Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LOR_1/LOR3
Jean LORRAIN
LE SANG DES DIEUX
1882
I
LÉGENDES DORÉES
LE MIRACLE D'ODILE
AU MAÎTRE, A LECONTE DE LISLE
LES saints de pierre assis | dans la voûte des porches, 6+6 a
Les anges du transept | et rame d'or des cloches 6+6 a
Captives dans la cage | énorme du beffroi, 6+6 b
Tous connaissaient Odile, | et, grelottant de froid, 6+6 b
5 Les pauvres accroupis | aux balustres de pierres, 6+6 a
Les trèfles des piliers | et les lys des verrières, 6+6 a
Dans les noirs croisillons | ouvrant leurs fleurs d'azur, 6+6 b
Et la lampe, astre d'or | au fond du chœur obscur, 6+6 b
Tous bénissaient Odile | et, quand fête et dimanche, 6+6 a
10 Rose et tenant baissés | ses grands yeux de pervenche, 6+6 a
Elle passait dans l'ombre | austère du portail, 6+6 b
Son vieux missel d'ivoire | aux lourds fermoirs d'émail 6+6 b
Appuyé sur son cœur, | une fraîcheur d'aurore 6+6 a
Pénétrait dans l'église, | et la cloche sonore 6+6 a
15 S'élançait plus joyeuse | à travers l'infini. 6+6 b
Entr'ouvrant sur son front | leurs mains de dur granit, 6+6 b
Les apôtres, rangés | au fond du porche sombre, 6+6 a
Lentement du regard | la bénissaient dans l'ombre 6+6 a
Et, debout dans l'espace, | au milieu des dragons 6+6 b
20 Et des guivres dorés, | les anges des balcons 6+6 b
Semblaient d'un vol plus sûr | avec de longs bruits d'ailes 6+6 a
Monter dans l'azur libre | où sont les hirondelles. 6+6 a
Car Odile, âme pure | et blanche entre les lys, 6+6 b
Était humble, pieuse | et naïve ; à longs plis 6+6 b
25 Drapée et sans joyau | sa robe était de laines, 6+6 a
Quoique riche ; et parmi | les bourgeoises hautaines, 6+6 a
D'un bruit d'or et de soie | emplissant le portail, 6+6 b
Rose et les yeux fixés | sur les saints du vitrail, 6+6 b
Elle passait dans l'ombre | ainsi qu'une Madone. 6+6 a
30 D'un geste humble et discret | elle faisait l'aumône 6+6 a
Aux pauvres de l'entrée, | évitant le regard 6+6 b
Des beaux jeunes seigneurs | chamarrés de brocart, 6+6 b
Plus bruyants que des paons | et plus vains que des merles, 6+6 a
Avec des lourds colliers | de rubis et de perles 6+6 a
35 Qu'ils faisaient ruisseler | du bout de leurs doigts fins 6+6 b
En offrant l'eau bénite | aux femmes d'échevins. 6+6 b
Elle, Odile, évitant | la main des jeunes sires 6+6 a
Campés sur son passage | avec de fiers sourires, 6+6 a
Allait, droite et pensive, | aux pauvres loqueteux 6+6 b
40 Du parvis et, baisant | au front les souffreteux, 6+6 b
Leur donnait du pain blanc | et non du pain de seigle. 6+6 a
Et près du bénitier, | Saint Marc avec son aigle, 6+6 a
Saint Jean avec l'agneau, | Saint Luc avec le chien, 6+6 b
La voyant faire ainsi, | disaient entre eux : « C'est bien. » 6+6 b
II
45 Or il advint qu'un jour | au milieu du cortège 6+6 a
Des beaux jeunes seigneurs, | las de tendre leur piège, 6+6 a
Le plus vain d'entre tous | ces oiseleurs d'amour, 6+6 b
Le comte Horne (il venait, | disait-on, de la cour 6+6 b
De Rome, où Pierre alors | menait joyeuse vie, 6+6 a
50 Ramenant avec lui | toute une compagnie 6+6 a
D'aventuriers toscans | âpres aux pauvres gens, 6+6 b
Et les femmes craignaient | leurs regards outrageants) 6+6 b
Le comte Horne, superbe | et fort dans sa cuirasse 6+6 a
D'argent damasquinée, | aux lys de la rosace 6+6 a
55 Jetant, plein de mépris, | ses gantelets dorés, 6+6 b
Dit à ses compagnons | debout sur les degrés : 6+6 b
« Que la Vierge m'étrangle | et que saint Jean m'écorche ! 6+6 a
« Depuis bientôt dix mois | que, debout sous ce porche, 6+6 a
« Nous grelottons, messieurs, | dans l'espoir d'un baiser, 6+6 b
60 « Cette dévote enfant | nous fait, je crois, poser. 6+6 b
« Pâques Dieu! c'est railler : | voilà déjà trois messes 6+6 a
« Que j'avale aujourd'hui | sans parler des confesses 6+6 a
« Où je fus l'autre soir, | près d'un pilier caché, 6+6 b
« Voulant connaître enfin | l'odeur de son péché ! 6+6 b
65 « Hé !… nous sommes joués… | La petite morveuse 6+6 a
« En dépit de nous tous | demeure vertueuse : 6+6 a
« Nous, nous y perdons gloire, | amours, galant renom 6+6 b
« Et, chez le duc, hier, | madame de Bouillon 6+6 b
« Nous déclarait, parmi | les rires des suivantes. 6+6 a
70 « Habiles tout au plus | à capter les servantes… 6+6 a
« Et le fait est, messieurs, | qu'il est exorbitant 6+6 b
« De nous voir arrêtés | devant ce jeu d'enfant. 6+6 b
« Et c'est là notre faute | à tous, tant que nous sommes, 6+6 a
« Au lieu de nous montrer | en braves gentilshommes, 6+6 a
75 « Et d'aller brusquement, | comme il sied, à l'assaut, 6+6 b
« Nous nous sommes conduits… | connaissez-vous un sot ? 6+6 b
« C'est moi, c'est vous, messieurs, | avec vos simagrées ! 6+6 a
« Les femmes, messeigneurs, | aiment, les mijaurées. 6+6 a
« Qu'on les brusque ; le viol | est de leur goût parfois 6+6 b
80 « Et c'est les ennuyer | que leur baiser les doigts. 6+6 b
« Or, moi qui m'y connais | en filles, je vous jure 6+6 a
« Qu'Odile avant un mois | baisera ma chaussure : 6+6 a
« Je veux vous la montrer | soumise à mes genoux, 6+6 b
« Frottant son museau rose | et vierge à mon poil roux… 6+6 b
85 « Vous en doutez, messieurs… | eh !… qu'à cela ne tienne ! 6+6 a
« Quand ces taureaux beuglants | auront dit leur antienne 6+6 a
« Et que la belle enfant | avec ses airs dévots 6+6 b
« Sortira dans la foule | inepte des cagots, 6+6 b
« Moi, Jehan comte | Horne, je veux | que l'on me roue, 4+4+4 a
90 « Si je ne vais baiser | la fille en pleine joue, 6+6 a
« Et si la belle enfant | ne me répond : merci ! 6+6 b
Ma lame à pommeau d'or, | l'armure que voici, 6+6 b
Laquelle, je le sais, | vous daignez trouver belle, 6+6 a
Mon cheval alezan, | son licol et la selle 6+6 a
95 A celui d'entre vous, | témoin de mes serments, 6+6 b
Qui dans un mois d'ici | prouvera que je mens ! » 6+6 b
Les autres en riant | reçurent la gageure. 6+6 a
Or, juste à ce moment, | au lent et sourd murmure 6+6 a
Des orgues achevant | l'office solennel, 6+6 b
100 La foule s'écoulait : | les cloches en plein ciel 6+6 b
Carillonnaient, mettant | la vieille ville en joie 6+6 a
Et, charmante, inclinant | son col neigeux qui ploie, 6+6 a
Odile apparaissait | dans l'ombre des piliers. 6+6 b
Arrêtée aux lépreux, | le long des escaliers 6+6 b
105 Accroupis, douce et calme, | elle faisait l'aumône 6+6 a
Et ses cheveux d'or fin | semblaient une couronne 6+6 a
De sainte sur sa face, | où rayonnait le ciel. 6+6 b
Fauve et le cou gonflé | d'arrogance et de fiel, 6+6 b
Le comte Horne surgit | alors devant Odile 6+6 a
110 Et dans ses doigts velus | prenant sa main débile 6+6 a
Dans une étreinte atroce | et brusque à l'écraser : 6+6 b
« Vos lèvres, damoiselle, | appellent le baiser 6+6 b
« Comme la fleur l'abeille, | » et d'un geste farouche, 6+6 a
Brutal, il appliqua | sa bouche sur sa bouche. 6+6 a
115 Et les seigneurs riaient, | cyniques, outrageants. 6+6 b
La foule avait fait cercle | autour des jeunes gens, 6+6 b
Tout émue et plaignant | la brave demoiselle. 6+6 a
Elle alors, sans rougir, | tendant son escarcelle : 6+6 a
« Pour les pauvres, • dit-elle | au comte en s'inclinant. 6+6 b
120 Alors lui qui raillait, | livide, frissonnant, 6+6 b
Chancela ; ses yeux fous, | grands ouverts, semblaient suivre 6+6 a
On ne sait quelle horrible | épouvante d'homme ivre 6+6 a
Et, tandis que ses dents | s'entrechoquaient de peur, 6+6 b
Ses doigts forts et noueux, | écartés de stupeur, 6+6 b
125 Plongeaient dans son pourpoint | et laissaient, force inerte, 6+6 a
Fondre écus et ducats | dans l'escarcelle ouverte 6+6 a
De la vierge, debout | sous ses longs cheveux d'or. 6+6 b
Quand il eut, blanc de rage, | avec un lent effort, 6+6 b
Dans les mains de l'enfant | vidé toute sa bourse, 6+6 a
130 Odile calme et rose | alors reprit sa course ; 6+6 a
Et la foule s'ouvrait, | craintive, à reculons 6+6 b
Sur ses pas.
Et l'on vit | avec deux gros jurons, 6+6 b
Tel un bœuf assommé | roule abattu sur place, 6+6 a
S'effondrer brusquement | le comte et sa cuirasse ; 6+6 a
135 Juste sous le vitrail | où tout à l'heure encor 6+6 b
Il narguait la Madone | et les fleurs de lys d'or, 6+6 b
Le comte Horne tomba, | la peau moite et rigide 6+6 a
Et, debout près de lui, | le front non moins livide, 6+6 a
Ses hautains compagnons | se taisaient, fous d'horreur, 6+6 b
140 Restés seuls, car le peuple | avait fui de terreur. 6+6 b
Odile alors, tournant | son front calme en arrière, 6+6 a
Dit aux jeunes seigneurs : | « Demeurez en prière. » 6+6 a
Et, tout un mois durant, | au milieu des lépreux, 6+6 b
Dans l'ombre agenouillés | sous le parvis poudreux, 6+6 b
145 Les beaux jeunes seigneurs | en larmes demeurèrent. 6+6 a
Leurs habits de brocart | loque à loque tombèrent 6+6 a
En haillons et, leur saye | effrangée aux genoux 6+6 b
Montrait leur chair terreuse | et jaune entre les trous. 6+6 b
Eux, les beaux fils d'amour, | les gais coureurs de filles, 6+6 a
150 Avaient pour compagnons | des vieillards à béquilles 6+6 a
Et leur barbe était longue | et leurs ongles noircis. 6+6 b
Trente et un jours, les yeux | de larmes obscurcis 6+6 b
Ils prièrent, veillant | le comte Horne, immobile, 6+6 a
Sous le porche étendu ; | chaque matin Odile 6+6 a
155 Passait au milieu d'eux, | disant de sa voix d'or : 6+6 b
« Pour les pauvres, messieurs, | » et prenait sans effort 6+6 b
Les agrafes des uns | et les colliers des autres. 6+6 a
Enfin un mois passé, | le jour des saints apôtres, 6+6 a
L'évêque Otto, debout, | en tête du clergé 6+6 b
160 Et le peuple à genoux | sous le parvis rangé, 6+6 b
Odile en habits blancs | s'avança toute seule 6+6 a
Et, prenant par la main | une pauvresse aïeule, 6+6 a
Aveugle et brèche-dents, | qui geignait près de là, 6+6 b
Lui fit baiser au front | le comte et l'éveilla : 6+6 b
165 « Seigneur Horne, dit-elle | alors, rendez-moi grâce. 6+6 a
« Vous avez conservé | l'épée et la cuirasse, 6+6 a
« L'épée à pommeau d'or, | la cuirasse d'argent, 6+6 b
« Et, sellé de velours, | le cheval alezan 6+6 b
« Vous reste avec la bride | en fine orfèvrerie. 6+6 a
170 « Car. selon le serment | d'un matin de folie, 6+6 a
« Vous m'avez devant tous | embrassée en plein front 6+6 b
« Et je vous dis merci, | seigneur, pour votre affront, » 6+6 b
Et, s'étant inclinée, | elle entra dans l'église. 6+6 a
Horne alors se leva | la face terne et grise 6+6 a
175 Et, voyant ses amis | rangés le long du mur, 6+6 b
Joignit les mains dans l'ombre, | entendant dans l'azur 6+6 b
La voix des cloches d'or | et des saints immobiles 6+6 a
Dans leurs niches de pierre, | autour des campaniles, 6+6 a
Bénir le nom d'Odile | et de Chrisius vainqueur, 6+6 b
180 Et la paix désormais | habita dans son cœur. 6+6 b
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