Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
NOA_1/NOA95
Anna de NOAILLES
Les Vivants et les Morts
1913
III
LES ÉLÉVATIONS
MON DIEU, JE NE SAIS RIEN…
Mon Dieu, je ne sais rien, | mais je sais que je souffre 6+6 a
Au delà de l'appui | et du secours humain, 6+6 b
Et, puisque tous les ponts | sont rompus sur le gouffre, 6+6 a
Je vous nommerai Dieu, | et je vous tends la main. 6+6 b
5 Mon esprit est sans foi, | je ne puis vous connaître, 6+6 a
Mais mon courage est vif | et mon corps fatigué, 6+6 b
Un grand désir suffit | à vous faire renaître, 6+6 a
Je vous possède enfin | puisque vous me manquez ! 6+6 b
Les lumineux climats | d'où sont venus mes pères 6+6 a
10 Ne me préparaient pas | à m'approcher de vous, 6+6 b
Mais on est votre enfant | dès que l'on désespère 6+6 a
Et quand l'intelligence | à plier se résout. 6+6 b
J'ai longtemps recherché | le somptueux prodige 6+6 a
D'un tout-puissant bonheur | sans fond et sans parois : 6+6 b
15 La profondeur est close | au prix de mon vertige, 6+6 a
Et mon torrent toujours | rejaillissait vers moi. 6+6 b
Ni les eaux, ni le feu, | ni l'air ne vous célèbrent 6+6 a
Autant que mon inerte, | actif et vaste amour ; 6+6 b
La lumière est en moi, | j'erre dans les ténèbres 6+6 a
20 Quand mes yeux sont voilés | par la clarté du jour ! 6+6 b
Jamais un être humain | avec plus de constance 6+6 a
N'a tenté de vous joindre | et d'échapper à soi. 6+6 b
Au travers des désirs | et de leur turbulence, 6+6 a
J'ai cherché le moment | où l'on vous aperçoit. 6+6 b
25 — Je vous ai vu au bord | de ces païens rivages 6+6 a
Où les temples ouverts, | envahis par l'été, 6+6 b
Maintiennent dans le temps, | avec un long courage, 6+6 a
De votre aspect changeant | la multiple unité. 6+6 b
Je vous vois, dieu guerrier, | quand la foule unanime, 6+6 a
30 Effaçant ses contours, | arrachant ses liens, 6+6 b
Semble un compact éther | aspiré par les cimes 6+6 a
Et gagne le sommet | de monts cornéliens. 6+6 b
Je vous vois, quand ma ville, | ainsi qu'un pâle orage, 6+6 a
Étend à l'infini | le désert de ses toits, 6+6 b
35 Et que mes yeux, mêlés | aux langueurs des nuages, 6+6 a
Se traînent sans trouver | vos véritables lois. 6+6 b
Je vous vois, sur les fronts | ternis comme des cibles, 6+6 a
De ceux-là qui jamais | ne déposent leur faix, 6+6 b
Qui, s'efforçant toujours | au delà du possible 6+6 a
40 Ont le zèle offensé | d'un héros contrefait. 6+6 b
Je vous vois, quand un corps | craintif va se résoudre 6+6 a
A saisir le bonheur | suave et malfaisant ; 6+6 b
Quand le plaisir au cœur | roule comme la foudre 6+6 a
Et semble un meurtrier | qui console en tuant ! 6+6 b
45 C'est vous qui rayonnez | avec les douze apôtres 6+6 a
Dans les gémissements, | les appels et les cris, 6+6 b
Dans un être éperdu | qu'on sépare de l'autre, 6+6 a
Dans ces lambeaux de chair | où se mouvait l'esprit ; 6+6 b
Dans ces regards accrus | que la douleur tenaille : 6+6 a
50 Athlètes enchaînés | où vient perler le sang, 6+6 b
Terribles yeux, frappés | ainsi que des médailles 6+6 a
Où l'on voit la beauté | d'un mort ou d'un absent ! 6+6 b
— Seigneur, vous l'entendez, | je n'ai pas d'autre offrande 6+6 a
Que ces pourpres charbons | retirés des enfers, 6+6 b
55 Depuis longtemps l'eau vive | et l'agreste guirlande 6+6 a
S'échappaient de mes bras, | épars comme un désert. 6+6 b
Mais ce que je vous donne | est le soupir des âges ; 6+6 a
L'orgueil désabusé | porte la corde au cou ; 6+6 b
Et ma simple présence | est comme un clair présage 6+6 a
60 Qu'un siècle plus gonflé | veut s'écouler en vous. 6+6 b
Ce n'est pas la langueur, | ce n'est pas la faiblesse 6+6 a
Qui me fait vous louer | et vers vous me conduit, 6+6 b
Mais l'exaltant soleil, | comblé de mes caresses, 6+6 a
Quand mon esprit souffrait | l'a laissé dans la nuit. 6+6 b
65 — J'ai vu que tout priait, | le désir et la plainte, 6+6 a
Que les regards priaient | en se cherchant entre eux, 6+6 b
Que les emportements, | le délire et l'étreinte 6+6 a
Sont la tentation | que nous avons de Dieu. 6+6 b
Je ne puis l'expliquer, | mais votre éclat suprême 6+6 a
70 Semble être mon reflet | au lac d'un paradis, 6+6 b
Un soir je vous ai vu | ressembler à moi-même, 6+6 a
Sur la route où mon corps | par l'ombre était grandi ; 6+6 b
C'est toujours soi qu'on cherche | en croyant qu'on s'évade, 6+6 a
On voudrait reposer | entre ses bras bénis ; 6+6 b
75 Votre amour et le mien | jamais ne rétrogradent, 6+6 a
Et je m'entoure enfin | de mon cœur infini… 6+6 b
Je le sais, mes pas sont | enlizés dans le sable, 6+6 a
Tout le poids de la vie | est retenu au sol, 6+6 b
Mais la flèche du cœur | va vers l'inconnaissable 6+6 a
80 Et l'esprit ébloui | accompagne ce vol ; 6+6 b
Je ne veux plus revoir | ce trop humain désastre 6+6 a
Qui m'avait assourdie | et me crevait les yeux ; 6+6 b
Ces nuits où la douleur | m'apparentait aux astres, 6+6 a
Par l'effort éloigné, | vain et silencieux ; 6+6 b
85 La détresse a besoin | d'une immense étendue, 6+6 a
D'une voûte où l'amour | coule jusqu'aux deux bords ; 6+6 b
Une ardeur sans espoir | n'est plus interrompue, 6+6 a
Et l'espace est moins haut | que son plaintif essor. 6+6 b
C'est pourquoi, les yeux clos | aux lueurs de la terre, 6+6 a
90 Délaissant ma raison | comme un trop faible ami, 6+6 b
Je vous bois, ô torrent | dont le feu désaltère, 6+6 a
Dieu brûlant, vous en qui | tout excès est permis… 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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