Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LAM_9/LAM161
Alphonse de LAMARTINE
LA CHUTE D’UN ANGE
1838
ONZIÈME VISION
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À chaque acte infernal de ce lugubre drame, 6+6 a
Le visage des dieux montrait leur joie infâme. 6+6 a
On lisait sur leurs fronts, moites de cruauté, 6+6 b
Que la douleur humaine était leur volupté, 6+6 b
5 Et plus ce jeu féroce outrageait la nature, 6+6 a
Plus l’applaudissement égalait la torture. 6+6 a
Des battements de mains la salle s’ébranlait. 6+6 b
Du féroce Nemphed le front seul se voilait. 6+6 b
Distrait, et sur les yeux la paupière abaissée, 6+6 a
10 Il roulait dans son front quelque lourde pensée ; 6+6 a
Son empire glissant lui pesait dans la main, 6+6 b
Et son règne d’un jour penchait sans lendemain. 6+6 b
« Monté, se disait-il pendant l’horrible fête, 6+6 a
Monté de ruse en ruse à ce sublime faîte, 6+6 a
15 En équilibre ainsi mon pied s’y tiendra-t-il ? 6+6 b
À de telles hauteurs tout vent est un péril. 6+6 b
Sous l’adoration tout œil cache l’envie ; 6+6 a
Toute haine mesure et dévore ma vie. 6+6 a
J’ai calmé jusqu’ici ce flot d’ambition 6+6 b
20 En jetant une proie à chaque passion : 6+6 b
Dans les plaisirs nouveaux où ma ruse les vautre, 6+6 a
J’ai, pour les amortir, opposé l’un à l’autre ; 6+6 a
Et, comme d’une voûte en butant les parois, 6+6 b
L’architecte soutient par le seul contre-poids 6+6 b
25 Ces grands blocs menaçants suspendus sur le vide, 6+6 a
Je marche en frémissant sous la voûte perfide 6+6 a
De haines, de complots et de rivalité, 6+6 b
Que soutient un moment ma seule habileté, 6+6 b
Mais dont un seul regard, un seul mot, un seul geste, 6+6 a
30 Détachant une pierre, entraînerait le reste, 6+6 a
Et sous mon édifice écraserait mon front. 6+6 b
D’obéir à mes lois tous ils s’empresseront 6+6 b
Tant que, tenus par moi dans une ardente lutte, 6+6 a
Ils craindront, moi tombant, de tomber de ma chute ; 6+6 a
35 Qu’ils croiront de mon règne avoir chacun leur part ; 6+6 b
Que leurs ambitions me feront un rempart ; 6+6 b
Et que, pour m’assurer leurs bras et leurs services, 6+6 a
J’aurai plus d’aliments qu’eux-mêmes n’ont de vices ! 6+6 a
» En endormant ainsi leurs désirs assouvis, 6+6 b
40 J’achète d’un forfait chaque heure que je vis : 6+6 b
Mais leur instinct de sang, leur soif de tyrannie, 6+6 a
À la fin, je l’avoue, épuisent mon génie ; 6+6 a
Ils ont plus de désirs que leur cœur de forfait. 6+6 b
S’ils s’éveillent un jour, du repos c’en est fait ! 6+6 b
45 Si d’espoir en espoir et d’orgie en orgie 6+6 a
Je cessais d’enchaîner leur brutale énergie, 6+6 a
Mon trône sous leurs pieds croulerait en débris. 6+6 b
Déjà de ma grandeur ils marchandent le prix ; 6+6 b
Déjà, sous le respect masquant leur insolence, 6+6 a
50 De sourdes factions trament dans leur silence. 6+6 a
Des coups d’œil, des sourcils, d’obscurs chuchotements, 6+6 b
D’un pouvoir qui s’ébranle intimes craquements, 6+6 b
M’indiquent qu’il est temps, sous cette onde dormante, 6+6 a
De remuer du doigt la vase qui fermente, 6+6 a
55 Si je ne veux laisser le miasme mortel 6+6 b
S’échapper pour ma perte et gronder sur l’autel ! 6+6 b
» Asrafiel, lui surtout, m’inquiète et m’ombrage ! 6+6 a
Je ne sais quel dégoût obscurcit son visage 6+6 a
Les dieux inférieurs tremblent tous devant lui 6+6 b
60 Il serait mon vainqueur s’il n’était mon appui. 6+6 b
Contre ses attentats son vice me protége ; 6+6 a
Son imbécillité se prend vite à tout piége, 6+6 a
Pourvu que des soupirs l’y fassent trébucher ; 6+6 b
Par un nouvel appât tâchons de l’allécher : 6+6 b
65 Aux mains de la beauté mettons sur lui les rênes, 6+6 a
Jetons pour l’enflammer ce charbon dans ses veines ; 6+6 a
Il ne tentera rien tant qu’il espérera, 6+6 b
De ce poison subtil tant qu’il s’enivrera. 6+6 b
Vil marchepied du trône où sa mollesse aspire, 6+6 a
70 Que ce chien ronge un os, il oublie un empire !… » 6+6 a
Ainsi de sa grandeur Nemphed cuvait le fiel. 6+6 b
Puis d’un regard oblique effleurant Asrafiel, 6+6 b
Et feignant l’abandon d’une demi-pensée 6+6 a
Dans des âmes d’amis négligemment versée : 6+6 a
75 « Soutiens de mon pouvoir, dit-il à haute voix, 6+6 b
Esclaves d’un seul maître, oui, mais esclaves rois ! 6+6 b
Le peuple, qu’agitait la voix de son prophète, 6+6 a
Va ramper quelque temps comme un serpent sans tête 6+6 a
Qui fait frémir encor la poudre du sillon, 6+6 b
80 Mais qui remue en vain et n’a plus d’aiguillon. 6+6 b
Le cœur de tout ce peuple était dans sa poitrine ; 6+6 a
Son venin dans leur sang meurt avec sa doctrine. 6+6 a
Nous allons de leur sein, du coup déconcerté, 6+6 b
Extirper et jeter au vent la liberté, 6+6 b
85 Et d’une égalité criminelle, insensée, 6+6 a
Jusqu’en son germe impie étouffer la pensée ! 6+6 a
Mais le germe infernal implanté dans le cœur 6+6 b
Du pied qui l’écrasa renaît toujours vainqueur. 6+6 b
Pour l’arracher de là nos tortures sont vaines ; 6+6 a
90 On dirait que le sang le roule dans les veines ; 6+6 a
Il n’est à ce venin qu’un seul contre-poison : 6+6 b
C’est l’abrutissement de l’humaine raison ; 6+6 b
C’est l’éblouissement de ces races esclaves 6+6 a
Qui leur fait à genoux adorer leurs entraves : 6+6 a
95 Pour être plus grands qu’eux, tenons-les à genoux ! 6+6 b
Ne les laissons jamais se mesurer à nous ; 6+6 b
Dépassons-les du front ainsi que des idées ; 6+6 a
Que nos membres divins, mesurés par coudées, 6+6 a
Leur impriment toujours le respect par les yeux. 6+6 b
100 Tous leurs sens leur diront que nous sommes leurs dieux. 6+6 b
Notre premier prestige est la beauté divine ; 6+6 a
Mais depuis quelque temps cette force décline ; 6+6 a
De la nature en nous je ne sais quel affront 6+6 b
Presque au niveau des leurs abaisse notre front ; 6+6 b
105 La force des géants décroît avec leur nombre, 6+6 a
Des Titans d’autrefois nous ne sommes qu’une ombre. 6+6 a
La majesté du ciel pâlit dans notre aspect, 6+6 b
Et l’œil déçu commence à douter du respect. 6+6 b
Les empoisonnements, les meurtres et la guerre 6+6 a
110 Ont éclairci les rangs des maîtres de la terre, 6+6 a
Tandis que de sa fange un peuple plus nombreux 6+6 b
Ose pour les compter lever les yeux sur eux, 6+6 b
Et du temple énervé que notre bras décime 6+6 a
Avec étonnement voit décroître la cime. 6+6 a
115 Tremblons qu’à cet aspect de dégradation, 6+6 b
Il n’en tente plus tard la profanation, 6+6 b
Que notre abaissement ne lui soit une amorce, 6+6 a
Et qu’à notre faiblesse il ne sente sa force. 6+6 a
Si ce jour se levait jamais, malheur à nous ! 6+6 b
120 La poudre de nos pieds nous engloutirait tous ; 6+6 b
Et de la liberté l’audacieux génie 6+6 a
Ferait sur les tyrans crouler la tyrannie !… 6+6 a
Mais la fatalité, ce seul dieu du plus fort, 6+6 b
Et surtout mon adresse écarteront ce sort. 6+6 b
125 Les secrets du pouvoir sont audace et prestige ; 6+6 a
Nous ferons à propos éclater le prodige ; 6+6 a
Nous les éblouirons pour mieux les asservir. 6+6 b
La nature a changé ses lois pour nous servir ; 6+6 b
Elle nous a livré, dans sa magnificence ; 6+6 a
130 Deux êtres où la terre épuisa sa puissance, 6+6 a
Ravissement des yeux, chef-d’œuvre de ses mains ; 6+6 b
Beauté qui fait pâlir la beauté des humains, 6+6 b
Et dont le fier aspect et la grâce suprême 6+6 a
Feraient fléchir d’amour les genoux des dieux même ! 6+6 a
135 Sur l’autel où languit la superstition 6+6 b
Exposons-les au peuple en adoration : 6+6 b
Que de nos majestés l’homme soit le symbole ; 6+6 a
Que la femme par nous transformée en idole, 6+6 a
Et recevant ici l’encens de nos autels, 6+6 b
140 Soit la beauté des dieux révélée aux mortels ! 6+6 b
Contre de tels attraits le cœur même est sans armes ; 6+6 a
La persuasion coulera de ses charmes, 6+6 a
Et ce peuple, sur lui la voyant resplendir, 6+6 b
De toute sa beauté nous sentira grandir ! » 6+6 b
145 Des applaudissements partirent de la tourbe. 6+6 a
« Mais ce n’est pas assez, continua le fourbe ; 6+6 a
Il faut dans mes desseins que cet être charmant 6+6 b
D’un prestige plus sûr devienne l’instrument ; 6+6 b
Que ma bonté, l’offrant en espoir aux plus braves, 6+6 a
150 La donne pour épouse à mes heureux esclaves ; 6+6 a
Qu’il sorte de ses flancs un type colossal 6+6 b
Où s’ennoblisse encor la race de Baal ! 6+6 b
Nous préviendrons ainsi que du rang où nous sommes 6+6 a
La race des géants tombe au niveau des hommes. 6+6 a
155 Pour mon amour jaloux je pourrais la garder ; 6+6 b
Mais aux vœux d’un de vous je daigne l’accorder. 6+6 b
Ma volonté sévère est l’empire du monde ; 6+6 a
C’est l’hymen d’un héros qui la rendra féconde ; 6+6 a
Des exploits glorieux pour mon trône entrepris, 6+6 b
160 Qu’elle soit pour lui seul et le but et le prix ! » 6+6 b
Il se tut : enflammant la débauche engourdie, 6+6 a
L’huile brûlante ainsi tombait sur l’incendie ; 6+6 a
D’astucieux projets perfides confidents, 6+6 b
Les géants renfermaient leur pensée en dedans, 6+6 b
165 Approuvaient du regard, mais cherchaient dans leur âme 6+6 a
Sous le poli du fer le tranchant de la lame. 6+6 a
Cependant, comme, à l’heure où s’approchent les nuits, 6+6 b
Les pâtres du désert assis au bord des puits, 6+6 b
Rappelant les chameaux de la plaine stérile, 6+6 a
170 Font passer devant eux leur troupeau qui défile, 6+6 a
Tandis qu’à côté d’eux les nombreux serviteurs 6+6 b
Dénombrent les petits au maître des pasteurs : 6+6 b
Ainsi du roi des dieux pour réjouir la vue, 6+6 a
De son peuple avili l’innombrable revue, 6+6 a
175 Courbant sous un seul doigt mille fronts asservis, 6+6 b
Défilait lentement par les sacrés parvis. 6+6 b
Sur le marbre où la foule avec respect s’appuie, 6+6 a
Ses pas silencieux ressemblaient à la pluie 6+6 a
Qui, découlant sans bruit sur les feuilles des bois, 6+6 b
180 À peine en fait frémir les sonores parois. 6+6 b
S’étendant, serpentant comme une énorme queue, 6+6 a
L’épaisse immensité se déroulait par lieue. 6+6 a
D’implacables pasteurs, des sceptres dans leurs mains, 6+6 b
Menaient, en les frappant, ces longs troupeaux humains ; 6+6 b
185 Serendyb de la voix les dénombrait : leur foule 6+6 a
Descendait, remontait en ondoyante houle 6+6 a
Que fait enfler sans fin le lit des océans ; 6+6 b
Écume qui fumait aux pieds de ces géants. 6+6 b
Leur avilissement, empreint dans leur posture, 6+6 a
190 De leurs profanateurs révélait l’imposture. 6+6 a
Ils ne redressaient pas leur front horizontal 6+6 b
Comme un homme qui voit dans l’homme son égal ; 6+6 b
Leurs pieds ne portaient pas leur corps droit sur sa base. 6+6 a
Comme la brute immonde, et qu’un lourd bât écrase, 6+6 a
195 Sous les verges de fer dont les bouts les frappaient, 6+6 b
Humiliant le front en passant ils rampaient. 6+6 b
On sentait qu’énervés jusqu’à la pourriture 6+6 a
Ils avaient dans leur moelle abdiqué leur nature, 6+6 a
Et descendu le vice à ce dernier degré 6+6 b
200 Où ce qui nous dégrade à nos yeux est sacré ! 6+6 b
Ils passaient, séparés en innombrables groupes. 6+6 a
De vieillards décharnés d’abord d’affreuses troupes, 6+6 a
Vieux restes insultés, vils rebuts de troupeau, 6+6 b
Dont les os mutilés perçaient souvent la peau. 6+6 b
205 De noirs lambeaux troués, et souillés de vermines, 6+6 a
Par leurs mains retenus, laissaient voir leurs ruines. 6+6 a
Leurs côtes se comptaient sur leurs flancs amaigris ; 6+6 b
Et les contours des seins, depuis longtemps taris, 6+6 b
Faisaient seuls reconnaître, à leurs ondes ridées, 6+6 a
210 Les mères sans enfants aux mamelles vidées. 6+6 a
Comme le vent d’hiver chasse à demi fondus 6+6 b
De blancs flocons de neige aux fanges confondus, 6+6 b
Où l’arbre a secoué les débris de ses branches, 6+6 a
Ainsi se déroulaient ces mille toisons blanches, 6+6 a
215 Qui laissaient entrevoir des crânes dépouillés, 6+6 b
Et les vieux dos sans chair des corps agenouillés. 6+6 b
Les dieux les bafouaient de paroles amères, 6+6 a
Sans penser que peut-être ils insultaient leurs mères ; 6+6 a
Un œil cruel et froid les jugeait en passant. 6+6 b
220 Dans leurs veines à sec on calculait le sang ; 6+6 b
Et quand, à la langueur de sa morne attitude, 6+6 a
Aux signes précurseurs de la décrépitude, 6+6 a
On jugeait qu’un vieillard, par la peine vaincu, 6+6 b
Pour servir et souffrir avait assez vécu, 6+6 b
225 Comme on traîne aux égouts des carcasses immondes, 6+6 a
Séparé des vivants, on le jetait aux ondes ; 6+6 a
Et de leur proie humaine avertis par ses cris, 6+6 b
Les chiens sur le rivage attendaient les débris ! 6+6 b
Par ceux qui s’avançaient au milieu de la vie 6+6 a
230 La troupe décharnée était bientôt suivie, 6+6 a
De ces cruels pasteurs fort et rude bétail, 6+6 b
Dévoué par le fouet aux sueurs du travail ; 6+6 b
Hommes, femmes, groupés, confondus pêle-mêle, 6+6 a
Comme le bœuf ou l’âne, ou la brute qui bêle, 6+6 a
235 Sevrés de ces instincts, de ces doux sentiments, 6+6 b
Des cœurs liés par Dieu délicieux aimants, 6+6 b
Ne connaissant entre eux ni fils, ni sœur, ni frère, 6+6 a
Pouvant fouler leur mère ou coudoyer leur père, 6+6 a
Sans qu’au fond de leur cœur la tendresse parlât, 6+6 b
240 Ou que la parenté du sang s’y révélât. 6+6 b
Nulle audace en leurs cœurs ne naissait de leur nombre ; 6+6 a
Ils semblaient de leurs corps vouloir rétrécir l’ombre ; 6+6 a
Ils étaient séparés, au gré de leurs tyrans, 6+6 b
Selon leur aptitude, en métiers différents. 6+6 b
245 Les uns, le dos courbé, s’accouplant de lanières, 6+6 a
Traînaient les chars pesants dans les rudes ornières ; 6+6 a
Ou, comme des taureaux saignants de l’aiguillon, 6+6 b
Fumaient sous le soleil dans le feu du sillon. 6+6 b
À leurs corps déchirés par d’horribles supplices, 6+6 a
250 Les yeux reconnaissaient leurs ignobles services ; 6+6 a
L’habitude pliait leurs têtes et leurs cous, 6+6 b
Et leurs nuques gardaient les traces de leurs jougs. 6+6 b
Les autres, pour tailler ou pour scier les pierres, 6+6 a
Du marbre ou du porphyre excavaient les carrières ; 6+6 a
255 Et, pour les soulever sous leurs corps en piliers, 6+6 b
Écrasés sous les blocs périssaient par milliers. 6+6 b
Bien des membres manquaient a ces bêtes de somme ; 6+6 a
Leur corps n’était souvent que la moitié d’un homme. 6+6 a
Ceux-là, dressés par l’art à fondre les métaux, 6+6 b
260 À ciseler le bronze, à tailler les cristaux, 6+6 b
À forger en acier le glaive sur l’enclume, 6+6 a
À tisser en duvets ou la soie ou la plume, 6+6 a
À souffler dans l’airain des vents mélodieux 6+6 b
Pour enivrer de sons les oreilles des dieux ; 6+6 b
265 À nuancer du doigt, sur les murailles peintes, 6+6 a
Pour leurs yeux enchantés, de merveilleuses teintes ; 6+6 a
À donner, sous l’effort de leurs habiles mains, 6+6 b
Au marbre le visage et les contours humains ; 6+6 b
À lécher, en rampant, sous leur langue avilie, 6+6 a
270 Des pavés de leurs dieux la surface polie ; 6+6 a
À découvrir la perle, à recueillir l’encens, 6+6 b
Inventeurs d’autant d’arts que le corps a de sens. 6+6 b
À ces travaux divers plié par l’habitude, 6+6 a
Chacun de son métier conservait l’attitude ; 6+6 a
275 On voyait qu’avec soin ces êtres abrutis 6+6 b
En outils animés étaient tous convertis, 6+6 b
Et que sous leurs tyrans l’imbécile esclavage 6+6 a
De l’image de Dieu faisait un vil rouage ! 6+6 a
Il passaient, ils passaient, squelettes de la faim, 6+6 b
280 L’instrument de leur art élevé dans la main. 6+6 b
Les dieux les regardaient, foule immonde et grossière, 6+6 a
Comme le haut rocher voit passer la poussière : 6+6 a
Distraits, d’un coup d’œil même ils ne recueillaient pas 6+6 b
Cette adoration qui montait de si bas. 6+6 b
285 Subalternes tyrans commis à cet usage, 6+6 a
Des dieux inférieurs les comptaient au passage. 6+6 a
Par leur œuvre et leur nom ils les connaissaient tous ; 6+6 b
Mais, quand ils leur parlaient, leur langue était des coups. 6+6 b
Pour mieux dompter le corps, ils persécutaient l’âme. 6+6 a
290 S’ils voyaient se former entre l’homme et la femme 6+6 a
Un de ces forts liens, un de ces saints amours 6+6 b
Qui, pénétrant les cœurs, les joignent pour toujours, 6+6 b
De peur que ce lien que la nature serre 6+6 a
Ne fît naître les noms de fils, d’époux, de père, 6+6 a
295 Ils arrachaient la femme aux bras de son époux 6+6 b
Pour qu’aucun ne connût le fruit commun à tous. 6+6 b
C’était le peuple. Après cette innombrable armée, 6+6 a
De tout rang, de tout art, de tout sexe formée, 6+6 a
Ainsi qu’une saison suit l’autre dans son temps, 6+6 b
300 Marchait l’immense essaim des vierges ; doux printemps 6+6 b
Qu’attendait pour faner ses roses matinales 6+6 a
Le souffle empoisonneur des grandes bacchanales. 6+6 a
De longs voiles flottants qui traînaient sur leurs pas 6+6 b
Ornaient sans les cacher leurs pudiques appas. 6+6 b
305 Des instruments plus doux, qui vibraient en cadence, 6+6 a
Imprimaient à leurs pieds la grâce d’une danse ; 6+6 a
La musique réglait leurs génuflexions ; 6+6 b
Leur file déroulait ses mille inflexions. 6+6 b
Telle on voit en automne une immense avenue 6+6 a
310 De pâles peupliers élancés vers la nue, 6+6 a
Sous l’aquilon qui passe ensemble s’abaisser, 6+6 b
Et comme un seul roseau soudain se redresser, 6+6 b
Telles, en s’écoulant dans la divine enceinte, 6+6 a
Ces vierges s’inclinaient sous la volonté sainte. 6+6 a
315 Sur les tendres beautés victimes de leurs choix 6+6 b
Les dieux jetaient l’horreur en étendant leurs doigts. 6+6 b
Par des mères d’emprunt, devant les dieux conduite, 6+6 a
La foule des enfants, hélas ! venait ensuite ; 6+6 a
Misérable troupeau que chaque jour mêlait, 6+6 b
320 Que l’on faisait changer et de mère et de lait, 6+6 b
De peur que, s’attachant à ce fils éphémère, 6+6 a
La nourrice pour lui ne prît un cœur de mère. 6+6 a
Depuis l’âge où leurs dents tombent pour repousser 6+6 b
Jusqu’à l’âge où, cherchant la mamelle à sucer, 6+6 b
325 Suspendus à l’épaule ou sur les bras qu’on tresse, 6+6 a
Ils n’ont que le sourire ou le cri de détresse, 6+6 a
Cherchant encor l’aplomb de leurs pieds chancelants, 6+6 b
Groupes de molles chairs et de beaux membres blancs, 6+6 b
Muets devant les dieux, ils passaient sans haleine. 6+6 a
330 Tels que de blancs agneaux à leur première laine, 6+6 a
S’enchevêtrant sur l’herbe aux appels du pipeau, 6+6 b
Se traînent en bêlant derrière le troupeau, 6+6 b
Tels venaient les derniers, dans l’humaine revue, 6+6 a
Ces fruits piqués au cœur de la race déchue. 6+6 a
335 Et l’écho stupéfait du morne monument 6+6 b
Après eux répétait un long vagissement ! 6+6 b
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Le peuple avait coulé tout entier comme un fleuve. 6+6 a
Voilà ce qui restait de cette race neuve 6+6 a
Dont le bassin du monde avait été rempli ! 6+6 b
340 Voilà ce que de Dieu le criminel oubli 6+6 b
Et l’adoration des viles créatures 6+6 a
Avaient fait de la chair tombée en pourritures ! 6+6 a
Voilà, quand Dieu sondait cet abîme profond 6+6 b
Où l’homme était tombé, ce qu’il voyait au fond ! 6+6 b
345 Ainsi de l’Océan quand le niveau s’abaisse, 6+6 a
Dans le cloaque impur que sa retraite laisse 6+6 a
L’œil découvre effrayé, sur le rivage à nu, 6+6 b
Les mystères d’horreur de son lit inconnu : 6+6 b
De grands amas de fange et des marais immondes 6+6 a
350 Dont le croupissement a corrompu les ondes, 6+6 a
Où le monstre marin dans la vase échoué 6+6 b
Expire, où le reptile au reptile est noué, 6+6 b
Où, foulant le limon que son museau secoue, 6+6 a
L’hippopotame seul exulte dans la boue 6+6 a
355 Lorsque cette poussière eut tombé sous leurs yeux, 6+6 b
Nemphed d’un seul regard congédia les dieux, 6+6 b
Et rentra pour dormir dans la tour inconnue, 6+6 a
Comme la foudre rentre et couve dans la nue. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
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