Métrique en Ligne
a voyelle stable
er voyelle ambigüe
e "e" masculin
e "e" féminin
e "e" élidé
e "e" ignoré
e "e" écarté
12 longueur métrique
6-6 mètre
LEC_1/LEC8
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES BARBARES
1862
La Légende des Nornes
Elles sont assises sur les racines
du frêne Yggdrasill.
PREMIÈRE NORNE.
La neige, par flots lourds,avec lenteur, inonde, 6+6 a
Du haut des cieux muets,la terre plate et ronde. 6+6 a
Tels, sur nos yeux sans flammeet sur nos fronts courbés, 6+6 b
Sans relâche, mes sœurs,les siècles sont tombés, 6+6 b
5 Dès l'heure le premierjaillissement des âges 6+6 a
D'une écume glacéea lavé nos visages. 6+6 a
A peine avions-nous vu,dans le brouillard vermeil, 6+6 b
Monter, aux jours anciens,l'orbe d'or du soleil, 6+6 b
Qu'il retombait au fonddes ténèbres premières, 6+6 a
10 Sans pouvoir réchauffernos rigides paupières. 6+6 a
Et, depuis, il n'est plusde trêve ni de paix : 6+6 b
Le vent des steppes froidsgèle nos pleurs épais, 6+6 b
Et, sur ce cuivre dur,avec nos ongles blêmes, 6+6 a
Nous gravons le destinde l'homme et des Dieux mêmes. 6+6 a
15 O Nornes ! qu'ils sont loin,ces jours d'ombre couverts, 6+6 b
, du vide fécond,s'épandit l'univers ! 6+6 b
Qu'il est loin, le matindes temps intarissables, 6+6 a
rien n'était encor,ni les eaux, ni les sables, 6+6 a
Ni terre, ni rochers,ni la vte du ciel, 6+6 b
20 Rien qu'un gouffre béant,l'abîme originel ! 6+6 b
Et les germes nageaientdans cette nuit profonde, 6+6 a
Hormis nous, cependant,plus vieilles que le monde, 6+6 a
Et le silence erraitsur le vide dormant, 6+6 b
Quand la rumeur vivanteéclata brusquement. 6+6 b
25 Du Nord, enveloppéd'un tourbillon de brume, 6+6 a
Par bonds impétueux,quatre fleuves d'écume 6+6 a
Tombèrent, rugissants,dans l'antre du milieu ; 6+6 b
Les blocs lourds qui roulaientse fondirent au feu : 6+6 b
Le sombre Ymer naquitde la flamme et du givre, 6+6 a
30 Et les Géants, ses fils,commencèrent de vivre. 6+6 a
Pervers, ils méditaient,dans leur songe envieux, 6+6 b
D'entraver à jamaisl'éclosion des Dieux ; 6+6 b
Mais nul ne peut briserta chne, ô destinée ! 6+6 a
Et la Vache célesteen ce temps était née ! 6+6 a
35 Blanche comme la neige,, tiède, ruisselait 6+6 b
De ses pis maternelsla source de son lait, 6+6 b
Elle trouva le Roides Ases, frais et rose, 6+6 a
Qui dormait, fleur divineaux vents du pôle éclose. 6+6 a
Baigné d'un souffle douxet chaud, il s'éveilla ; 6+6 b
40 L'Aurore primitiveen son œil bleu brilla ; 6+6 b
Il rit, et, soulevantses lèvres altérées, 6+6 a
But la Vie immortelleaux mamelles sacrées. 6+6 a
Voici qu'il engendrales Ases bienheureux, 6+6 b
Les purificateursdu chaos ténébreux, 6+6 b
45 Beaux et pleins de vigueur,intelligents et justes. 6+6 a
Ymer, dompté, mourutentre leurs mains augustes ; 6+6 a
Et de son crâne immenseils formèrent les cieux, 6+6 b
Les astres, des éclairséchappés de ses yeux, 6+6 b
Les rochers, de ses os.Ses épaules charnues 6+6 a
50 Furent la terre stable,et la houle des nues 6+6 a
Sortit en tourbillonsde son cerveau pesant. 6+6 b
Et, comme l'universroulait des flots de sang, 6+6 b
Faisant jaillir, du fondde ses cavités noires, 6+6 a
Une écume de pourpreau front des promontoires, 6+6 a
55 Le déluge envahitl'étendue, et la mer 6+6 b
Assiégea le troupeauhurlant des fils d'Ymer. 6+6 b
Ils fuyaient, secouantleurs chevelures rudes, 6+6 a
Escaladant les picsdes hautes solitudes, 6+6 a
Monstrueux, éperdus ;mais le sang paternel 6+6 b
60 Croissait, gonflait ses flotsfumants jusques au ciel ; 6+6 b
Et voici qu'arrachésdes suprêmes rivages, 6+6 a
Ils s'engloutirent tousavec des cris sauvages. 6+6 a
Puis ce rouge Océans'enveloppa d'azur ; 6+6 b
La Terre d'un seul bondreverdit dans l'air pur ; 6+6 b
65 Le couple humain sortitde l'écorce du frêne, 6+6 a
Et le soleil doral'immensité sereine. 6+6 a
Hélas ! mes sœurs, ce futun rêve éblouissant. 6+6 b
Voyez ! la neige tombeet va s'épaississant ; 6+6 b
Et peut-être Yggdrasill,le frêne aux trois racines, 6+6 a
70 Ne fait-il plus tournerles neuf sphères divines ! 6+6 a
Je suis la vieille Urda,l'éternel Souvenir ; 6+6 b
Mais le présent m'échappeautant que l'avenir. 6+6 b
DEUXIÈME NORNE.
Tombe, neige sans fin !Enveloppe d'un voile 6+6 a
Le rose éclair de l'aubeet l'éclat de l'étoile ! 6+6 a
75 Brouillards silencieux,ensevelissez-nous ! 6+6 b
O vents glacés, par quifrissonnent nos genoux, 6+6 b
Ainsi que des bouleauxvous secouez les branches, 6+6 a
Sur nos fronts aux plis creuxfouettez nos mèches blanches ! 6+6 a
Neige, brouillards et vents,désert, cercle éternel, 6+6 b
80 Je nage malgré vousdans la splendeur du ciel ! 6+6 b
Par delà ce silence nous sommes assises, 6+6 a
Je me berce en espritau vol joyeux des brises, 6+6 a
Je m'enivre à souhaitde l'arôme des fleurs, 6+6 b
Et je m'endors, plongéeen de molles chaleurs ! 6+6 b
85 Urda, réjouis-toi !l'œuvre des Dieux fut bonne. 6+6 a
La gloire du soleilsur leur face rayonne, 6+6 a
Comme au jour tu visle monde nouveau-né 6+6 b
Du déluge sanglantsortir illuminé ; 6+6 b
Et toujours Yggdrasill,à sa plus haute cime, 6+6 a
90 Des neuf sphères du cielporte le poids sublime. 6+6 a
O Nornes ! Échappédu naufrage des siens, 6+6 b
Vivant, mais enchnédans les antres anciens, 6+6 b
Loki, le dernier filsd'Ymer, tordant sa bouche, 6+6 a
S'agite et se consumeen sa rage farouche ; 6+6 a
95 Tandis que le Serpent,de ses nœuds convulsifs, 6+6 b
Étreint, sans l'ébranler,la terre aux rocs massifs, 6+6 b
Et que le loup Fenris,hérissant son échine, 6+6 a
Hurle et pleure, les yeuxflamboyants de famine. 6+6 a
Le noir Surtur sommeille,immobile et dompté ; 6+6 b
100 Et, des vers du tombeauvile postérité, 6+6 b
Les Nains hideux, vêtusde rouges chevelures, 6+6 a
Martèlent les métauxsur les enclumes dures ; 6+6 a
Mais ils ne souillent plusl'air du ciel étoilé. 6+6 b
Le Mal, sous les neuf sceauxde l'abîme, est scellé, 6+6 b
105 Mes sœurs ! La sombre Héla,comme un oiseau nocturne, 6+6 a
Plane au-dessus du gouffre,aveugle et taciturne, 6+6 a
Et les Ases, assisdans le palais d'Asgard, 6+6 b
Embrassent l'universimmense d'un regard ! 6+6 b
Modérateurs du mondeet source d'harmonie, 6+6 a
110 Ils répandent d'en hautla lumière bénie ; 6+6 a
La joie est dans leur cœur :sur la tige des Dieux 6+6 b
Une fleur a germéqui parfume les cieux ; 6+6 b
Et voici qu'aux rayonsd'une immuable aurore, 6+6 a
Le Fruit sacré, désirdes siècles, vient d'éclore ! 6+6 a
115 Balder est né ! Je vois,à ses pieds innocents, 6+6 b
Les Alfes lumineuxfaire onduler l'encens. 6+6 b
Toute chose a douéde splendeur et de grâce 6+6 a
Le plus beau, le meilleurd'une immortelle race : 6+6 a
L'aube a de ses clartéstressé ses cheveux blonds, 6+6 b
120 L'azur céleste rità travers ses cils longs, 6+6 b
Les astres attendrisont, comme une rosée, 6+6 a
Versé des lueurs d'orsur sa joue irisée, 6+6 a
Et les Dieux, à l'envi,déjà l'ont revêtu 6+6 b
D'amour et d'équité,de force et de vertu, 6+6 b
125 Afin que, grandissantet triomphant en elle, 6+6 a
Il soit le bouclierde leur œuvre éternelle ! 6+6 a
Nornes ! Je l'ai vu ntre,et mon sort est rempli. 6+6 b
Meure le souvenirau plus noir de l'oubli ! 6+6 b
Tout est dit, tout est bien.Les siècles fatidiques 6+6 a
130 Ont tenu jusqu'au boutleurs promesses antiques, 6+6 a
Puisque le chœur du cielet de l'humanité 6+6 b
Autour de ce berceauvénérable a chanté ! 6+6 b
TROISIÈME NORNE.
Que ne puis-je dormirsans réveil et sans rêve, 6+6 a
Tandis que cette auroreéclatante se lève ! 6+6 a
135 Inaccessible et sourdeaux voix de l'avenir, 6+6 b
A vos côtés, mes sœurs,que ne puis-je dormir, 6+6 b
Spectres aux cheveux blancs,aux prunelles glacées, 6+6 a
Sous le suaire épaisdes neiges amassées ! 6+6 a
O songe, ô désirs vains,inutiles souhaits ! 6+6 b
140 Ceci ne sera point,maintenant ni jamais. 6+6 b
Oui ! le Meilleur est né,plein de grâce et de charmes, 6+6 a
Celui que l'universbaignera de ses larmes, 6+6 a
Qui, de sa propre flammeaussitôt consumé, 6+6 b
Doit vivre par l'amouret mourir d'être aimé ! 6+6 b
145 Il grandit comme un frêneau milieu des pins sombres, 6+6 a
Celui que le destinenserre de ses ombres, 6+6 a
Le Guide jeune et beauqui mène l'homme aux Dieux ! 6+6 b
Hélas ! rien d'éternelne fleurit sous les cieux, 6+6 b
Il n'est rien d'immuable palpite la vie ! 6+6 a
150 La douleur fut domptéeet non pas assouvie, 6+6 a
Et la destructiona rongé sourdement 6+6 b
Des temps laborieuxle vaste monument. 6+6 b
Vieille Urda, ton œil cavea vu l'essaim des choses 6+6 a
Du vide primitifsoudainement écloses, 6+6 a
155 Jaillir, tourbillonner,emplir l'immensité 6+6 b
Tu le verras rentrerau gouffre illimité. 6+6 b
Verdandi ! ce concertde triomphe et de joie, 6+6 a
L'orage le disperseet l'espace le noie ! 6+6 a
O vous qui survivrezquand les cieux vermoulus 6+6 b
160 S'en iront en poussièreet qu'ils ne seront plus, 6+6 b
Des siècles infinisContemporaines mornes, 6+6 a
Vieille Urda, Verdandi,lamentez-vous, ô Nornes ! 6+6 a
Car voici que j'entendsmonter comme des flots 6+6 b
Des cris de mort mêlésà de divins sanglots. 6+6 b
165 Pleurez, lamentez-vous,Nornes désespérées ! 6+6 a
Ils sont venus, les joursdes épreuves sacrées, 6+6 a
Les suprêmes soleilsdont le ciel flambra, 6+6 b
Le siècle d'épouvante le Juste mourra. 6+6 b
Sur le centre du mondeinclinez votre oreille : 6+6 a
170 Loki brise les sceaux ;le noir Surtur s'éveille ; 6+6 a
Le Reptile assoupise redresse en sifflant ; 6+6 b
L'écume dans la gueuleet le regard sanglant, 6+6 b
Fenris flaire déjàsa proie irrévocable ; 6+6 a
Comme un autre déluge,hélas ! plus implacable, 6+6 a
175 Se rue au jour la raceeffrayante d'Ymer, 6+6 b
L'impur troupeau des Nainsqui martèlent le fer ! 6+6 b
Asgard ! Asgard n'est plusqu'une ardente ruine : 6+6 a
Yggdrasill ébranléploie et se déracine ; 6+6 a
Tels qu'une grêle d'or,au fond du ciel mouvant, 6+6 b
180 Les astres flagelléstourbillonnent au vent, 6+6 b
Se heurtent en éclats,tombent et disparaissent ; 6+6 a
Veuves de leur pilier,les neuf Sphères s'affaissent ; 6+6 a
Et dans l'océan noir,silencieux, fumant, 6+6 b
La Terre avec horreurs'enfonce pesamment ! 6+6 b
185 Voilà ce que j'ai vupar delà les années, 6+6 a
Moi, Skulda, dont la maingrave les destinées ; 6+6 a
Et ma parole est vraie !Et maintenant, ô Jours, 6+6 b
Allez, accomplissezvotre rapide cours ! 6+6 b
Dans la joie ou les pleurs,montez, rumeurs suprêmes, 6+6 a
190 Rires des Dieux heureux,chansons, soupirs, blasphèmes ! 6+6 a
O souffles de la vieimmense, ô bruits sacrés, 6+6 b
Hâtez-vous : l'heure est proche vous vous éteindrez ? 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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