Métrique en Ligne
LOR_2/LOR103
Jean LORRAIN
LA FORÊT BLEUE
1883
LA FORÊT BLEUE
LA HALTE
LES NEIGES
A MA MÈRE
On voit arriver de Norwège 8
Avec les premiers froids d'hiver 8
Des grandes abeilles de neige. 8
Leurs essaims blancs couvrent la mer. 8
5 Elles vont en Bohême, en Flandre, 8
Tourbillonnant par les cieux froids, 8
Par l'horizon couleur de cendre 8
Et les pignons sculptés des toits. 8
Aux clochetons, aux girouettes, 8
10 Aux balustres des vieux balcons 8
On voit en blanches silhouettes 8
Luire et trembler leurs gros flocons. 8
Battant des deux mains sous leurs moufles, 8
Les petits enfants, essaim blond 8
15 Regardent se fondre à leurs souffles 8
Le givre des vitraux de plomb. 8
Dans un reflet crépusculaire 8
L'essaim blanc voltige en tremblant 8
Et, comme sous un grand suaire, 8
20 Les prés, les bois, tout devient blanc. 8
Leur vol est l'éternel silence. 8
On sent peser dans leur essor, 8
Le rêve et la tristesse immense 8
Des immenses steppes du Nord : 8
25 La nuit, quand dans la vaste plaine, 8
Percé par leur froid aiguillon, 8
La terreur fait bramer le renne, 8
Qu'à surpris leur blanc tourbillon… 8
Filles des pâles avalanches, 8
30 Leur froid baiser donne la mort. 8
L'hiver a ses abeilles blanches 8
Et l'été ses abeilles d'or. 8
Les neiges ont aussi leur reine, 8
Leur reine au profil argenté, 8
35 Dans la nuit glacée et sereine 8
Baignant sa froide nudité. 8
Sa ruche est au delà des pôles, 8
Sous les cieux du Nord étoilés. 8
On voit vibrer à ses épaules 8
40 Deux rayons de lune gelés. 8
Sous son manteau tissé de givre, 8
Voilà déjà plus de mille ans 8
Que son cœur a cessé de vivre 8
Et que ses yeux éteints sont blancs. 8
45 La neige autour d'elle immobile 8
Sous un ciel morne et sans frissons 8
Monte, resplendit et s'effile 8
En stalactites de glaçons ; 8
Et sur cette blancheur spectrale, 8
50 Effrayante immobilité, 8
Règne une aurore boréale ; 8
Rouge de toute éternité. 8
Debout dans la rougeur immense, 8
Voilà trois mille ans qu'elle est là, 8
55 Gardant dans l'éternel silence 8
Le secret blanc qui la gela. 8
Reine des pâles avalanches, 8
C'est la Vierge auguste du Nord. 8
L'hiver a ses abeilles blanches 8
60 Et l'été ses abeilles d'or. 8
La reine au loin parfois voyage. 8
Un traîneau doublé de frimats 8
L emporte au dessus d'un nuage 8
A travers de meilleurs climats. 8
65 Comme un point au milieu des nues, 8
On voit filer au ciel neigeux, 8
Au dessus des troupeaux de grues, 8
La reine et son traîneau brumeux. 8
Les vieux loups assis dans la neige, 8
70 Hurlent au coin du bois désert 8
Et les corbeaux lui font cortège, 8
Criant la faim, criant l'hiver. 8
Elle, impassible et dédaigneuse, 8
Passe entre ses blancs bataillons ; 8
75 Il gèle et la lune frileuse 8
Lui tisse un manteau de rayons. 8
A travers le vent, les bourrasques 8
Elle va de ses doigts gelés 8
Cueillir les grandes fleurs fantasques, 8
80 Dont les carreaux sont étoilés. 8
Aux vieux vitraux teintés d'opale 8
On voit, impassible et sans bruit, 8
Son auréole et son front pâle 8
Rayonner et croître à minuit. 8
85 L'enfant couché dans la mansarde, 8
Transi de peur entre ses draps, 8
Croit que la reine le regarde. 8
Elle ne le voit même pas. 8
Elle est là-bas dans la Norwège, 8
90 Là-bas, bien au delà des mers, 8
Dans l'éternel palais de Neige, 8
Où dorment les futurs hivers. 8
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