Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LEC_3/LEC190
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES ANTIQUES
1852
Hypatie et Cyrille
SCÈNE I
Hypatie, La nourrice.
La nourrice
Ô mon enfant, un trouble | immense est dans la ville. 6+6 a
De toute part, roulant | comme une écume vile, 6+6 a
Sous leur barbe hideuse | et leur robe en lambeaux, 6+6 b
Les hommes du désert | sortent de leurs tombeaux. 6+6 b
5 Hachés de coups de fouet, | saignants fangeux, farouches, 6+6 a
Pleins de haine, ton nom, | ma fille, est dans leurs bouches. 6+6 a
Reste ! Ne quitte pas | la tranquille maison 6+6 b
Où mes bras t'ont bercée | en ta jeune saison, 6+6 b
Où mon lait bienheureux | t'a sauvée et nourrie, 6+6 a
10 Où j'ai vu croître au jour | ton enfance fleurie, 6+6 a
Où ton père, ô chère âme, | éloquent et pieux, 6+6 b
Dans un dernier baiser | t'a confiée aux dieux ! 6+6 b
Hypatie
Nourrice, calme-toi. | Cette terreur est vaine : 6+6 a
Je n'ai point mérité | la colère et la haine. 6+6 a
15 Quel mal ai-je donc fait ? | Ma vie est sans remord. 6+6 b
Les moines du désert, | dis-tu, veulent ma mort ? 6+6 b
Je ne les connais point, | ils m'ignorent de même, 6+6 a
Et de fausses rumeurs | troublent ton cœur qui m'aime. 6+6 a
La nourrice
Non ! J'ai trop entendu | leurs cris barbares ! Non, 6+6 b
20 Je ne m'abuse point. | Tous maudissent ton nom. 6+6 b
Leur âme est furieuse, | et leur face enflammée. 6+6 a
Ils te déchireront, | ma fille bien aimée, 6+6 a
Ces monstres en haillons, | pareils aux animaux 6+6 b
Impurs, qui vont toujours | prophétisant les maux, 6+6 b
25 Qui, rongés de désirs | et consumés d'envie, 6+6 a
Blasphèment la beauté, | la lumière et la vie ! 6+6 a
Demeure, saine et sauve, | à l'ombre du foyer. 6+6 b
Hypatie
J'ai dans ma conscience | un plus sûr bouclier. 6+6 b
Le peuple bienveillant | m'attend sous le portique 6+6 a
30 Où ma voix le rappelle | à la sagesse antique. 6+6 a
J'irai, chère nourrice ; | et, bien avant le soir, 6+6 b
Tu reverras ta fille | ayant fait son devoir. 6+6 b
La nourrice
Je te supplie, enfant, | par ta vie et la mienne ! 6+6 a
SCÈNE II
Hypatie, La nourrice, L'acolyte.
L'acolyte
Femme, Cyrille, évêque, | est sur ton seuil.
Hypatie
Qu'il vienne ! 6+6 a
SCÈNE III
Les mêmes, Cyrille
Cyrille
35 J'ai voulu te parler, | t'entendre sans témoins ; 6+6 b
Tes propres intérêts | ne demandaient pas moins. 6+6 b
On vante tes vertus ; | s'il en est dans les âmes 6+6 a
Que Dieu n'éclaire point | encore de ses flammes ! 6+6 a
J'y veux croire, et je viens, | non comme un ennemi, 6+6 b
40 Dans un esprit de haine, | à te nuire affermi, 6+6 b
Mais en père affligé | qui conseille sa fille 6+6 a
Et la veut ramener | au foyer de famille. 6+6 a
C'est un devoir, non moins | qu'un droit ; et j'ai compté 6+6 b
Que tu me répondrais | avec sincérité. 6+6 b
45 Par un siècle d'orage | et par des temps funestes 6+6 a
Où le ciel ne rend plus | ses signes manifestes, 6+6 a
J'ai vécu, j'ai blanchi | sous mon fardeau sacré ; 6+6 b
Heureux si, près d'atteindre | au terme désiré, 6+6 b
Je versais dans ton sein | la lumière et la vie ! 6+6 a
50 Ma fille, éveille-toi, | le seigneur te convie. 6+6 a
Tes dieux sont morts, leur culte | impur est rejeté : 6+6 b
Confesse enfin l'unique | et sainte vérité. 6+6 b
Hypatie
Mon père a bien jugé | du respect qui m'anime, 6+6 a
Et je révère en lui | sa fonction sublime ; 6+6 a
55 Mais c'est me témoigner | un intérêt trop grand, 6+6 b
Et ce discours me touche | autant qu'il me surprend. 6+6 b
Par le seul souvenir | des divines idées 6+6 a
Vers l'unique idéal | les âmes sont guidées : 6+6 a
Je n'ai point oublié | Timée et le Phédon ; 6+6 b
60 Jean n'a-t-il point parlé | comme autrefois Platon ? 6+6 b
Les mots diffèrent peu, | le sens est bien le même. 6+6 a
Nous confessons tous deux | l'espérance suprême, 6+6 a
Et le dieu de Cyrille, | en mon cœur respecté, 6+6 b
Comme l'abeille attique, | a dit la vérité. 6+6 b
Cyrille
65 Confondre de tels noms | est blasphème ou démence : 6+6 a
Mais tant d'aveuglement | est digne de clémence. 6+6 a
Non ! Le dieu que j'adore | et qui d'un sang divin 6+6 b
De l'antique péché | lava le genre humain, 6+6 b
Femme, n'a point parlé | comme, aux siècles profanes, 6+6 a
70 Les sophistes païens | couchés sous les platanes ; 6+6 a
Et si quelque clarté | dans leur nuit sombre a lui, 6+6 b
L'immuable lumière | éclate seule en lui ! 6+6 b
Il est venu ; des voix | l'annonçaient d'âge en âge ; 6+6 a
La sagesse et l'amour | ont marqué son passage ; 6+6 a
75 Il a vaincu la mort, | et, pour de nouveaux cieux, 6+6 b
Purifié le cœur | d'un monde déjà vieux, 6+6 b
D'un souffle balayé | des siècles de souillures, 6+6 a
Chassé de leurs autels | les puissances impures, 6+6 a
Et rendu sans retour | par son oblation 6+6 b
80 La force avec la vie | à toute nation ! 6+6 b
Parle ! De œuvre humaine | est-ce le caractère ? 6+6 a
Compare au Christ sauveur | les sages de la terre 6+6 a
Et mesure leur gloire | à son humilité. 6+6 b
Hypatie
Ce serait prendre un soin | trop plein de vanité. 6+6 b
85 Toute vertu sans doute | a droit à nos hommages, 6+6 a
Et c'est toujours un dieu | qui parle dans les sages. 6+6 a
Je rends ce que je dois | au prophète inspiré, 6+6 b
Et comme à toi, mon père, | il m'est aussi sacré ; 6+6 b
Mais sache dispenser | une justice égale, 6+6 a
90 Et de ton maître aux miens | marque mieux l'intervalle. 6+6 a
Sois équitable enfin. | Que nous reproches-tu ? 6+6 b
Ne veillons-nous pas seuls | près d'un temple abattu, 6+6 b
Sur des tombeaux divins | qu'on brise et qu'on insulte ? 6+6 a
Prêtres d'un ciel muet, | naufragés d'un grand culte, 6+6 a
95 Héritiers incertains | d'un antique trésor, 6+6 b
Sans force et dispersés, | que te faut-il encor ? 6+6 b
Oui, les temps sont mauvais, | non pas pour ton église, 6+6 a
Mon père, mais pour nous | que ton orgueil méprise, 6+6 a
Pour nous qui n'enseignons, | dans notre abaissement, 6+6 b
100 Que l'étude, la paix | et le recueillement. 6+6 b
Tourne au passé tes yeux ; | rappelle en ta mémoire 6+6 a
Les destins accomplis | aux jours de notre gloire. 6+6 a
Nos dieux n'étaient-ils donc | qu'un rêve ? Ont-ils menti ? 6+6 b
Vois quel monde immortel | de leurs mains est sorti, 6+6 b
105 Ce symbole vivant, | harmonieux ouvrage 6+6 a
Marqué de leur génie | et fait à leur image, 6+6 a
Vénérable à jamais, | et qu'ils n'ont enfanté 6+6 b
Que pour s'épanouir | dans l'ordre et la clarté ! 6+6 b
Quoi ! Ce passé si beau | ne serait-il qu'un songe, 6+6 a
110 Un vrai spectre animé | d'un esprit de mensonge, 6+6 a
Une erreur séculaire | où nous nous complaisons ? 6+6 b
Mais vous en balbutiez | la langue et les leçons, 6+6 b
Et j'entends, comme aux jours | d'Homère et de Virgile, 6+6 a
Les sons qui m'ont bercée | expliquer l'évangile ! 6+6 a
115 Ah ! Dans l'écho qui vient | du passé glorieux 6+6 b
Écoute-les, Cyrille, | et tu comprendras mieux. 6+6 b
Écoute, au bord des mers, | au sommet des collines, 6+6 a
Sonner les rythmes d'or | sur des lèvres divines, 6+6 a
Et le marbre éloquent, | dans les blancs parthénons, 6+6 b
120 Des artistes pieux | éterniser les noms. 6+6 b
Regarde, sous l'azur | qu'un seul siècle illumine, 6+6 a
Des îles d'Ionie | aux flots de Salamine, 6+6 a
L'amour de la patrie | et de la liberté 6+6 b
Triompher sur l'autel | de la sainte beauté ; 6+6 b
125 Dans l'austère repos | des foyers domestiques 6+6 a
Les grands législateurs | régler les républiques, 6+6 a
Et les sages, du vrai | frayant l'âpre chemin, 6+6 b
De sa propre grandeur | saisir l'esprit humain ! 6+6 b
Tu peux nier nos dieux | ou leur jeter l'outrage, 6+6 a
130 Mais de leur livre écrit | déchirer cette page, 6+6 a
Coucher notre soleil | parmi les astres morts… 6+6 b
Va ! La tâche est sans terme | et rit de tes efforts ! 6+6 b
Non ! Ô dieux protecteurs, | ô dieux d'Hellas ma mère, 6+6 a
Que sur le pavé d'or | chanta le vieil Homère, 6+6 a
135 Vous qui vivez toujours, | mais qui vous êtes tus, 6+6 b
Je ne vous maudis pas, | ô forces et vertus, 6+6 b
Qui suffisiez jadis | aux races magnanimes, 6+6 a
Et je vous reconnais | à vos œuvres sublimes ! 6+6 a
Cyrille
C'est bien ! Reconnais-les | aux fruits qu'ils ont portés, 6+6 b
140 Ces démons de l'enfer | sous d'autres noms chantés, 6+6 b
Qui, d'un poison secret | infectant l'âme entière, 6+6 a
Ont voulu l'étouffer | dans l'immonde matière, 6+6 a
Et sous la robe d'or | d'une vaine beauté 6+6 b
Ont caché le néant | de l'impudicité. 6+6 b
145 Quand les peuples nourris | en de telles doctrines, 6+6 a
Comme des troncs séchés | jusque dans leurs racines, 6+6 a
Florissants au dehors, | mais la mort dans le cœur, 6+6 b
Tombent en cendre avant | le coup du fer vengeur ; 6+6 b
Quand Rome, succédant | à la Grèce asservie, 6+6 a
150 De sang, de voluptés | terribles assouvie, 6+6 a
Faisant mentir enfin | l'oracle sibyllin, 6+6 b
Dans sa propre fureur | se déchire le sein, 6+6 b
S'effraie aux mille cris | de vengeance et de haine 6+6 a
D'un monde révolté | qui va briser sa chaîne, 6+6 a
155 Et, d'un destin fatal | précipitant le cours, 6+6 b
Dans ses temples muets | blasphème ses dieux sourds ; 6+6 b
Enfant, prête l'oreille, | interroge la nue ; 6+6 a
Dis-moi ce que ta gloire | antique est devenue ! 6+6 a
Ou plutôt, vois, parmi | l'essaim des noirs corbeaux, 6+6 b
160 La torche du barbare | errer sur vos tombeaux ; 6+6 b
Et, repoussant du pied | la bacchante avilie, 6+6 a
Couchée, ivre et banale, | au sein de l'Italie, 6+6 a
Le grand Cæsar chrétien | abriter à la fois 6+6 b
Et l'empire et Byzance | à l'ombre de la croix ! 6+6 b
165 Jours du premier triomphe | où, comme une bannière, 6+6 a
Le sacré labarum | flotta dans la lumière ! 6+6 a
Puis, quand un voile épais | semble obscurcir le ciel 6+6 b
Et qu'il faut boire encore | à la coupe de fiel, 6+6 b
Vois Julien, faisant | de la pourpre un suaire, 6+6 a
170 Ranimer un instant | ses dieux dans l'ossuaire, 6+6 a
Railler le Christ sauveur, | et, comme un insensé, 6+6 b
Refouler l'avenir | débordant le passé, 6+6 b
Offrir un encens vil | aux idoles infâmes, 6+6 a
L'or à l'apostasie | et des pièges aux âmes, 6+6 a
175 Mais bientôt, de son crime | avorté convaincu, 6+6 b
Crier : — Galiléen ! | Je meurs et suis vaincu ! — 6+6 b
Et maintenant, regarde, | au sein de la tourmente, 6+6 a
L'humanité livrée | à la mer écumante ; 6+6 a
Apprends-moi dans quel lit | assez profond pour lui 6+6 b
180 Enfermer ce torrent | qui déborde aujourd'hui 6+6 b
Et qui, de jour en jour | plus furieux sans doute, 6+6 a
Pour trouver son niveau | voudra creuser sa route : 6+6 a
Vaste bouillonnement | de désirs, d'intérêts, 6+6 b
D'avide convoitise | et de sombres regrets ; 6+6 b
185 Peuples vieillis flottant | au milieu du naufrage, 6+6 a
Et jeunes nations | surgissant d'un orage, 6+6 a
Sans force d'une part | et d'autre part sans frein, 6+6 b
Qui roulent au hasard | comme un déluge humain. 6+6 b
Comment briseras-tu | ce flot irrésistible ? 6+6 a
190 Où marques-tu le terme | à sa course terrible ? 6+6 a
Et le mèneras-tu, | par des sentiers choisis, 6+6 b
Du jardin de Platon | aux parvis d'Éleusis ? 6+6 b
Ma fille, un nouveau lit | s'ouvre au courant de l'onde, 6+6 a
Un nouveau jour se lève | à l'horizon du monde, 6+6 a
195 Et le sang de mon dieu | cimente parmi nous 6+6 b
Le seul temple assez grand | pour nous contenir tous. 6+6 b
Là, dans un même élan | d'espérances communes, 6+6 a
L'homme méditera | de plus hautes fortunes : 6+6 a
La paix, la liberté, | le ciel à conquérir 6+6 b
200 Feront un saint devoir | de vivre et de mourir, 6+6 b
Et les siècles verront, | pleins de joie infinie, 6+6 a
La famille terrestre | à son dieu réunie ! 6+6 a
Hypatie
Va ! Ne mesure point | ta force à nos revers 6+6 b
Je sais à quel désastre | assiste l'univers. 6+6 b
205 Le noble Julien, | succombant à la peine, 6+6 a
M'instruit à confesser | son espérance vaine ; 6+6 a
Ce que Cæsar tenta, | je ne l'ai point rêvé. 6+6 b
Contre ses dieux trahis | ce monde est soulevé ; 6+6 b
Le présent, l'avenir, | la puissance et la vie 6+6 a
210 Sont à vous, je le sais, | et la mort nous convie. 6+6 a
Mais jusqu'à la fureur | pourquoi vous emporter ? 6+6 b
Jusque dans nos tombeaux | pourquoi nous insulter ? 6+6 b
Que craignez-vous des morts, | vous de qui les mains pures 6+6 a
S'élèvent vers le ciel | vierges de nos souillures, 6+6 a
215 Et qui, seuls, dites-vous, | êtes prédestinés 6+6 b
À donner la sagesse | aux peuples nouveau-nés ? 6+6 b
Efforcez-vous, plutôt | que nous jeter l'outrage, 6+6 a
De chasser de vos cœurs | la discorde sauvage, 6+6 a
Et s'il est vrai qu'un dieu | vous guide, soyez doux, 6+6 b
220 Cléments et fraternels, | et valez mieux que nous. 6+6 b
Regarde ! Tout l'empire | est plein de vos querelles. 6+6 a
Quel jour ne voit germer | quelques sectes nouvelles, 6+6 a
Depuis que Constantin, | depuis bientôt cent ans, 6+6 b
Dans Nicée assembla | vos pères triomphants 6+6 b
225 Qui, du temple nouveau | pour mieux asseoir la base, 6+6 a
Contraignirent le monde | à la foi d'Athanase ? 6+6 a
Vains efforts ! Car l'ardeur | de vos dissensions 6+6 b
N'a cessé de troubler | le cœur des nations. 6+6 b
Que la pourpre proscrive | ou cache l'hérésie, 6+6 a
230 Portant dans vos débats | la même frénésie 6+6 a
Et par la controverse | à la haine poussés, 6+6 b
Au nom du même dieu | tous vous vous maudissez ! 6+6 b
Où sont la paix, l'amour, | qu'enseignent vos églises ? 6+6 a
Sont-ce là les leçons | à l'univers promises ? 6+6 a
235 Et veux-tu qu'infidèle | au culte des aïeux, 6+6 b
Je prenne aveuglément | vos passions pour dieux ? 6+6 b
Cyrille, écoute-moi. | Demain, dans mille années, 6+6 a
Dans vingt siècles, — Qu'importe | au cours des destinées ! — 6+6 a
L'homme étouffé par vous | enfin se dressera : 6+6 b
240 Le temps vous fera croître | et le temps vous tuera : 6+6 b
Et, comme toute chose | humaine et périssable, 6+6 a
Votre œuvre ira dormir | dans l'ombre irrévocable ! 6+6 a
Cyrille
Qu'en sais-tu ? D'où te vient | cette présomption 6+6 b
D'oser pousser au ciel | ta malédiction ? 6+6 b
245 Quoi ! L'église que Dieu | pour sa gloire a fondée, 6+6 a
Du sang des saints martyrs | encor tout inondée, 6+6 a
Comme un phare éclatant | dans le naufrage humain, 6+6 b
Si tu ne l'applaudis, | va s'écrouler demain ! 6+6 b
Tu braves à ce point | l'éternelle justice ! 6+6 a
250 Tremble qu'elle n'éclate | et ne t'anéantisse… 6+6 a
Mais je m'oublie ! Et Dieu, | qui parle par ma voix, 6+6 b
Daigne encor t'avertir | une dernière fois. 6+6 b
Femme ! Si nous offrons | en spectacle à nos frères 6+6 a
La barque de l'apôtre | en proie aux vents contraires, 6+6 a
255 Touchant à peine au port, | et, comme aux premiers jours, 6+6 b
Lancée en haute mer | pour y lutter toujours ; 6+6 b
Si la victoire même | a produit un mal pire 6+6 a
Par la contagion | des vices de l'empire ; 6+6 a
Si l'hérésie enfin, | mensonge renaissant, 6+6 b
260 Souille notre triomphe | en nous désunissant, 6+6 b
Et, germe de colère | autant que de ruine, 6+6 a
Livre au caprice humain | la parole divine ; 6+6 a
Si trop d'ardeur nous pousse | à trop de liberté, 6+6 b
Ne t'en réjouis point | dans ta malignité : 6+6 b
265 Nos passions du moins | sont d'un ordre sublime ! 6+6 a
Nous combattons en nous | les esprits de l'abîme, 6+6 a
Et nous voulons forger | avec des mains en feu 6+6 b
La sereine unité | de nos âmes en Dieu ! 6+6 b
Qu'importe tout un siècle | écoulé dans l'orage, 6+6 a
270 Si l'arche du refuge | est intacte et surnage, 6+6 a
Si, durant la tempête, | un souffle furieux 6+6 b
S'envole au port divin | et nous y conduit mieux ! 6+6 b
Comme Pierre, jadis, | qui s'effraie et chancelle, 6+6 a
Sur les flots soulevés | le seigneur nous appelle ; 6+6 a
275 Mais, si dans sa clémence | il nous prend en merci, 6+6 b
Où l'apôtre a marché | nous marcherons aussi ; 6+6 b
Et ce miracle saint, | quand la foi le contemple, 6+6 a
Du triomphe promis | est l'image et l'exemple. 6+6 a
Entends, ouvre les yeux, | ma fille, et suis nos pas. 6+6 b
280 C'est le néant qui s'ouvre | à qui n'espère pas ! 6+6 b
Y dormir à jamais, | est-ce là ton envie ? 6+6 a
Adores-tu les morts ? | As-tu peur de la vie ? 6+6 a
Tes dieux sont en poussière | aux pieds du Christ vainqueur ! 6+6 b
Hypatie
Ne le crois pas, Cyrille ! | Ils vivent dans mon cœur, 6+6 b
285 Non tels que tu les vois, | vêtus de formes vaines, 6+6 a
Subissant dans le ciel | les passions humaines, 6+6 a
Adorés du vulgaire | et dignes de mépris ; 6+6 b
Mais tels que les ont vus | de sublimes esprits : 6+6 b
Dans l'espace étoilé | n'ayant point de demeures, 6+6 a
290 Forces de l'univers, | vertus intérieures, 6+6 a
De la terre et du ciel | concours harmonieux 6+6 b
Qui charme la pensée | et l'oreille et les yeux, 6+6 b
Et qui donne, idéal | aux sages accessible, 6+6 a
À la beauté de l'âme | une splendeur visible. 6+6 a
295 Tels sont mes dieux ! Qu'un siècle | ingrat s'écarte d'eux, 6+6 b
Je ne les puis trahir | puisqu'ils sont malheureux. 6+6 b
Je le sens, je le sais : | voici les heures sombres, 6+6 a
Les jours marqués dans l'ordre | impérieux des nombres. 6+6 a
Aveugle à notre gloire | et prodigue d'affronts, 6+6 b
300 Le temps injurieux | découronne nos fronts ; 6+6 b
Et, dans l'orgueil récent | de sa haute fortune, 6+6 a
L'avenir n'entend plus | la voix qui l'importune. 6+6 a
Ô rois harmonieux, | chefs de l'esprit humain, 6+6 b
Vous qui portiez la lyre | et la balance en main, 6+6 b
305 Il est venu, celui | qu'annonçaient vos présages, 6+6 a
Celui que contenaient | les visions des sages, 6+6 a
L'expiateur promis | dont Eschyle a parlé ! 6+6 b
Au sortir du sépulcre | et de sang maculé, 6+6 b
L'arbre de son supplice | à l'épaule, il se lève ; 6+6 a
310 Il offre à l'univers | ou sa croix ou le glaive, 6+6 a
Il venge le barbare | écarté des autels, 6+6 b
Et jonche vos parvis | de membres immortels ! 6+6 b
Mais je garantirai | des atteintes grossières 6+6 a
Jusqu'au dernier soupir | vos pieuses poussières, 6+6 a
315 Heureuse si, planant | sur les jours à venir, 6+6 b
Votre immortalité | sauve mon souvenir. 6+6 b
Salut, ô rois d'Hellas ! | — Adieu, noble Cyrille ! 6+6 a
Cyrille
Abjure tes erreurs, | ô malheureuse fille, 6+6 a
Le dieux jaloux t'écoute ! | Ô triste aveuglement ! 6+6 b
320 Je m'indigne et gémis | en un même moment. 6+6 b
Mais puisque tu ne veux | ni croire ni comprendre 6+6 a
Et refuses la main | que je venais te rendre, 6+6 a
Que ton cœur s'endurcit | dans un esprit mauvais, 6+6 b
C'en est assez ! J'ai fait | plus que je ne devais. 6+6 b
325 Un dernier mot encor : | — N'enfreins pas ma défense ; 6+6 a
Une ombre de salut | te reste : — Le silence. 6+6 a
Dieu seul te jugera, | s'il ne l'a déjà fait ; 6+6 b
Sa colère est sur toi ; | n'en hâte point l'effet. 6+6 b
Hypatie
Je ne puis oublier, | en un silence lâche, 6+6 a
330 Le soin de mon honneur | et ma suprême tâche, 6+6 a
Celle de confesser | librement sous les cieux 6+6 b
Le beau, le vrai, le bien, | qu'ont révélés les dieux. 6+6 b
Depuis deux jours déjà, | comme une écume vile, 6+6 a
Les moines du désert | abondent dans la ville, 6+6 a
335 Pieds nus, la barbe inculte | et les cheveux souillés, 6+6 b
Tout maigris par le jeûne, | et du soleil brûlés. 6+6 b
On prétend qu'un projet | sinistre et fanatique 6+6 a
Amène parmi nous | cette horde extatique. 6+6 a
C'est bien. Je sais mourir, | et suis fière du choix 6+6 b
340 Dont m'honorent les dieux | une dernière fois. 6+6 b
Cependant je rends grâce | à ta sollicitude 6+6 a
Et n'attends plus de toi | qu'un peu de solitude. 6+6 a
Cyrille et l'acolyte sortent.
SCÈNE IV
Hypatie, La nourrice.
La nourrice
Mon enfant, tu le vois, | toi-même en fais l'aveu : 6+6 b
Tu vas mourir !
Hypatie
Je vais | être immortelle. Adieu ! 6+6 b
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