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LFT011/LFT011
Jean de LA FONTAINE
1693
JE VOUS PRENDS SANS VERT
COMÉDIE EN UN ACTE
PERSONNAGES
SAINT-AMANT.
JULIE, sa femme.
DORAME, père de Julie.
MONTREUIL, neveu de Saint-Amant.
CÉLIANE, cousine de Julie.
TOINON, suivante de Julie.
LUBIN, fermier de Saint-Amant.
TROUPE DE PAYSANS.
TROUPE DE PAYSANNES.
BERGERS ET BERGÈRES.
FLORE.
DEUX NYMPHES DES FLEURS.
DEUX ZÉPHYRS.
La scène est dans un jardin qui regarde le château de Saint-Amant.
ACTE I
SCÈNE PREMIÈRE.
SAINT-AMANT, LUBIN.
SAINT-AMANT, lui donnant de l'argent.
Je ne suis nullement en doute de ta foi ; 12
Mais prends, Lubin.
LUBIN.
Monsieur…
SAINT-AMANT.
Prends, dis-je, oblige-moi.
De ce qu'on fait ici donne-moi connoissance. 12
LUBIN.
Monsieur le colonel, parlez en conscience. 12
SAINT-AMANT.
Quoi ?
LUBIN.
N'êtes-vous point mort ?
SAINT-AMANT.
Tu le vois.
LUBIN.
5 Tout de bon,
Ne revenez-vous point de l'autre monde ?
SAINT-AMANT.
Non,
Je te l'ai déjà dit, c'est pour tromper ma femme ; 12
C'est pour mettre en plein jour tout ce qu'elle a dans l'âme 12
Que j'ai fait publier le faux bruit de ma mort. 12
LUBIN.
10 Que vous l'allez, monsieur, surprendre à votre abord ! 12
Elle ne s'attend pas à ce retour funeste, 12
Et son cœur bonnement vous croit mort, et le reste. 12
SAINT-AMANT.
Non, je n'ai pas dessein sitôt de l'affliger ; 12
Je veux dans les plaisirs la laisser engager, 12
15 Et faire voir à tous, par ses réjouissances, 12
Un bon certificat de ses extravagances. 12
LUBIN.
Je suis ravi de voir que vous avez du cœur. 12
SAINT-AMANT.
Jusqu'ici je n'ai pu de sa mauvaise humeur 12
Aux yeux de ses parents dévoiler la malice : 12
20 Elle a su me confondre avec tant d'artifice, 12
Qu'elle m'a fait partout passer pour un bourru ; 12
Mais, grâce à sa folie, enfin je serai cru. 12
LUBIN.
Tant mieux, la joie en moi fait ce que fit sur elle 12
De votre feinte mort la première nouvelle. 12
SAINT-AMANT.
D'où le sais-tu ?
LUBIN.
25 J'étois dans un grand cabinet,
Quand votre courrier vint de Flandre. A lansquenet 12
Elle avoit tout perdu : qu'elle étoit désolée ! 12
Mais par votre trépas elle fut consolée. 12
SAINT-AMANT.
Quelle âme ! chez son père elle fut tout en pleurs, 12
30 Signaler son devoir par de fausses clameurs ; 12
Voulant quitter le monde, et cherchant la retraite, 12
Pour de mon souvenir n'être jamais distraite : 12
Le bonhomme ébloui donna dans le panneau, 12
A ses pieux désirs accorda ce château, 12
35 Lui donnant seulement Toinon pour compagnie. 12
LUBIN.
Depuis qu'elles y sont, monsieur, Dieu sait la vie 12
Elle appela d'abord, pour se donner beau jeu, 12
La jeune Céliane avec votre neveu. 12
SAINT-AMANT.
Montreuil ?
LUBIN.
Oui, ce beau fils, ce tourneur de prunelle,
40 Qui la lorgnoit, dit-on, et qu'elle lorgnoit, elle. 12
SAINT-AMANT.
Que font-ils en ces lieux, Lubin ?
LUBIN.
Je ne sais pas,
Et je sais seulement que de votre trépas 12
Elle ne leur a fait aucune confidence ; 12
On ne parle que joie et que réjouissance, 12
45 Tous les jours ce ne sont que plaisirs bout à bout, 12
Promenades ici, ménétriers partout, 12
Petits jeux, cotte verte, allégresse, ripailles, 12
Sérénades, concerts, charivaris, crevailles, 12
Vous croyant tout de bon gisé dans le cercueil ; 12
50 Et c'est de la façon qu'elle en porte le deuil. 12
SAINT-AMANT.
A se perdre elle-même elle s'est engagée ; 12
Son père qui la croit fortement affligée, 12
Et que je détrompai cinq ou six jours après, 12
Avec moi dans ces lieux est venu tout exprès : 12
55 Témoin de son désordre, il n'aura pas la force, 12
Entre sa fille et moi, d'empêcher le divorce. 12
LUBIN.
Vous ne pouviez venir plus à propos tous deux. 12
Du premier jour de mai renouvelant les jeux, 12
On ne va voir ici que fêtes bocagères, 12
60 Printemps, Flore, Zéphyrs, et bergers et bergères, 12
Pour prendre des plaisirs de toutes les façons, 12
Mêlant à leurs concerts nos rustiques chansons ; 12
Nous avons ordre exprès de venir en personne… 12
En tendez-vous déjà comme l'air en résonne ? 12
SCÈNE II.
DORAME, SAINT-AMANT, LUBIN.
SAINT-AMANT.
65 Pour tout voir, mon beau-père, approchez promptement. 12
DORAME.
J'en sais plus qu'il ne faut, monsieur de Saint-Amant. 12
Il suffit.
SAINT-AMANT.
Non. je veux vous la faire connoître…
Où nous cacheras-tu, Lubin ?
LUBIN.
Cette fenêtre
Pour voir et pour entendre est un endroit certain : 12
Vous n'avez qu'à monter.
SAINT-AMANT.
70 J'en sais bien le chemin :
Mais, chut !
LUBIN.
Allez, je vais chanter à pleine tête,
Sans faire aucun semblant, car je suis de la fête. 12
Saint-Amant et Dorame sortent.
SCÈNE III.
LUBIN, TROUPE DE PAYSANS.
LUBIN.
Allons, courage, enfants, fredonnons ce beau mois ; 12
Ménétriers, ronflez ; Lucas, joignons nos voix : 12
75 Chantons le vert printemps, nos plaisirs et nos flammes. 12
Échos, répondez-nous, et réveillez ces dames. 12
Il chante.
Vive le printemps, 5
Il rend le cœur gai. 5
Le mois des amants 5
80 Est le mois de mai. 5
Badinant sur la fougère, 7
Nos plaisirs retentissent partout, 9
Et si l'on entend crier la bergère, 9
Ce n'est pas au loup. 5
LUCAS, chantant.
85 Allons planter le mai, l'amour nous y convie. 12
Pour voir de nos bergers l'agréable folie, 12
Bergères, soyez au gai : 7
Heureux amants… Plus heureuses amantes, 10
O combien vous seriez contentes, 8
90 S'il étoit tous les jours le premier jour de mai ! 12
LUBIN.
Pour chanter vos plaisirs et les entretenir, 12
Madame, avec le mai nous allons revenir. 12
Lubin et les paysans s'en vont.
SCÈNE IV.
JULIE, CÉLIANE, MONTREUIL.
JULIE.
Plus agréablement peut-on être éveillée ? 12
CÉLIANE.
Et plus commodément, madame, être habillée ? 12
MONTREUIL.
95 Tout s'empresse en ces lieux pour vous faire la cour ; 12
L'air est serein, le ciel nous promet un beau jour. 12
SCÈNE V.
JULIE, CÉLIANE, MONTREUIL,
SAINT-AMANT, DORAME, à la fenêtre.
SAINT-AMANT, à Dorine.
Voilà son deuil, par là jugez de sa conduite. 12
DORAME.
Peut-être est-il au cœur ?
SAINT-AMANT.
Nous verrons dans la suite.
JULIE.
A trouver des plaisirs appliquons nos esprits ; 12
100 En attendant le mai, j'ai quelques manuscrits 12
Qu'on vient de m'envoyer sur différents chapitres. 12
Pour nous désennuyer, Montreuil, lisez les titres. 12
MONTREUIL lit.
« La pierre philosophale, ou l'art de se faire aimer de sa femme. »
Beau secret !
JULIE.
Il est rare
CÉLIANE.
Il pourroit avoir cours,
Si l'hymen s'allioit avecque les amours. 12
JULIE.
105 Abus ! l'hymen ternit l'amant le plus aimable, 12
Et dès qu'il est époux, il devient haïssable. 12
SAINT-AMANT, à Dorame.
Beau-père…
MONTREUIL lit.
« Dialogue de deux fiancées sur les mystères du lit nuptial, par un jeune abbé ; dédié aux vraiment filles. »
JULIE.
L'entretien de voit être ingénu.
MONTREUIL.
J'aurois voulu l'entendre, et ne pas être vu. 12
CÉLIANE.
Les abbés entrent-ils dans un secret semblable ? 12
JULIE.
110 Il n'est rien en amour pour eux d'impénétrable ; 12
Le siècle a peu d'intrigue où ne perce la leur, 12
Et comme au lansquenet, ils y prennent couleur. 12
MONTREUIL lit.
« Éloges des dames galantes, conçus et dirigés et mis en lumière chez l'Ami. »
CÉLIANE.
Malheur à qui verra son nom dans cet ouvrage ! 12
JULIE.
Pour mettre ces portraits dans tout leur étalage, 12
115 On n'aura pas, je pense, épargné les couleurs. 12
MONTREUIL.
Chez l'Ami, c'est un lieu fertile en blasonneurs. 12
Il lit.
« La pompe funèbre d'un mari, et la manière d'en porter le deuil ; par une veuve de fraîche date. »
CÉLIANE.
On crie, on prend le noir ; est-il un autre usage ? 12
JULIE.
Oui, selon comme vit et meurt le personnage ; 12
Il faut battre des mains, on doit chanter son sort 12
120 Quand il perd noblement la vie, et qu'il est mort 12
De l'approbation du monde et de sa femme. 12
SAINT-AMANT, à Dorame.
Le livre est de son cru : par là jugez de l'âme. 12
DORAME.
Elle n'écrit jamais.
MONTREUIL lit.
« L'heure du berger brusquée par un petit-maître entre deux vins. »
L'ouvrage est singulier.
CÉLIANE.
Et l'ouvrage et l'auteur, j'en crois tout cavalier. 12
MONTREUIL.
Voilà tout.
CÉLIANE.
Vous rêvez ?
JULIE.
125 Il me vient en pensée
De rappeler du mois la coutume passée : 12
Jouons ensemble au vert ?
CÉLIANE.
Je le veux.
MONTREUIL.
J'y consens.
JULIE.
Si le jeu n'est pas noble, il est divertissant ; 12
Le premier qui de nous se laissera surprendre, 12
130 D'obéir au vainqueur ne pourra se défendre 12
Je jure, je promets d'en observer la loi. 12
CÉLIANE.
A ces conditions je me soumets.
MONTREUIL.
Et moi.
JULIE.
Allez, pour commencer ces guerres intestines, 12
Cueillir du rosier : prenez garde aux épines. 12
CÉLIANE.
135 Nous n'irons point au bois qu'avec précaution. 12
MONTREUIL.
Et vous ?
JULIE.
J'en ai déjà fait ma provision.
Céliane et Montreuil sortent.
SCÈNE VI.
TOINON, JULIE ; SAINT-AMANT, DORAME, à la fenêtre.
TOINON.
Quel veuvage ! pour moi, madame, je l'admire ! 12
Quoi ! pleurer un époux en s'étouffant de rire 12
La mode en est jolie, et pourra faire bruit. 12
JULIE.
140 De cette mort, Toinon, cueillons, goûtons le fruit : 12
Jouissons du bonheur que le ciel nous envoie ; 12
Je n'ai plus de mari ! quel plaisir ! quelle joie ! 12
Célébrons à jamais le jour de son trépas : 12
Quoi qu'on dise, Toinon, la guerre a ses appas, 12
145 Ses heures d'agrément, comme ses douloureuses : 12
Que d'héritiers contents, que de veuves heureuses ! 12
SAINT-AMANT, à Dorame.
C'est trop tôt triompher.
TOINON.
Mais on se contrefait,
Seulement pour la forme.
JULIE.
Eh ! ne l'ai-je pas fait ?
Pour dérober ma joie à la commune envie, 12
150 Je m'enferme au désert : vois quelle modestie ! 12
TOINON.
Mais il faut à Paris retourner une fois. 12
JULIE.
Laissez-moi divertir tout le reste du mois ; 12
Ennuyée à peu près de ces réjouissances, 12
J'irai me délasser parmi les bienséances, 12
155 Briller au plus profond d'un noir appartement, 12
Me parer de l'éclat d'un lugubre ornement, 12
Promener en spectacle un deuil en grand volume, 12
Et donner en public des pleurs à la coutume. 12
TOINON.
Mais, voulant tout le mois déguiser votre deuil, 12
160 Pourquoi faire venir Céliane et Montreuil ? 12
JULIE.
Il faut dans le plaisir un peu de compagnie : 12
On le respire mieux, et sans elle il ennuie. 12
Outre un dessein que j'ai, que tu n'as pu prévoir, 12
Ils s'aiment : on le dit ; et je veux le savoir, 12
165 En être convaincue, et les brouiller ensemble, 12
Toinon.
TOINON.
Dans ce dessein j'entrevois, ce me semble
Vous voulez pour époux vous donner Montreuil ?
JULIE.
Moi !
D'un mari, d'un bourru, je reprendrois la loi ? 12
On peut par des raisons du monde et de famille, 12
170 Par de certains désirs, et pour sortir de fille, 12
Une fois en sa vie arborer ce lien ; 12
Mais aller jusqu'à deux, je m'en garderai bien. 12
TOINON.
Ma foi ! vous ferez bien de garder le veuvage ; 12
Car si, par cas fortuit, dans le cours de votre âge, 12
175 Vous alliez en pleurer un ou deux seulement, 12
Comme vous avez fait monsieur de Saint-Amant, 12
Et rendre vos douleurs encore aussi célèbres, 12
Vous vous ruineriez en dépenses funèbres. 12
JULIE.
Fi des maris, Toinon ! des amis, des amis ! 12
180 A. vous plaire, à votre ordre, ils sont toujours soumis. 12
On sait s'approprier leurs divers caractères ; 12
Le conseiller se rend utile à vos affaires, 12
On compte au lansquenet le riche financier, 12
Le partisan commode est un bon dépensier, 12
185 Le courtisan grossit la foule aux Tuileries, 12
L'abbé nous divertit par ses minauderies, 12
Le bel esprit en vers distingue du commun, 12
Et, parmi ce ramas, le cœur en regarde un. 12
TOINON.
J'entends, je vois, madame, où l'estime vous mène. 12
190 Et Montreuil d'un clin d'œil tout contraire à la haine 12
Sera le regardé, n'est-ce pas ?
JULIE.
Nous verrons,
S'il répond à mes vœux, ce que nous en ferons. 12
SAINT-AMANT, à Dorame.
Vous pouvez deviner ce qu'elle en voudra faire. 12
DORAME.
Eh ! c'est un jeu.
SAINT-AMANT.
Quel jeu !
JULIE.
Voilà tout le mystère.
195 Pour voir de ces amants le cœur à découvert, 12
Je leur viens d'inspirer exprès le jeu du vert : 12
C'est dans ce dessein même, et pour le voir éclore, 12
Que j'emprunte la voix du Printemps et de Flore ; 12
Et, sous l'appas brillant des jeux et des plaisirs, 12
200 Je vais adroitement pénétrer leurs désirs, 12
Et satisfaire aux miens.
DORAME, à Saint-Amant.
C'est assez vous complaire ;
Descendons.
SAINT-AMANT.
Non, il faut en voir la fin, beau-père.
JULIE.
Lubin, pendant les jeux, avec moi de concert, 12
Feignant de badiner, prendra leur boîte au vert… 12
Il vient.
SCÈNE VII.
JULIE, LUBIN, TROUPE DE PAYSANS ;
DORAME, SAINT-AMANT, à la fenêtre.
LUBIN.
205 Voici le mai ; rangez-vous, place, place !
Beau, grand, droit, vert, il vient ombrager cette place. 12
(Des paysans, en dansant, font avancer le mai jusqu'au milieu du théâtre.)
SCÈNE VIII.
JULIE, MONTREUIL, CÉLIANE, LUBIN, PAYSANS ;
SAINT-AMANT, DORAME, à la fenêtre.
MONTREUIL.
Nous venons près de vous entendre le concert. 12
CÉLIANE.
Ce mai nous avertit qu'il faut songer au vert. 12
LUBIN.
Vous y jouez donc ?
CÉLIANE.
Oui.
LUBIN.
Gardez d'être attrapée !
JULIE.
210 Pour moi, si l'on m'y prend, je serai bien trompée. 12
LUBIN chante.
Dans ces verts ébats, 5
Craignez la surprise : 5
Telle est souvent prise, 5
Qui n'y pense pas. 5
JULIE.
215 Je suis en sûreté, quoi qu'on puisse entreprendre. 12
LUBIN.
Souvent brebis fringante au loup se laisse prendre. 12
CÉLIANE.
Qui se garde de tout ne peut être attrapé. 12
LUBIN.
L'on prend au trébuchet l'oiseau le plus huppé. 12
Il chante.
Pour dénicher une fauvette, 8
220 Lucas dit à Catin : Follette, 8
J'irai t'appeler demain, 7
Du matin. 3
Si je te trouve au lit dormeuse, 8
Ma bouche à baiser ton sein 7
225 Ne sera pas paresseuse. 7
A ces menaces, Catin 7
N'en fut pas plus matineuse ; 7
Lucas trouva l'huis ouvert : 7
Catin fut prise sans vert. 7
JULIE.
230 Catin se devoit bien tenir encourtinée. 12
LUBIN.
Elle aimoit à dormir la grasse matinée : 12
Pour surprendre les gens, il est plus d'un Lucas… 12
Mais Flore vient ici avec tous ses appas. 12
SCÈNE IX.
JULIE, MONTREUIL, CÉLIANE,
LUBIN, ET LES PAYSANS, FLORE, DEUX ZÉPHYRS,
DEUX NYMPHES DES FLEURS ; SAINT-AMANT, DORAME, à la fenêtre.
FLORE chante.
Sur la fougère, au pied des hêtres, 8
235 Jouissez des plaisirs champêtres ; 8
Le printemps vient ranimer vos ardeurs, 10
Flore amène à vos yeux les zéphyrs et les fleurs : 12
Que les Amours soient toujours de vos fêtes. 10
Les belles conquêtes 5
240 Sont celles des cœurs. 5
Nymphes, jeunes fleurs naissantes, 7
Parfumez ces beaux lieux de vos odeurs charmantes. 12
Et vous, Zéphyrs, en ce jour, 7
De la fraîcheur de vos ailes 7
245 Éventez le sein des belles, 7
Et n'en chassez pas l'Amour. 7
Les Zéphyrs et les Nymphes des fleurs font une entrée, et prennent en dansant les boîtes de Céliane et de Montreuil, qu'ils emportent.
FLORE chante.
Tout renouvelle 4
Dans ce beau mois ; 4
La plus cruelle 4
250 Respire un choix : 4
Fière fillette, 4
Timide amant, 4
A la rangette, 4
L'Amour les prend, 4
255 Dans une plaine, 4
Sous un couvert, 4
L'un sans mitaine, 4
L'autre sans vert. 4
Flore et sa suite, Lubin et les paysans s'en vont.
SCÈNE X.
JULIE, MONTREUIL, CÉLIANE ; SAINT-AMANT,
DORAME, à la fenêtre.
SAINT-AMANT, à Dorame.
Beau-père, on ne saurait mieux pleurer un époux ! 12
JULIE, à Montreuil et à Céliane.
260 Tout nous dit de songer au vert, en avez-vous ? 12
Je vous y prends, montrez.
CÉLIANE.
Oh ! qu'à cela ne tienne !
Ma boîte est perdue, ah !
MONTREUIL.
Le diable a pris la mienne.
JULIE.
A nos conventions je vous soumets tous deux. 12
Céliane, ouvrez-moi votre cœur, je le veux ; 12
265 Mais sans fard : de l'amour l'avez-vous su défendre ? 12
N'est-il point quelque amant qui s'y soit fait entendre ? 12
CÉLIANE.
Jusqu'à ce jour il est de si peu de valeur, 12
Qu'aucun ne s'est offert pour y prendre couleur. 12
JULIE.
Vous mentez : j'en sais un, vous le savez de même, 12
270 Qui montre avoir pour vous une tendresse extrême ; 12
Il brûle de vous faire entendre ses amours. 12
CÉLIANE.
Je vais, pour m'en défendre, appeler du secours. 12
Elle sort.
SCÈNE XI
JULIE, MONTREUIL, SAINT-AMANT,
DORAME, à la fenêtre.
JULIE.
Vous ne la suivez pas, Montreuil ?
MONTREUIL.
Qui ! moi, madame ?
JULIE.
Il faut, à votre tour, me découvrir votre âme. 12
275 Je m'en vais exposer une fable à vos yeux : 12
Si vous n'en devinez le sens mystérieux, 12
Vous me ferez, Montreuil, une sensible offense ; 12
Si vous le concevez, redoutez ma vengeance, 12
Pour peu que vous soyez rebelle à ses clartés. 12
MONTREUIL.
Il faut savoir.
JULIE.
280 Je vais vous la dire : écoutez.
Une aimable tourterelle 7
Fut le partage d'un hibou : 8
Jamais paix, toujours querelle : 7
Il n'est pas malaisé de deviner par où. 12
285 Hibou mourut : la veuve, en ces alarmes, 10
N'étala point des clameurs et des larmes 10
Le fastueux charivari. 8
Larme enlaidit, douleur est folle ; 8
Et puis, grâces aux mœurs du siècle, on se console 12
290 D'un amant tendrement chéri : 8
Que ne fait-on point d'un mari ? 8
Tourterelle à l'amour rarement est rebelle. 12
Sa tendresse envisage un moineau digne d'elle. 12
Pour s'expliquer, regards, discours mystérieux, 12
295 Sont par elle mis en usage : 8
Elle craint, elle n'ose en dire davantage. 12
C'est au moineau, s'il a des yeux, 8
A deviner ce langage. 7
Vous entendez, Montreuil ; le comprenez-vous bien ? 12
Parlez sincèrement.
MONTREUIL.
300 A ne déguiser rien,
Si certain homme étoit dans la nuit éternelle, 12
Je croirois deviner quelle est la tourterelle ; 12
Son joug a fait gémir mon cœur plus d'une fois. 12
Quant à l'heureux moineau, seul digne de son choix, 12
305 Son bonheur me fait peine à le pouvoir connoître ; 12
Mais ce que je sais bien, c'est que je voudrais l'être. 12
JULIE.
Soyez-le, on y consent : le champ vous est ouvert ; 12
Croyez tout, espérez, et…
SAINT-AMANT, descendu de la fenêtre.
Je vous prends sans vert.
MONTREUIL, s'enfuyant.
Mon oncle !
JULIE.
Mon époux !
SCÈNE XII.
SAINT-AMANT, JULIE, DORAME.
SAINT-AMANT.
Approchez, mon beau-père :
310 Votre fille est d'un prix trop extraordinaire ; 12
Je m'en sens désormais indigne, et vous la rends. 12
Adieu !
DORAME.
Tout doux ! il est des accommodements.
SAINT-AMANT.
Vous prétendez, voyant l'humeur qui la possède… 12
DORAME.
Elle a tort ; mais le mal trouvera son remède. 12
SAINT-AMANT.
315 Et quel remède, après tout ce que devant vous… 12
DORAME.
D'accord, son procédé choque ; mais, entre nous, 12
A l'intention près, c'est une bagatelle. 12
SAINT-AMANT.
Comment ! vous…
JULIE.
Eh ! quoi donc ! suis-je si criminelle
D'un mari que l'on aime on apprend le trépas ; 12
320 Les premiers mouvements sont de suivre ses pas. 12
A ce dessein s'oppose un devoir de famille : 12
Des fruits de cet hymen reste une seule fille ; 12
Il faut vivre pour elle ; on restreint ses désirs 12
A chercher sa santé dans d'innocents plaisirs. 12
SAINT-AMANT.
325 Morbleu ! l'excuse encore est pire que l'offense. 12
DORAME, à Julie.
Sortez… j'adoucirai son cœur en votre absence. 12
SAINT-AMANT.
Un cloître punira cette insolence-là. 12
JULIE.
Mon père…
DORAME.
Laissez-moi raccommoder cela.
Julie sort.
SCÈNE XIII.
SAINT-AMANT, DORAME.
SAINT-AMANT.
Non, non.
DORAME.
Écoutez-moi.
SAINT-AMANT.
Si jamais je m'oblige
A revoir votre fille…
DORAME.
330 Écoutez-moi, vous dis-je.
Comme vous je pris femme, et fus gendre autrefois. 12
Tout ce qui peut réduire un esprit aux abois, 12
Tout ce qu'un mari craint se trouva dans ma femme. 12
Elle… Elle est au tombeau ; Dieu veuille avoir son âme ! 12
335 Je criai, j'y voulus renoncer comme vous. 12
Mon beau-père, honnête homme, esprit commode et doux, 12
Me donna, pour calmer ma fureur violente, 12
Un bon contrat valant deux mille écus de rente, 12
Que jadis son beau-père, en pareilles douleurs, 12
340 Lui mit entre les mains. Je cessai mes clameurs. 12
Mon gendre, le voilà. Je vous remets ce gage : 12
Il peut dans la famille être d'un bon usage ; 12
Vous avez une fille : elle a tout votre soin ; 12
Si vous la mariez, vous en aurez besoin. 12
345 Croyez-moi, comme nous ayez de la prudence. 12
Tout ceci, grâce au ciel, s'est fait dans le silence : 12
Il est certains secrets fâcheux à révéler, 12
Et qui de rien ne sait, de rien ne peut parler. 12
SAINT-AMANT, regardant le contrat.
Écueil de tout le monde, or, quelle est ta puissance ! 12
DORAME.
350 Il faut, mon gendre, il faut tous prendre patience. 12
Beaucoup d'honnêtes gens sont dans le même cas, 12
Qu'on ne console point avec de bons contrats : 12
Reprenez la douceur : c'est la plus belle voie. 12
SCÈNE XIV.
SAINT-AMANT, DORAME, LUBIN.
LUBIN.
Qu'est-ce donc ? voici bien, monsieur, du rabat-joie : 12
355 Est-ce que nos plaisirs s'en iront à vau-l'eau ? 12
Nous sommes attroupés tretous dessous l'ormeau, 12
N'attendant qu'un signal pour faire ici gambade ; 12
Et vous venez, dit-on, désaccorder l'aubade ? 12
Madame votre fille est pleurante en un coin ; 12
360 Monsieur votre neveu grommelle sur du foin, 12
Camus en chien d'Artois d'avoir compté sans hôte. 12
Quel revers ! qui l'auroit pensé ? c'est votre faute ; 12
Tout franc, ce procédé crie, et vous avez tort, 12
Après l'avoir mandé, de ne pas être mort. 12
DORAME.
365 Qu'est-ce à dire ? Non, non, qu'on chante, que l'on danse : 12
Nous venons prendre part à la réjouissance. 12
Bergères et bergers, que tout se rende ici, 12
Et ma fille, et Montreuil, et Céliane aussi. 12
Reprenez un air gai, voici la compagnie. 12
SCÈNE XV.
DORAME, SAINT-AMANT, JULIE, CÉLIANE,
MONTREUIL, LUBIN.
DORAME.
370 Allons, ma fille, allons, menez joyeuse vie ; 12
Votre mari va voir vos plaisirs d'un bon œil. 12
Ma nièce Céliane et le galant Montreuil 12
Seront demain unis par un doux hyménée : 12
Aujourd'hui dans la joie achevons la journée. 12
SCÈNE DERNIÈRE.
DORAME, SAINT-AMANT,
JULIE, CÉLIANE, MONTREUIL, FLORE,
NYMPHES DES FLEURS, ZÉPHIRS, TROUPE DE BERGERS,
DE BERGÈRES, DE PAYSANS, ET DE PAYSANNES.
FLORE chante
375 Fuyez l'embarras des amours, 8
Suivez les folles amourettes : 8
Les jeux, les plaisirs, les beaux jours, 8
Ne sont que parmi les fleurettes. 8
Pour folâtrer avec les ris, 8
380 Et des noirs chagrins se défendre, 8
Jeunes cœurs, songez à prendre, 7
Et jamais à n'être pris. 7
Les Nymphes des fleurs et les Zéphyrs dansent.
LUBIN chante
Pour jouer sûrement au vert, 8
Beautés, mettez-vous à couvert 8
385 D'un curieux désagréable : 8
La surprise du favori 8
Est aimable ; 3
Mais celle du mari, 6
C'est le diable. 3
ENTRÉE DE PAYSANS.
FLORE ET LUBIN, ensemble.
390 Voulez-vous bannir vos alarmes 8
Et goûter un hymen plein de charmes ? 9
Faites, époux, pour finir vos débats, 10
Tout ce que vous ne faites pas. 8
FLORE.
Soyez-vous apparemment fidèles. 9
LUBIN.
395 Ne vous empressez point à voir 8
Ce qu'il ne faut jamais savoir. 8
FLORE.
Passez-vous vos bagatelles. 7
ENSEMBLE.
Douce union, charmante paix, 8
Repos des cœurs et du ménage 8
400 Félicité du mariage, 8
Quand ici-bas vous verrons-nous ? jamais. 10
ENTRÉE DE FLORE ET DE LUBIN, GRANDE ENTRÉE DE TOUS LES PERSONNAGES DANSANTS DE LA COMÉDIE.
LUBIN, aux spectateurs.
A venir voir nos jeux soyez plus de concert : 12
Plus vous viendrez, et moins vous nous prendrez sans vert. 12
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