouïr ? 12
Et quand je le croirais dois-je m'en réjouir ? 12
Arsace
Mais moi-même, Seigneur, que faut-il que je croie ? 12
780 Quel obstacle nouveau s'oppose à votre joie ? 12
Me trompiez-vous tantôt au sortir de ces lieux, 12
Lorsque encor tout ému de vos derniers adieux, 12
Tremblant d'avoir osé s'expliquer devant elle, 12
Votre cœur me contait son audace nouvelle ? 12
785 Vous fuyiez un hymen qui vous faisait trembler. 12
Cet hymen est rompu : quel soin peut vous troubler ? 12
Suivez les doux transports où l'amour vous invite. 12
Antiochus
Arsace, je me vois chargé de sa conduite ; 12
Je jouirai longtemps de ses chers entretiens, 12
790 Ses yeux mêmes pourront s'accoutumer aux miens, 12
Et peut-être son cœur fera la différence 12
Des froideurs de Titus à ma persévérance. 12
Titus m'accable ici du poids de sa grandeur : 12
Tout disparaît dans Rome auprès de sa splendeur ; 12
795 Mais, quoique l'Orient soit plein de sa mémoire, 12
Bérénice y verra des traces de ma gloire. 12
Arsace
N'en doutez point, Seigneur, tout succède à vos vœux, 12
Antiochus
Ah ! que nous nous plaisons à nous tromper tous deux ! 12
Arsace
Et pourquoi nous tromper ?
Antiochus
Quoi ! je lui pourrais plaire ?
800 Bérénice à mes vœux ne serait plus contraire ? 12
Bérénice d'un mot flatterait mes douleurs ? 12
Penses-tu seulement que parmi ses malheurs, 12
Quand l'univers entier négligerait ses charmes, 12
L'ingrate me permît de lui donner des larmes, 12
805 Ou qu'elle s'abaissât jusques à recevoir 12
Des soins qu'à mon amour elle croirait devoir ? 12
Arsace
Et qui peut mieux que vous consoler sa disgrâce ? 12
Sa fortune, Seigneur, va prendre une autre face : 12
Titus la quitte.
Antiochus
Hélas ! de ce grand changement
810 Il ne me reviendra que le nouveau tourment 12
D'apprendre par ses pleurs à quel point elle l'aime. 12
Je la verrai gémir, je la plaindrai moi-même ; 12
Pour fruit de tant d'amour, j'aurai le triste emploi 12
De recueillir des pleurs qui ne sont pas pour moi. 12
Arsace
815 Quoi ? ne vous plairez-vous qu'à vous gêner sans cesse ? 12
Jamais dans un grand cœur vit-on plus de faiblesse ? 12
Ouvrez les yeux, Seigneur, et songeons entre nous 12
Par combien de raisons Bérénice est à vous. 12
Puisque aujourd'hui Titus ne prétend plus lui plaire, 12
820 Songez que votre hymen lui devient nécessaire. 12
Antiochus
Nécessaire ?
Arsace
A ses pleurs accordez quelques jours,
De ses premiers sanglots laissez passer le cours ; 12
Tout parlera pour vous, le dépit, la vengeance, 12
L'absence de Titus, le temps, votre présence, 12
825 Trois sceptres que son bras ne peut seul soutenir, 12
Vos deux États voisins qui cherchent à s'unir : 12
L'intérêt, la raison, l'amitié, tout vous lie. 12
Antiochus
Oui, je respire, Arsace, et tu me rends la vie : 12
J'accepte avec plaisir un présage si doux. 12
830 Que tardons-nous ? Faisons ce qu'on attend de nous. 12
Entrons chez Bérénice ; et puisqu'on nous l'ordonne, 12
Allons lui déclarer que Titus l'abandonne… 12
Mais plutôt demeurons. Que faisais-je ? Est-ce à moi, 12
Arsace, à me charger de ce cruel emploi ? 12
835 Soit vertu, soit amour, mon cœur s'en effarouche. 12
L'aimable Bérénice entendrait de ma bouche 12
Qu'on l'abandonne ? Ah, Reine ! et qui l'aurait pensé 12
Que ce mot dût jamais vous être prononcé ! 12
Arsace
La haine sur Titus tombera tout entière, 12
840 Seigneur : si vous parlez, ce n'est qu'à sa prière. 12
Antiochus
Non, ne la voyons point. Respectons sa douleur ; 12
Assez d'autres viendront lui conter son malheur. 12
Et ne la crois-tu pas assez infortunée 12
D'apprendre à quel mépris Titus l'a condamnée, 12
845 Sans lui donner encor le déplaisir fatal 12
D'apprendre ce mépris par son propre rival ? 12
Encore un coup, fuyons ; et par cette nouvelle, 12
N'allons point nous charger d'une haine immortelle. 12
Arsace
Ah ! la voici, Seigneur ; prenez votre parti. 12
Antiochus
O ciel !
Scène III
Bérénice, Antiochus, Arsace, Phénice.
Bérénice
850 Hé quoi, Seigneur ? vous n'êtes point parti ?
Antiochus
Madame, je vois bien que vous êtes déçue, 12
Et que c'était César que cherchait votre vue. 12
Mais n'accusez que lui, si malgré mes adieux 12
De ma présence encor j'importune vos yeux. 12
855 Peut-être en ce moment je serais dans Ostie, 12
S'il ne m'eût de sa cour défendu la sortie. 12
Bérénice
Il vous cherche vous seul. Il nous évite tous. 12
Antiochus
Il ne m'a retenu que pour parler de vous. 12
Bérénice
De moi, Prince ?
Antiochus
Oui, Madame.
Bérénice
Et qu'a-t-il pu vous dire ?
Antiochus
860 Mille autres mieux que moi pourront vous en instruire. 12
Bérénice
Quoi, Seigneur ?…
Antiochus
Suspendez votre ressentiment.
D'autres, loin de se taire en ce même moment, 12
Triompheraient peut-être, et pleins de confiance, 12
Céderaient avec joie à votre impatience. 12
865 Mais moi, toujours tremblant, moi, vous le savez bien, 12
A qui votre repos est plus cher que le mien, 12
Pour ne le point troubler, j'aime mieux vous déplaire, 12
Et crains votre douleur plus que votre colère. 12
Avant la fin du jour vous me justifierez. 12
Adieu, Madame.
Bérénice
870 O ciel ! quel discours ! Demeurez,
Prince, c'est trop cacher mon trouble à votre vue : 12
Vous voyez devant vous une reine éperdue, 12
Qui, la mort dans le sein, vous demande deux mots. 12
Vous craignez, dites-vous, de troubler mon repos, 12
875 Et vos refus cruels, loin d'épargner ma peine, 12
Excitent ma douleur, ma colère, ma haine. 12
Seigneur, si mon repos vous est si précieux, 12
Si moi-même jamais je fus chère à vos yeux, 12
Éclaircissez le trouble où vous voyez mon âme : 12
Que vous a dit Titus ?
Antiochus
880 Au nom des dieux, Madame…
Bérénice
Quoi ! vous craignez si peu de me désobéir ? 12
Antiochus
Je n'ai qu'à vous parler pour me faire haïr. 12
Bérénice
Je veux que vous parliez.
Antiochus
Dieux ! quelle violence !
Madame, encore un coup, vous louerez mon silence. 12
Bérénice
885 Prince, dès ce moment contentez mes souhaits, 12
Ou soyez de ma haine assuré pour jamais. 12
Antiochus
Madame, après cela, je ne puis plus me taire. 12
Eh bien, vous le voulez, il faut vous satisfaire. 12
Mais ne vous flattez point : je vais vous annoncer 12
890 Peut-être des malheurs où vous n'osez penser. 12
Je connais votre cœur : vous devez vous attendre 12
Que je le vais frapper par l'endroit le plus tendre. 12
Titus m'a commandé…
Bérénice
Quoi ?
Antiochus
De vous déclarer
Qu'à jamais l'un de l'autre il faut vous séparer. 12
Bérénice
895 Nous séparer ? Qui ? Moi ? Titus de Bérénice ? 12
Antiochus
Il faut que devant vous je lui rende justice : 12
Tout ce que dans un cœur sensible et généreux 12
L'amour au désespoir peut rassembler d'affreux, 12
Je l'ai vu dans le sien. Il pleure ; il vous adore ; 12
900 Mais enfin que lui sert de vous aimer encore ? 12
Une reine est suspecte à l'empire romain. 12
Il faut vous séparer, et vous partez demain. 12
Bérénice
Nous séparer ! Hélas, Phénice !
Phénice
Eh bien, Madame ?
Il faut ici montrer la grandeur de votre âme. 12
905 Ce coup sans doute est rude ; il doit vous étonner. 12
Bérénice
Après tant de serments, Titus m'abandonner ! 12
Titus qui me jurait… Non, je ne le puis croire : 12
Il ne me quitte point, il y va de sa gloire. 12
Contre son innocence on veut me prévenir. 12
910 Ce piège n'est tendu que pour nous désunir. 12
Titus m'aime, Titus ne veut point que je meure. 12
Allons le voir : je veux lui parler tout à l'heure, 12
Allons.
Antiochus
Quoi ? vous pourriez ici me regarder…
Bérénice
Vous le souhaitez trop pour me persuader. 12
915 Non, je ne vous crois point. Mais quoi qu'il en puisse être, 12
Pour jamais à mes yeux gardez-vous de paraître. 12
(A Phénice.)
Ne m'abandonne pas dans l'état où je suis. 12
Hélas ! pour me tromper je fais ce que je puis. 12
Scène IV
Antiochus, Arsace.
Antiochus
Ne me trompé-je point ? L'ai-je bien entendue ? 12
920 Que je me garde, moi, de paraître à sa vue ? 12
Je m'en garderai bien. Et ne partais-je pas, 12
Si Titus malgré moi n'eût arrêté mes pas ? 12
Sans doute il faut partir. Continuons, Arsace. 12
Elle croit m'affliger, sa haine me fait grâce. 12
925 Tu me voyais tantôt inquiet, égaré : 12
Je partais amoureux, jaloux, désespéré, 12
Et maintenant, Arsace, après cette défense, 12
Je partirai peut-être avec indifférence. 12
Arsace
Moins que jamais, Seigneur, il faut vous éloigner. 12
Antiochus
930 Moi, je demeurerai pour me voir dédaigner ? 12
Des froideurs de Titus je serai responsable ? 12
Je me verrai puni parce qu'il est coupable ? 12
Avec quelle injustice et quelle indignité 12
Elle doute à mes yeux de ma sincérité ! 12
935 Titus l'aime, dit-elle, et moi je l'ai trahie. 12
L'ingrate ! m'accuser de cette perfidie ! 12
Et dans quel temps encor ? dans le moment fatal 12
Que j'étale à ses yeux les pleurs de mon rival, 12
Que pour la consoler je le faisais paraître 12
940 Amoureux et constant, plus qu'il ne l'est peut-être. 12
Arsace
Et de quel soin, Seigneur, vous allez-vous troubler ? 12
Laissez à ce torrent le temps de s'écouler ; 12
Dans huit jours, dans un mois, n'importe, il faut qu'il passe. 12
Demeurez seulement.
Antiochus
Non, je la quitte, Arsace.
945 Je sens qu'à sa douleur je pourrais compatir : 12
Ma gloire, mon repos, tout m'excite à partir. 12
Allons, et de si loin évitons la cruelle, 12
Que de longtemps, Arsace, on ne nous parle d'elle. 12
Toutefois il nous reste encore assez de jour : 12
950 Je vais dans mon palais attendre ton retour. 12
Va voir si sa douleur ne l'a point trop saisie, 12
Cours ; et partons du moins assurés de sa vie. 12
Acte IV
Scène première
Bérénice.
Bérénice
seule.
Phénice ne vient point ? Moments trop rigoureux, 12
Que vous paraissez lents à mes rapides vœux ! 12
955 Je m'agite, je cours, languissante, abattue ; 12
La force m'abandonne, et le repos me tue. 12
Phénice ne vient point ? Ah ! que cette longueur 12
D'un présage funeste épouvante mon cœur ! 12
Phénice n'aura point de réponse à me rendre ; 12
960 Titus, l'ingrat Titus n'a point voulu l'entendre ; 12
Il fuit, il se dérobe, à ma juste fureur. 12
Scène II
Bérénice, Phénice.
Bérénice
Chère Phénice, eh bien ? as-tu vu l'empereur ? 12
Qu'a-t-il dit ? Viendra-t-il ?
Phénice
Oui, je l'ai vu, Madame,
Et j'ai peint à ses yeux le trouble de votre âme. 12
965 J'ai vu couler des pleurs qu'il voulait retenir. 12
Bérénice
Vient-il ?
Phénice
N'en doutez point, Madame, il va venir.
Mais voulez-vous paraître en ce désordre extrême ? 12
Remettez-vous, Madame, et rentrez en vous-même. 12
Laissez-moi relever ces voiles détachés, 12
970 Et ces cheveux épars dont vos yeux sont cachés. 12
Souffrez que de vos pleurs je répare l'outrage. 12
Bérénice
Laisse, laisse, Phénice, il verra son ouvrage. 12
Et que m'importe, hélas ! de ces vains ornements ? 12
Si ma foi, si mes pleurs, si mes gémissements, 12
975 Mais que dis-je mes pleurs ? si ma perte certaine, 12
Si ma mort toute prête enfin ne le ramène, 12
Dis-moi, que produiront tes secours superflus, 12
Et tout ce faible éclat qui ne le touche plus ? 12
Phénice
Pourquoi lui faites-vous cet injuste reproche ? 12
980 J'entends du bruit, madame, et l'empereur s'approche. 12
Venez, fuyez la foule, et rentrons promptement ; 12
Vous l'entretiendrez seul dans votre appartement. 12
Scène III
Titus, Paulin, suite.
Titus
De la reine, Paulin, flattez l'inquiétude : 12
Je vais la voir. Je veux un peu de solitude. 12
Que l'on me laisse.
Paulin
985 O ciel ! que je crains ce combat !
Grands dieux, sauvez sa gloire et l'honneur de l'État. 12
Voyons la reine.
Scène IV
Titus.
Titus
seul.
Eh bien, Titus, que viens-tu faire ?
Bérénice t'attend. Où viens-tu, téméraire ? 12
Tes adieux sont-ils prêts ? T'es-tu bien consulté ? 12
990 Ton cœur te promet-il assez de cruauté ? 12
Car enfin au combat qui pour toi se prépare 12
C'est peu d'être constant, il faut être barbare. 12
Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur 12
Sait si bien découvrir les chemins de mon cœur ? 12
995 Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes, 12
Attachés sur les miens, m'accabler de leurs larmes, 12
Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ? 12
Pourrai-je dire enfin : « Je ne veux plus vous voir ? » 12
Je viens percer un cœur que j'adore, qui m'aime ; 12
1000 Et pourquoi le percer ? Qui l'ordonne ? Moi-même. 12
Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ? 12
L'entendons-nous crier autour de ce palais ? 12
Vois-je l'État penchant au bord du précipice ? 12
Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ? 12
1005 Tout se tait, et moi seul, trop prompt à me troubler, 12
J'avance des malheurs que je puis reculer. 12
Et qui sait si sensible aux vertus de la reine 12
Rome ne voudra point l'avouer pour Romaine ? 12
Rome peut par son choix justifier le mien. 12
1010 Non, non, encore un coup, ne précipitons rien. 12
Que Rome avec ses lois mette dans la balance 12
Tant de pleurs, tant d'amour, tant de persévérance : 12
Rome sera pour nous… Titus, ouvre les yeux ! 12
Quel air respires-tu ? N'es-tu pas dans ces lieux 12
1015 Où la haine des rois, avec le lait sucée, 12
Par crainte ou par amour ne peut être effacée ? 12
Rome jugea ta reine en condamnant ses rois. 12
N'as-tu pas en naissant entendu cette voix ? 12
Et n'as-tu pas encore ouï la renommée 12
1020 T'annoncer ton devoir jusque dans ton armée ? 12
Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas, 12
Ce que Rome en jugeait ne l'entendis-tu pas ? 12
Faut-il donc tant de fois te le faire redire ? 12
Ah lâche ! fais l'amour, et renonce à l'empire ; 12
1025 Au bout de l'univers va, cours te confiner, 12
Et fais place à des cœurs plus dignes de régner. 12
Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire 12
Qui devaient dans les cœurs consacrer ma mémoire ? 12
Depuis huit jours je règne, et jusques à ce jour 12
1030 Qu'ai-je fait pour l'honneur ? J'ai tout fait pour l'amour. 12
D'un temps si précieux quel compte puis-je rendre ? 12
Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ? 12
Quels pleurs ai-je séchés ? Dans quels yeux satisfaits 12
Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ? 12
1035 L'univers a-t-il vu changer ses destinées ? 12
Sais-je combien le ciel m'a compté de journées ? 12
Et de ce peu de jours si longtemps attendus, 12
Ah malheureux ! combien j'en ai déjà perdus ! 12
Ne tardons plus : faisons ce que l'honneur exige ; 12
Rompons le seul lien…
Scène V
Titus, Bérénice.
Bérénice, en sortant.
1040 Non, laissez-moi, vous dis-je ;
En vain tous vos conseils me retiennent ici, 12
Il faut que je le voie. Ah ! Seigneur, vous voici ! 12
Eh bien ? il est donc vrai que Titus m'abandonne ? 12
Il faut nous séparer ; et c'est lui qui l'ordonne ! 12
Titus
1045 N'accablez point, Madame, un prince malheureux. 12
Il ne faut point ici nous attendrir tous deux. 12
Un trouble assez cruel m'agite et me dévore, 12
Sans que des pleurs si chers me déchirent encore. 12
Rappelez bien plutôt ce cœur qui tant de fois 12
1050 M'a fait de mon devoir reconnaître la voix. 12
Il en est temps. Forcez votre amour à se taire, 12
Et d'un œil que la gloire et la raison éclaire 12
Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur. 12
Vous-même, contre vous, fortifiez mon cœur, 12
1055 Aidez-moi, s'il se peut, à vaincre ma faiblesse, 12
A retenir des pleurs qui m'échappent sans cesse ; 12
Ou, si nous ne pouvons commander à nos pleurs, 12
Que la gloire du moins soutienne nos douleurs, 12
Et que tout l'univers reconnaisse sans peine 12
1060 Les pleurs d'un empereur et les pleurs d'une reine. 12
Car enfin, ma Princesse, il faut nous séparer. 12
Bérénice
Ah ! cruel ! est-il temps de me le déclarer ? 12
Qu'avez-vous fait ? Hélas ! je me suis crue aimée. 12
Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée 12
1065 Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois 12
Quand je vous l'avouai pour la première fois ? 12
A quel excès d'amour m'avez-vous amenée ? 12
Que ne me disiez-vous : « Princesse infortunée, 12
Où vas-tu t'engager, et quel est ton espoir ? 12
1070 Ne donne point un cœur qu'on ne peut recevoir ». 12
Ne l'avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre, 12
Quand de vos seules mains ce cœur voudrait dépendre ? 12
Tout l'empire a vingt fois conspiré contre nous. 12
Il était temps encor : que ne me quittiez-vous ? 12
1075 Mille raisons alors consolaient ma misère : 12
Je pouvais de ma mort accuser votre père, 12
Le peuple, le sénat, tout l'empire romain, 12
Tout l'univers, plutôt qu'une si chère main. 12
Leur haine, dès longtemps contre moi déclarée, 12
1080 M'avait à mon malheur dès longtemps préparée. 12
Je n'aurais pas, Seigneur, reçu ce coup cruel 12
Dans le temps que j'espère un bonheur immortel, 12
Quand votre heureux amour peut tout ce qu'il désire, 12
Lorsque Rome se tait, quand votre père expire, 12
1085 Lorsque tout l'univers fléchit à vos genoux, 12
Enfin quand je n'ai plus à redouter que vous. 12
Titus
Et c'est moi seul aussi qui pouvais me détruire. 12
Je pouvais vivre alors et me laisser séduire ; 12
Mon cœur se gardait bien d'aller dans l'avenir 12
1090 Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir. 12
Je voulais qu'à mes vœux rien ne fût invincible, 12
Je n'examinais rien, j'espérais l'impossible. 12
Que sais-je ? j'espérais de mourir à vos yeux, 12
Avant que d'en venir à ces cruels adieux. 12
1095 Les obstacles semblaient renouveler ma flamme, 12
Tout l'empire parlait, mais la gloire, Madame, 12
Ne s'était point encor fait entendre à mon cœur 12
Du ton dont elle parle au cœur d'un empereur. 12
Je sais tous les tourments où ce dessein me livre, 12
1100 Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre, 12
Que mon cœur de moi-même est prêt à s'éloigner, 12
Mais il ne s'agit plus de vivre, il faut régner. 12
Bérénice
Eh bien ! régnez, cruel, contentez votre gloire : 12
Je ne dispute plus. J'attendais, pour vous croire, 12
1105 Que cette même bouche, après mille serments 12
D'un amour qui devait unir tous nos moments, 12
Cette bouche, à mes yeux s'avouant infidèle, 12
M'ordonnât elle-même une absence éternelle. 12
Moi-même j'ai voulu vous entendre en ce lieu. 12
1110 Je n'écoute plus rien, et pour jamais : adieu… 12
Pour jamais ! Ah, Seigneur ! songez-vous en vous-même 12
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ? 12
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, 12
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ? 12
1115 Que le jour recommence et que le jour finisse, 12
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, 12
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ? 12
Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus ! 12
L'ingrat, de mon départ consolé par avance, 12
1120 Daignera-t-il compter les jours de mon absence ? 12
Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts. 12
Titus
Je n'aurai pas, Madame, à compter tant de jours. 12
J'espère que bientôt la triste Renommée 12
Vous fera confesser que vous étiez aimée. 12
1125 Vous verrez que Titus n'a pu, sans expirer… 12
Bérénice
Ah Seigneur ! s'il est vrai, pourquoi nous séparer ? 12
Je ne vous parle point d'un heureux hyménée ; 12
Rome à ne plus vous voir m'a-t-elle condamnée ? 12
Pourquoi m'enviez-vous l'air que vous respirez ? 12
Titus
1130 Hélas ! vous pouvez tout, Madame : demeurez, 12
Je n'y résiste point. Mais je sens ma faiblesse : 12
Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse, 12
Et sans cesse veiller à retenir mes pas, 12
Que vers vous à toute heure entraînent vos appas. 12
1135 Que dis-je ? En ce moment mon cœur, hors de lui-même, 12
S'oublie, et se souvient seulement qu'il vous aime. 12
Bérénice
Eh bien, Seigneur, eh bien ! qu'en peut-il arriver ? 12
Voyez-vous les Romains prêts à se soulever ? 12
Titus
Et qui sait de quel œil ils prendront cette injure ? 12
1140 S'ils parlent, si les cris succèdent au murmure, 12
Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ? 12
S'ils se taisent, Madame, et me vendent leurs lois, 12
A quoi m'exposez-vous ? Par quelle complaisance 12
Faudra-t-il quelque jour payer leur patience ? 12
1145 Que n'oseront-ils point alors me demander ? 12
Maintiendrai-je des lois que je ne puis garder ? 12
Bérénice
Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice ! 12
Titus
Je les compte pour rien ? Ah ciel ! quelle injustice ! 12
Bérénice
Quoi ? pour d'injustes lois que vous pouvez changer, 12
1150 En d'éternels chagrins vous-même vous plonger ? 12
Rome a ses droits, Seigneur : n'avez-vous pas les vôtres ? 12
Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres ? 12
Dites, parlez.
Titus
Hélas ! que vous me déchirez !
Bérénice
Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez ! 12
Titus
1155 Oui, Madame, il est vrai, je pleure, je soupire, 12
Je frémis. Mais enfin, quand j'acceptai l'empire, 12
Rome me fit jurer de maintenir ses droits : 12
Je dois les maintenir. Déjà plus d'une fois, 12
Rome a de mes pareils exercé la constance. 12
1160 Ah ! si vous remontiez jusques à sa naissance, 12
Vous les verriez toujours à ses ordres soumis : 12
L'un, jaloux de sa foi, va chez les ennemis 12
Chercher, avec la mort, la peine toute prête ; 12
D'un fils victorieux l'autre proscrit la tête ; 12
1165 L'autre, avec des yeux secs et presque indifférents, 12
Voit mourir ses deux fils, par son ordre expirants. 12
Malheureux ! mais toujours la patrie et la gloire 12
Ont parmi les Romains remporté la victoire. 12
Je sais qu'en vous quittant le malheureux Titus 12
1170 Passe l'austérité de toutes leurs vertus, 12
Qu'elle n'approche point de cet effort insigne, 12
Mais, Madame, après tout, me croyez-vous indigne 12
De laisser un exemple à la postérité, 12
Qui sans de grands efforts ne puisse être imité ? 12
Bérénice
1175 Non, je crois tout facile à votre barbarie. 12
Je vous crois digne, ingrat, de m'arracher la vie. 12
De tous vos sentiments mon cœur est éclairci ; 12
Je ne vous parle plus de me laisser ici. 12
Qui ? moi, j'aurais voulu, honteuse et méprisée 12
1180 D'un peuple qui me hait soutenir la risée ? 12
J'ai voulu vous pousser jusques à ce refus. 12
C'en est fait, et bientôt vous ne me craindrez plus. 12
N'attendez pas ici que j'éclate en injures, 12
Que j'atteste le ciel, ennemi des parjures ; 12
1185 Non ; si le ciel encore est touché de mes pleurs, 12
Je le prie en mourant d'oublier mes douleurs. 12
Si je forme des vœux contre votre injustice, 12
Si devant que mourir la triste Bérénice 12
Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur, 12
1190 Je ne le cherche, ingrat, qu'au fond de votre cœur. 12
Je sais que tant d'amour n'en peut être effacée, 12
Que ma douleur présente, et ma bonté passée, 12
Mon sang, qu'en ce palais je veux même verser, 12
Sont autant d'ennemis que je vais vous laisser ; 12
1195 Et, sans me repentir de ma persévérance, 12
Je me remets sur eux de toute ma vengeance. 12
Adieu.
Scène VI
Titus, Paulin.
Paulin
Dans quel dessein vient-elle de sortir,
Seigneur ? Est-elle enfin disposée à partir ? 12
Titus
Paulin, je suis perdu, je n'y pourrai survivre : 12
1200 La reine veut mourir. Allons, il faut la suivre. 12
Courons à son secours.
Paulin
Hé quoi ? n'avez-vous pas
Ordonné dès tantôt qu'on observe ses pas ? 12
Ses femmes, à toute heure autour d'elle empressées, 12
Sauront la détourner de ces tristes pensées. 12
1205 Non, non, ne craignez rien. Voilà les plus grands coups, 12
Seigneur ; continuez, la victoire est à vous. 12
Je sais que sans pitié vous n'avez pu l'entendre ; 12
Moi-même, en la voyant, je n'ai pu m'en défendre. 12
Mais regardez plus loin : songez, en ce malheur, 12
1210 Quelle gloire va suivre un moment de douleur, 12
Quels applaudissements l'univers vous prépare, 12
Quel rang dans l'avenir…
Titus
Non, je suis un barbare.
Moi-même, je me hais. Néron, tant détesté, 12
N'a point à cet excès poussé sa cruauté. 12
1215 Je ne souffrirai point que Bérénice expire. 12
Allons, Rome en dira ce qu'elle en voudra dire. 12
Paulin
Quoi, Seigneur ?
Titus
Je ne sais, Paulin, ce que je dis.
L'excès de la douleur accable mes esprits. 12
Paulin
Ne troublez point le cours de votre renommée : 12
1220 Déjà de vos adieux la nouvelle est semée ; 12
Rome, qui gémissait, triomphe avec raison, 12
Tous les temples ouverts fument en votre nom, 12
Et le peuple, élevant vos vertus jusqu'aux nues, 12
Va partout de lauriers couronner vos statues. 12
Titus
1225 Ah, Rome ! Ah, Bérénice ! Ah, prince malheureux ! 12
Pourquoi suis-je empereur ? Pourquoi suis-je amoureux ? 12
Scène VII
Titus, Antiochus, Paulin, Arsace.
Antiochus
Qu'avez-vous fait, Seigneur ? l'aimable Bérénice 12
Va peut-être expirer dans les bras de Phénice. 12
Elle n'entend ni pleurs, ni conseil, ni raison ; 12
1230 Elle implore à grands cris le fer et le poison. 12
Vous seul vous lui pouvez arracher cette envie. 12
On vous nomme, et ce nom la rappelle à la vie. 12
Ses yeux, toujours tournés vers votre appartement, 12
Semblent vous demander de moment en moment. 12
1235 Je n'y puis résister, ce spectacle me tue. 12
Que tardez-vous ? allez vous montrer à sa vue. 12
Sauvez tant de vertus, de grâces, de beauté, 12
Ou renoncez, Seigneur, à toute humanité. 12
Dites un mot.
Titus
Hélas ! quel mot puis-je lui dire ?
1240 Moi-même en ce moment sais-je si je respire ? 12
Scène VIII
Titus, Antiochus, Paulin, Arsace, Rutile.
Rutile
Seigneur, tous les tribuns, les consuls, le sénat, 12
Viennent vous demander au nom de tout l'État. 12
Un grand peuple les suit, qui, plein d'impatience, 12
Dans votre appartement attend votre présence. 12
Titus
1245 Je vous entends, grand dieux : vous voulez rassurer 12
Ce cœur que vous voyez tout prêt à s'égarer. 12
Paulin
Venez, Seigneur, passons dans la chambre prochaine, 12
Allons voir le sénat.
Antiochus
Ah ! courez chez la reine.
Paulin
Quoi ? vous pourriez, Seigneur, par cette indignité, 12
1250 De l'empire à vos pieds fouler la majesté ? 12
Rome…
Titus
Il suffit, Paulin, nous allons les entendre.
(A Antiochus.)
Prince, de ce devoir je ne puis me défendre. 12
Voyez la reine. Allez. J'espère, à mon retour, 12
Qu'elle ne pourra plus douter de mon amour. 12
Acte V
Scène première
Arsace.
Arsace
seul.
1255 Où pourrai-je trouver ce prince trop fidèle ? 12
Ciel, conduisez mes pas, et secondez mon zèle ; 12
Faites qu'en ce moment je lui puisse annoncer 12
Un bonheur où peut-être il n'ose plus penser ! 12
Scène II
Antiochus, Arsace.
Arsace
Ah ! quel heureux destin en ces lieux vous renvoie, 12
Seigneur ?
Antiochus
1260 Si mon retour t'apporte quelque joie,
Arsace, rends-en grâce à mon seul désespoir. 12
Arsace
La reine part, Seigneur.
Antiochus
Elle part ?
Arsace
Dès ce soir.
Ses ordres sont donnés. Elle s'est offensée 12
Que Titus à ses pleurs l'ait si longtemps laissée. 12
1265 Un généreux dépit succède à sa fureur : 12
Bérénice renonce à Rome, à l'empereur, 12
Et même veut partir avant que Rome instruite 12
Puisse voir son désordre et jouir de sa fuite. 12
Elle écrit à César.
Antiochus
O ciel ! qui l'aurait cru ?
Et Titus ?
Arsace
1270 A ses yeux Titus n'a point paru.
Le peuple avec transport l'arrête et l'environne, 12
Applaudissant aux noms que le sénat lui donne ; 12
Et ces noms, ces respects, ces applaudissements, 12
Deviennent pour Titus autant d'engagements, 12
1275 Qui le liant, Seigneur, d'une honorable chaîne, 12
Malgré tous ses soupirs et les pleurs de la reine, 12
Fixent dans son devoir ses vœux irrésolus. 12
C'en est fait ; et peut-être il ne la verra plus. 12
Antiochus
Que de sujets d'espoir, Arsace, je l'avoue ! 12
1280 Mais d'un soin si cruel la fortune me joue, 12
J'ai vu tous mes projets tant de fois démentis, 12
Que j'écoute en tremblant tout ce que tu me dis ; 12
Et mon cœur, prévenu d'une crainte importune, 12
Croit même, en espérant, irriter la fortune. 12
1285 Mais que vois-je ? Titus porte vers nous ses pas. 12
Que veut-il ?
Scène III
Titus, Antiochus, Arsace.
Titus
en entrant.
Demeurez : qu'on ne me suive pas.
Enfin, Prince, je viens dégager ma promesse. 12
Bérénice m'occupe et m'afflige sans cesse. 12
Je viens, le cœur percé de vos pleurs et des siens, 12
1290 Calmer des déplaisirs moins cruels que les miens. 12
Venez, Prince, venez : je veux bien que vous-même 12
Pour la dernière fois vous voyiez si je l'aime. 12
Scène IV
Antiochus, Arsace.
Antiochus
Eh bien ! voilà l'espoir que tu m'avais rendu, 12
Et tu vois le triomphe où j'étais attendu ! 12
1295 Bérénice partait justement irritée ! 12
Pour ne la plus revoir, Titus l'avait quittée ! 12
Qu'ai-je donc fait, grands dieux ? Quel cours infortuné 12
A ma funeste vie aviez-vous destiné ? 12
Tous mes moments ne sont qu'un éternel passage 12
1300 De la crainte à l'espoir, de l'espoir à la rage. 12
Et je respire encor ? Bérénice ! Titus ! 12
Dieux cruels ! de mes pleurs vous ne vous rirez plus. 12
Scène V
Titus, Bérénice, Phénice.
Bérénice
Non, je n'écoute rien. Me voilà résolue : 12
Je veux partir. Pourquoi vous montrer à ma vue ? 12
1305 Pourquoi venir encore aigrir mon désespoir ? 12
N'êtes-vous pas content ? Je ne veux plus vous voir. 12
Titus
Mais, de grâce, écoutez.
Bérénice
Il n'est plus temps.
Titus
Madame,
Un mot.
Bérénice
Non.
Titus
Dans quel trouble elle jette mon âme !
Ma Princesse, d'où vient ce changement soudain ? 12
Bérénice
1310 C'en est fait. Vous voulez que je parte demain ; 12
Et moi, j'ai résolu de partir tout à l'heure, 12
Et je pars.
Titus
Demeurez.
Bérénice
Ingrat ! que je demeure ?
Et pourquoi ? Pour entendre un peuple injurieux 12
Qui fait de mon malheur retentir tous ces lieux ? 12
1315 Ne l'entendez-vous pas, cette cruelle joie, 12
Tandis que dans les pleurs moi seule je me noie ? 12
Quel crime, quelle offense, a pu les animer ? 12
Hélas ! et qu'ai-je fait que de vous trop aimer ? 12
Titus
Écoutez-vous, Madame, une foule insensée ? 12
Bérénice
1320 Je ne vois rien ici dont je ne sois blessée. 12
Tout cet appartement préparé par vos soins, 12
Ces lieux, de mon amour si longtemps les témoins, 12
Qui semblaient pour jamais me répondre du vôtre, 12
Ces festons, où nos noms enlacés l'un dans l'autre, 12
1325 A mes tristes regards viennent partout s'offrir, 12
Sont autant d'imposteurs que je ne puis souffrir. 12
Allons, Phénice.
Titus
O ciel ! Que vous êtes injuste !
Bérénice
Retournez, retournez vers ce sénat auguste 12
Qui vient vous applaudir de votre cruauté. 12
1330 Eh bien, avec plaisir l'avez-vous écouté ? 12
Êtes-vous pleinement content de votre gloire ? 12
Avez-vous bien promis d'oublier ma mémoire ? 12
Mais ce n'est pas assez expier vos amours : 12
Avez-vous bien promis de me haïr toujours ? 12
Titus
1335 Non, je n'ai rien promis. Moi, que je vous haïsse ! 12
Que je puisse jamais oublier Bérénice ! 12
Ah dieux ! dans quel moment son injuste rigueur 12
De ce cruel soupçon vient affliger mon cœur ! 12
Connaissez-moi, Madame, et depuis cinq années, 12
1340 Comptez tous les moments et toutes les journées 12
Où, par plus de transports et par plus de soupirs, 12
Je vous ai de mon cœur exprimé les désirs : 12
Ce jour surpasse tout. Jamais, je le confesse, 12
Vous ne fûtes aimée avec tant de tendresse, 12
Et jamais…
Bérénice
1345 Vous m'aimez, vous me le soutenez,
Et cependant je pars, et vous me l'ordonnez ! 12
Quoi ? dans mon désespoir trouvez-vous tant de charmes ? 12
Craignez-vous que mes yeux versent trop peu de larmes ? 12
Que me sert de ce cœur l'inutile retour ? 12
1350 Ah, cruel ! par pitié, montrez-moi moins d'amour ; 12
Ne me rappelez point une trop chère idée, 12
Et laissez-moi du moins partir persuadée 12
Que déjà de votre âme exilée en secret, 12
J'abandonne un ingrat qui me perd sans regret. 12
(Il lit une lettre.)
1355 Vous m'avez arraché ce que je viens d'écrire. 12
Voilà de votre amour tout ce que je désire : 12
Lisez, ingrat, lisez, et me laissez sortir. 12
Titus
Vous ne sortirez point, je n'y puis consentir. 12
Quoi ? ce départ n'est donc qu'un cruel stratagème ? 12
1360 Vous cherchez à mourir ? et de tout ce que j'aime 12
Il ne restera plus qu'un triste souvenir ? 12
Qu'on cherche Antiochus, qu'on le fasse venir. 12
(Bérénice se laisse tomber sur un siège.)
Scène VI
Titus, Bérénice.
Titus
Madame, il faut vous faire un aveu véritable : 12
Lorsque j'envisageai le moment redoutable 12
1365 Où, pressé par les lois d'un austère devoir, 12
Il fallait pour jamais renoncer à vous voir ; 12
Quand de ce triste adieu je prévis les approches, 12
Mes craintes, mes combats, vos larmes, vos reproches, 12
Je préparai mon âme à toutes les douleurs 12
1370 Que peut faire sentir le plus grand des malheurs. 12
Mais, quoi que je craignisse, il faut que je le die, 12
Je n'en avais prévu que la moindre partie ; 12
Je croyais ma vertu moins prête à succomber, 12
Et j'ai honte du trouble où je la vois tomber. 12
1375 J'ai vu devant mes yeux Rome entière assemblée. 12
Le sénat m'a parlé, mais mon âme accablée 12
Écoutait sans entendre, et ne leur a laissé 12
Pour prix de leurs transports qu'un silence glacé. 12
Rome de votre sort est encore incertaine ; 12
1380 Moi-même à tous moments je me souviens à peine 12
Si je suis empereur, ou si je suis Romain. 12
Je suis venu vers vous sans savoir mon dessein : 12
Mon amour m'entraînait, et je venais peut-être 12
Pour me chercher moi-même et pour me reconnaître. 12
1385 Qu'ai-je trouvé ? Je vois la mort peinte en vos yeux ; 12
Je vois pour la chercher que vous quittez ces lieux. 12
C'en est trop. Ma douleur, à cette triste vue, 12
A son dernier excès est enfin parvenue. 12
Je ressens tous les maux que je puis ressentir, 12
1390 Mais je vois le chemin par où j'en puis sortir. 12
Ne vous attendez point que las de tant d'alarmes, 12
Par un heureux hymen je tarisse vos larmes : 12
En quelque extrémité que vous m'ayez réduit, 12
Ma gloire inexorable à toute heure me suit ; 12
1395 Sans cesse elle présente à mon âme étonnée 12
L'empire incompatible avec votre hyménée, 12
Me dit qu'après l'éclat et les pas que j'ai faits, 12
Je dois vous épouser encor moins que jamais. 12
Oui, Madame ; et je dois moins encore vous dire 12
1400 Que je suis prêt pour vous d'abandonner l'empire, 12
De vous suivre, et d'aller, trop content de mes fers, 12
Soupirer avec vous au bout de l'univers. 12
Vous-même rougiriez de ma lâche conduite : 12
Vous verriez à regret marcher à votre suite 12
1405 Un indigne empereur, sans empire, sans cour, 12
Vil spectacle aux humains des faiblesses d'amour. 12
Pour sortir des tourments dont mon âme est la proie, 12
Il est, vous le savez, une plus noble voie ; 12
Je me suis vu, Madame, enseigner ce chemin, 12
1410 Et par plus d'un héros et par plus d'un Romain : 12
Lorsque trop de malheurs ont lassé leur constance, 12
Ils ont tous expliqué cette persévérance 12
Dont le sort s'attachait à les persécuter, 12
Comme un ordre secret de n'y plus résister. 12
1415 Si vos pleurs plus longtemps viennent frapper ma vue, 12
Si toujours à mourir je vous vois résolue, 12
S'il faut qu'à tout moment je tremble pour vos jours, 12
Si vous ne me jurez d'en respecter le cours, 12
Madame, à d'autres pleurs vous devez vous attendre. 12
1420 En l'état où je suis je puis tout entreprendre, 12
Et je ne réponds pas que ma main à vos yeux 12
N'ensanglante à la fin nos funestes adieux. 12
Bérénice
Hélas !
Titus
Non, il n'est rien dont je ne sois capable.
Vous voilà de mes jours maintenant responsable. 12
1425 Songez-y bien, Madame, et si je vous suis cher… 12
Scène VII
Titus, Bérénice, Antiochus.
Titus
Venez, Prince, venez je vous ai fait chercher. 12
Soyez ici témoin de toute ma faiblesse ; 12
Voyez si c'est aimer avec peu de tendresse ; 12
Jugez-nous.
Antiochus
Je crois tout : je vous connais tous deux.
1430 Mais connaissez vous-même un prince malheureux 12
Vous m'avez honoré, Seigneur, de votre estime ; 12
Et moi, je puis ici vous le jurer sans crime, 12
A vos plus chers amis j'ai disputé ce rang ; 12
Je l'ai disputé même aux dépens de mon sang. 12
1435 Vous m'avez, malgré moi, confié l'un et l'autre, 12
La reine, son amour, et vous, Seigneur, le vôtre. 12
La reine, qui m'entend, peut me désavouer : 12
Elle m'a vu toujours ardent à vous louer, 12
Répondre par mes soins à votre confidence. 12
1440 Vous croyez m'en devoir quelque reconnaissance ; 12
Mais le pourriez-vous croire en ce moment fatal, 12
Qu'un ami si fidèle était votre rival ? 12
Titus
Mon rival !
Antiochus
Il est temps que je vous éclaircisse.
Oui, Seigneur, j'ai toujours adoré Bérénice. 12
1445 Pour ne la plus aimer j'ai cent fois combattu ; 12
Je n'ai pu l'oublier ; au moins je me suis tu. 12
De votre changement la flatteuse apparence 12
M'avait rendu tantôt quelque faible espérance : 12
Les larmes de la reine ont éteint cet espoir. 12
1450 Ses yeux, baignés de pleurs, demandaient à vous voir ; 12
Je suis venu, Seigneur, vous appeler moi-même ; 12
Vous êtes revenu. Vous aimez, on vous aime ; 12
Vous vous êtes rendu : je n'en ai point douté. 12
Pour la dernière fois je me suis consulté ; 12
1455 J'ai fait de mon courage une épreuve dernière ; 12
Je viens de rappeler ma raison tout entière : 12
Jamais je ne me suis senti plus amoureux. 12
Il faut d'autres efforts pour rompre tant de nœuds : 12
Ce n'est qu'en expirant que je puis les détruire ; 12
1460 J'y cours. Voilà de quoi j'ai voulu vous instruire. 12
Oui, Madame, vers vous j'ai rappelé ses pas, 12
Mes soins ont réussi, je ne m'en repens pas. 12
Puisse le ciel verser sur toutes vos années 12
Mille prospérités l'une à l'autre enchaînées ! 12
1465 Ou s'il vous garde encore un reste de courroux, 12
Je conjure les dieux d'épuiser tous les coups 12
Qui pourraient menacer une si belle vie, 12
Sur ces jours malheureux que je vous sacrifie. 12
Bérénice
se levant.
Arrêtez, arrêtez ! Princes trop généreux, 12
1470 En quelle extrémité me jetez-vous tous deux ! 12
Soit que je vous regarde, ou que je l'envisage, 12
Partout du désespoir je rencontre l'image, 12
Je ne vois que des pleurs, et je n'entends parler 12
Que de trouble, d'horreurs, de sang prêt à couler. 12
(A Titus.)
1475 Mon cœur vous est connu, Seigneur, et je puis dire 12
Qu'on ne l'a jamais vu soupirer pour l'empire : 12
La grandeur des Romains, la pourpre des Césars, 12
N'a point, vous le savez, attiré mes regards. 12
J'aimais, Seigneur, j'aimais, je voulais être aimée. 12
1480 Ce jour, je l'avouerai, je me suis alarmée : 12
J'ai cru que votre amour allait finir son cours. 12
Je connais mon erreur, et vous m'aimez toujours. 12
Votre cœur s'est troublé, j'ai vu couler vos larmes. 12
Bérénice, Seigneur, ne vaut point tant d'alarmes, 12
1485 Ni que par votre amour l'univers malheureux, 12
Dans le temps que Titus attire tous ses vœux, 12
Et que de vos vertus il goûte les prémices, 12
Se voie en un moment enlever ses délices. 12
Je crois, depuis cinq ans jusqu'à ce dernier jour, 12
1490 Vous avoir assuré d'un véritable amour. 12
Ce n'est pas tout : je veux, en ce moment funeste, 12
Par un dernier effort couronner tout le reste : 12
Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus. 12
Adieu, Seigneur, régnez : je ne vous verrai plus. 12
(A Antiochus.)
1495 Prince, après cet adieu, vous jugez bien vous-même 12
Que je ne consens pas de quitter ce que j'aime 12
Pour aller loin de Rome écouter d'autres vœux. 12
Vivez, et faites-vous un effort généreux. 12
Sur Titus et sur moi réglez votre conduite : 12
1500 Je l'aime, je le fuis ; Titus m'aime, il me quitte. 12
Portez loin de mes yeux vos soupirs et vos fers. 12
Adieu. Servons tous trois d'exemple à l'univers 12
De l'amour la plus tendre et la plus malheureuse 12
Dont il puisse garder l'histoire douloureuse. 12
1505 Tout est prêt. On m'attend. Ne suivez point mes pas. 12
(A Titus.)
Pour la dernière fois, adieu, Seigneur.
Antiochus
Hélas !
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