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MUS_2/MUS41
Alfred de MUSSET
POÉSIES NOUVELLES
1836-1852
LES NUITS
LA NUIT D'OCTOBRE
LE POÈTE
Le mal dont j'ai souffert s'est enfui comme un rêve. 12
Je n'en puis comparer le lointain souvenir 12
Qu'à ces brouillards légers que l'aurore soulève 12
Et qu'avec la rosée on voit s'évanouir. 12
LA MUSE
5 Qu'aviez-vous donc, ô mon poète, 8
Et quelle est la peine secrète 8
Qui de moi vous a séparé ? 8
Hélas ! je m'en ressens encore. 8
Quel est donc ce mal que j'ignore 8
10 Et dont j'ai si longtemps pleuré ? 8
LE POÈTE
C'était un mal vulgaire et bien connu des hommes ; 12
Mais, lorsque nous avons quelque ennui dans le cœur, 12
Nous nous imaginons, pauvres fous que nous sommes, 12
Que personne avant nous n'a senti la douleur. 12
LA MUSE
15 Il n'est de vulgaire chagrin 8
Que celui d'une âme vulgaire. 8
Ami, que ce triste mystère 8
S'échappe aujourd'hui de ton sein. 8
Crois-moi, parle avec confiance ; 8
20 Le sévère Dieu du silence 8
Est un des frères de la Mort ; 8
En se plaignant on se console, 8
Et quelquefois une parole 8
Nous a délivrés d'un remord. 8
LE POÈTE
25 S'il fallait maintenant parler de ma souffrance, 12
Je ne sais trop quel nom elle devrait porter, 12
Si c'est amour, folie, orgueil, expérience, 12
Ni si personne au monde en pourrait profiter. 12
Je veux bien toutefois l'en raconter l'histoire, 12
30 Puisque nous voilà seuls assis près du foyer. 12
Prends cette lyre, approche, et laisse ma mémoire 12
Au son de tes accords doucement s'éveiller. 12
LA MUSE
Avant de me dire ta peine, 8
O poète, en es-tu guéri ? 8
35 Songe qu'il t'en faut aujourd'hui 8
Parler sans amour et sans haine. 8
S'il te souvient que j'ai reçu 8
Le doux nom de consolatrice, 8
Ne fais pas de moi la complice 8
40 Des passions qui t'ont perdu. 8
LE POÈTE
Je suis si bien guéri de cette maladie, 12
Que j'en doute parfois lorsque j'y veux songer ; 12
Et quand je pense aux lieux où j'ai risqué ma vie, 12
J'y crois voir à ma place un visage étranger. 12
45 Muse, sois donc sans crainte ; au souffle qui t'inspire 12
Nous pouvons sans péril tous deux nous confier. 12
Il est doux de pleurer, il est doux de sourire 12
Au souvenir des maux qu'on pourrait oublier. 12
LA MUSE
Comme une mère vigilante 8
50 Au berceau d'un fils bien-aimé, 8
Ainsi je me penche tremblante 8
Sur ce cœur qui m'était fermé. 8
Parle, ami, — ma lyre attentive 8
D'une note faible et plaintive 8
55 Suit déjà l'accent de fa voix ; 8
Et dans un rayon de lumière, 8
Comme une vision légère, 8
Passent les ombres d'autrefois. 8
LE POÈTE
Jours de travail ! seuls jours où j'ai vécu ! 10
60 O trois fois chère solitude ! 8
Dieu soit loué, j'y suis donc revenu, 10
A ce vieux cabinet d'étude ! 8
Pauvre réduit, murs tant de fois déserts, 10
Fauteuils poudreux, lampe fidèle, 8
65 O mon palais, mon petit univers, 10
Et loi, Muse, ô jeune immortelle, 8
Dieu soit loué, nous allons donc chanter ! 10
Oui, je veux vous ouvrir mon âme. 8
Vous saurez tout, et je vais vous conter 10
70 Le mal que peut faire une femme ; 8
Car c'en est une, ô mes pauvres amis 10
(Hélas ! vous le saviez peut-être), 8
C'est une femme à qui je fus soumis 10
Comme le serf l'est à son maître. 8
75 Joug détesté ! c'est par là que mon cœur 10
Perdit sa force et sa jeunesse — 8
Et cependant, auprès de ma maîtresse, 10
J'avais entrevu le bonheur. 8
Près du ruisseau quand nous marchions ensemble 10
80 Le soir, sur le sable argentin, 8
Quand devant nous le blanc spectre du tremble 10
De loin nous montrait le chemin ; 8
Je vois encore, aux rayons de la lune, 10
Ce beau corps plier dans mes bras… 8
85 N'en parlons plus — je ne prévoyais pas 10
Où me conduisait la Fortune. 8
Sans doute alors la colère des dieux 10
Avait besoin d'une victime ; 8
Car elle m'a puni comme d'un crime 10
90 D'avoir essayé d'être heureux. 8
LA MUSE
L'image d'un doux souvenir 8
Vient de s'offrir à la pensée. 8
Sur la trace qu'il a laissée 8
Pourquoi crains-tu de revenir ? 8
95 Est-ce faire un récit fidèle 8
Que de renier ses beaux jours ? 8
Si ta fortune fut cruelle, 8
Jeune homme, fais du moins comme elle, 8
Souris à les premiers amours. 8
LE POÈTE
100 Non, — c'est à mes malheurs que je prétends sourire 12
Muse, je te l'ai dit ; je veux, sans passion, 12
Te conter mes ennuis, mes rêves, mon délire, 12
Et t'en dire le temps, l'heure et l'occasion. 12
C'était, il m'en souvient, par une huit d'automne 12
105 Triste et froide, à peu près semblable à celle-ci ; 12
Le murmure du vent, de son bruit monotone, 12
Dans mon cerveau lassé berçait mon noir souci. 12
J'étais à la fenêtre, attendant ma maîtresse ; 12
Et tout en écoutant dans cette obscurité, 12
110 Je me sentais dans l'âme une telle détresse, 12
Qu'il me vint le soupçon d'une infidélité. 12
La rue où je logeais était sombre et déserte ; 12
Quelques ombres passaient un falot à la main ; 12
Quand la bise sifflait dans la porte entr'ouverte, 12
115 On entendait de loin comme un soupir humain. 12
Je ne sais, à vrai dire, à quel fâcheux présage 12
Mon esprit inquiet alors s'abandonna. 12
Je rappelais en vain un reste de courage, 12
El me sentis frémir lorsque l'heure sonna. 12
120 Elle ne venait pas. Seul, la tête baissée, 12
Je regardai longtemps les murs et le chemin, — 12
El je ne t'ai pas dit quelle ardeur insensée 12
Cette inconstante femme allumait en mon sein ; 12
Je n'aimais qu'elle au monde, et vivre un jour sans elle 12
125 Me semblait un destin plus affreux que la mort ; 12
Je me souviens pourtant qu'en cette nuit cruelle, 12
Pour briser mon lien je fis un long effort. 12
Je la nommai cent fois perfide et déloyale, 12
Je comptai tous les maux qu'elle m'avait causés. 12
130 Hélas ! au souvenir de sa beauté fatale, 12
Quels maux et quels chagrins n'étaient pas apaisés ! 12
Le jour parut enfin. — Las d'une vaine attente, 12
Sur le bord du balcon je m'étais assoupi ; 12
Je rouvris la paupière à l'aurore, naissante, 12
135 Et je laissai flotter mon regard ébloui. 12
Tout à coup, au détour de l'étroite ruelle, 12
J'entends sur le gravier marcher à petit bruit… 12
Grand Dieu ! préservez-moi ! je l'aperçois, c'est elle ; 12
Elle entre. — D'où viens-tu ? qu'as-tu fait cette nuit ? 12
140 Réponds, que me veux-tu ? qui l'amène à cette heure ? 12
Ce beau corps, jusqu'au jour, où s'est-il étendu ? 12
Tandis qu'à ce balcon, seul, je veille et je pleure, 12
En quel lieu, dans quel lit, à qui souriais-tu ? 12
Perfide ! audacieuse ! est-il encor possible 12
145 Que lu viennes offrir ta bouche à mes baisers ? 12
Que demandes-tu donc ? par quelle soif horrible 12
Oses-tu m'attirer dans tes bras épuisés ? 12
Va-t'en ! retire-toi, spectre de ma maîtresse ! 12
Rentre dans ton tombeau si lu t'en es levé ; 12
150 Laisse-moi pour toujours oublier ma jeunesse, 12
Et, quand je pense à loi, croire que j'ai rêvé ! 12
LA MUSE
Apaise-toi, je t'en conjure ; 8
Tes paroles m'ont fait frémir. 8
O mon bien-aimé, ta blessure 8
155 Est encor prête à se rouvrir. 8
Hélas ! elle est donc bien profonde ? 8
Et les misères de ce monde 8
Sont si lentes à s'effacer ! 8
Oublie, enfant, et de ton âme 8
160 Chasse le nom de cette femme 8
Que je ne veux pas prononcer. 8
LE POÈTE
Honte à toi, qui la première 7
M'as appris la trahison, 7
Et d'horreur et de colère 7
165 M'as fait perdre la raison ! 7
Honte à toi, femme à l'œil sombre, 7
Dont les funestes amours 7
Ont enseveli dans l'ombre 7
Mon printemps et mes beaux jours ! 7
170 C'est ta voix, c'est ton sourire, 7
C'est ton regard corrupteur, 7
Qui m'ont appris à maudire 7
Jusqu'au semblant du bonheur ; 7
C'est ta jeunesse et tes charmes 7
175 Qui m'ont fait désespérer, 7
El si je doute des larmes, 7
C'est que je t'ai vu pleurer. 7
Honte à loi ! j'étais encore 7
Aussi simple qu'un enfant ; 7
180 Comme une fleur à l'aurore, 7
Mon cœur s'ouvrait en l'aimant ; 7
Certes, ce cœur sans défense 7
Put sans peine être abusé ; 7
Mais lui laisser l'innocence 7
185 Était encor plus aisé. 7
Honte à loi ! lu fus la mère 7
De mes premières douleurs, 7
Et tu lis de ma paupière 7
Jaillir la source des pleurs ! 7
190 Elle coule, sois-en sûre, 7
Et rien ne la tarira ; 7
Elle sort d'une blessure 7
Qui jamais ne guérira ; 7
Mais dans celte source amère 7
195 Du moins je me laverai. 7
Et j'y laisserai, j'espère, 7
Ton souvenir abhorré ! 7
LA MUSE
Poëte, c'est assez. Auprès d'une infidèle 12
Quand ton illusion n'aurait duré qu'un jour, 12
200 N'outrage pas ce jour lorsque tu parles d'elle ; 12
Si tu veux être aimé, respecte ton amour. 12
Si l'effort est trop grand pour la faiblesse humaine 12
De pardonner les maux qui nous viennent d'autrui, 12
Épargne-loi du moins le tourment de la haine ; 12
205 A défaut du pardon, laisse venir l'oubli. 12
Les morts dorment en paix dans le sein de la terre ; 12
Ainsi doivent dormir nos sentiments éteints. 12
Ces reliques du cœur ont aussi leur poussière ; 12
Sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains. 12
210 Pourquoi, dans ce récit d'une vive souffrance, 12
Ne,veux-tu voir qu'un rêve et qu'un amour trompé ? 12
Est-ce donc sans motif qu'agit la Providence, 12
Et crois-tu donc distrait le Dieu qui t'a frappé ? 12
Le coup dont tu te plains t'a préservé peut-être, 12
215 Enfant ; car c'est par là que ton cœur s'est ouvert. 12
L'homme est un apprenti, la douleur est son maître, 12
Et nul ne se connaît, tant qu'il n'a pas souffert. 12
C'est une dure loi, mais une loi suprême, 12
Vieille comme le monde et la fatalité, 12
220 Qu'il nous faut du malheur recevoir le baptême, 12
Et qu'à ce triste prix tout doit être acheté. 12
Les moissons pour mûrir ont besoin de rosée ; 12
Pour vivre et pour sentir l'homme a besoin des pleurs. 12
La joie a pour symbole une plante brisée, 12
225 Humide encor de pluie et couverte de fleurs. 12
Ne te disais-tu pas guéri de ta folie ? 12
N'es-tu pas jeune, heureux, partout le bien venu ? 12
Et ces plaisirs légers qui font aimer la vie, 12
Si tu n'avais pleuré, quel cas en ferais-tu ? 12
230 Lorsqu'au déclin du jour, assis sur la bruyère, 12
Avec un vieil ami tu bois en liberté, 12
Dis-moi, d'aussi bon cœur lèverais-tu ton verre, 12
Si tu n'avais senti le prix de la gaîté ? 12
Aimerais-tu les fleurs, les prés et la verdure, 12
235 Les sonnets de Pétrarque et le chant des oiseaux, 12
Michel-Ange et les arts, Shakspeare et la nature, 12
Si tu n'y retrouvais quelques anciens sanglots ? 12
Comprendrais-tu des cieux l'ineffable harmonie, 12
Le silence des nuits, le murmure des flots, 12
240 Si quelque part là-bas la fièvre et l'insomnie 12
Ne l'avaient fait songer à l'éternel repos ? 12
N'as-tu pas maintenant une belle maîtresse ? 12
Et lorsqu'on l'endormant tu lui serres la main, 12
Le lointain souvenir des maux de la jeunesse 12
245 Ne rend-il pas plus doux son sourire divin ? 12
N'allez-vous pas aussi vous promener ensemble 12
Au fond des bois fleuris, sur le sable argentin ? 12
El dans ce vert palais le blanc spectre du tremble 12
Ne sait-il plus le soir vous montrer le chemin ? 12
250 Ne vois-tu pas alors, aux rayons de la lune, 12
Plier comme autrefois un beau corps dans les bras, 12
Et si dans le sentier tu trouvais la Fortune, 12
Derrière elle, en chantant, ne marcherais-tu pas ? 12
De quoi te plains-tu donc ? L'immortelle espérance 12
255 S'est retrempée en toi sous la main dû malheur. 12
Pourquoi veux-tu haïr ta jeune expérience, 12
Et détester un mal qui t'a rendu meilleur ? 12
O mon enfant, plains-la, cette belle infidèle 12
Qui fit couler jadis les larmes de tes yeux ; 12
260 Plains-la ! c'est une femme, et Dieu t'a fait, près d'elle, 12
Deviner, en souffrant, le secret des heureux. 12
Sa lâche fut pénible ; elle t'aimait peut-être ; 12
Mais le destin voulait qu'elle brisât ton cœur. 12
Elle savait la vie, et te l'a fait, connaître ; 12
265 Une autre a recueilli le fruit de ta douleur. 12
Plains-la ! son triste amour a passé comme un songe ; 12
Elle a vu la blessure et n'a pu la fermer. 12
Dans ses larmes, crois-moi, tout n'était pas mensonge. 12
Quand tout l'aurait été, plains-la ! tu sais aimer. 12
LE POÈTE
270 Tu dis vrai ; la haine est impie, 8
Et c'est un frisson plein d'horreur 8
Quand celle vipère assoupie 8
Se déroule dans noire cœur. 8
Écoute-moi donc, ô déesse, 8
275 Et sois témoin de mon serment : 8
Par les yeux bleus de ma maîtresse, 8
Et par l'azur du firmament ; 8
Par cette étincelle brillante 8
Qui de Vénus porte le nom, 8
280 Et comme une perle tremblante 8
Scintille au loin sur l'horizon ; 8
Par la grandeur de la nature, 8
Par la bonté du Créateur ; 8
Par la clarté tranquille et pure 8
285 De l'astre cher au voyageur ; 8
Par les herbes de la prairie, 8
Par les forêts,' par les prés verts, 8
Par la puissance de la vie, 8
Par la sève de l'univers ; 8
290 Je te bannis de ma mémoire, 8
Reste d'un amour insensé, 8
Mystérieuse et sombre histoire 8
Qui dormiras dans le passé ! 8
Et toi qui, jadis, d'une amie 8
295 Portas la forme et le doux nom, 8
L'instant suprême où je t'oublie 8
Doit être celui du pardon. 8
Pardonnons-nous — je romps le charme 8
Qui nous unissait devant Dieu. 8
300 Avec une dernière larme 8
Reçois un éternel adieu. 8
— Et maintenant, blonde rêveuse, 8
Maintenant, Muse, à nos amours ! 8
Dis-moi quelque chanson joyeuse 8
305 Comme au premier temps des beaux jours. 8
Déjà la pelouse embaumée 8
Sent les approches du matin ; 8
Viens éveiller ma bien-aimée, 8
Et cueillir les fleurs du jardin. 8
310 Viens voir la nature immortelle 8
Sortir des voiles du sommeil ; 8
Nous allons renaître avec elle 8
Au premier rayon du soleil ! 8
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