Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LAM_9/LAM161
Alphonse de LAMARTINE
LA CHUTE D’UN ANGE
1838
ONZIÈME VISION
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À chaque acte infernal | de ce lugubre drame, 6+6 a
Le visage des dieux | montrait leur joie infâme. 6+6 a
On lisait sur leurs fronts, | moites de cruauté, 6+6 b
Que la douleur humaine | était leur volupté, 6+6 b
5 Et plus ce jeu féroce | outrageait la nature, 6+6 a
Plus l’applaudissement | égalait la torture. 6+6 a
Des battements de mains | la salle s’ébranlait. 6+6 b
Du féroce Nemphed | le front seul se voilait. 6+6 b
Distrait, et sur les yeux | la paupière abaissée, 6+6 a
10 Il roulait dans son front | quelque lourde pensée ; 6+6 a
Son empire glissant | lui pesait dans la main, 6+6 b
Et son règne d’un jour | penchait sans lendemain. 6+6 b
« Monté, se disait-il | pendant l’horrible fête, 6+6 a
Monté de ruse en ruse | à ce sublime faîte, 6+6 a
15 En équilibre ainsi | mon pied s’y tiendra-t-il ? 6+6 b
À de telles hauteurs | tout vent est un péril. 6+6 b
Sous l’adoration | tout œil cache l’envie ; 6+6 a
Toute haine mesure | et dévore ma vie. 6+6 a
J’ai calmé jusqu’ici | ce flot d’ambition 6+6 b
20 En jetant une proie | à chaque passion : 6+6 b
Dans les plaisirs nouveaux | où ma ruse les vautre, 6+6 a
J’ai, pour les amortir, | opposé l’un à l’autre ; 6+6 a
Et, comme d’une voûte | en butant les parois, 6+6 b
L’architecte soutient | par le seul contre-poids 6+6 b
25 Ces grands blocs menaçants | suspendus sur le vide, 6+6 a
Je marche en frémissant | sous la voûte perfide 6+6 a
De haines, de complots | et de rivalité, 6+6 b
Que soutient un moment | ma seule habileté, 6+6 b
Mais dont un seul regard, | un seul mot, un seul geste, 6+6 a
30 Détachant une pierre, | entraînerait le reste, 6+6 a
Et sous mon édifice | écraserait mon front. 6+6 b
D’obéir à mes lois | tous ils s’empresseront 6+6 b
Tant que, tenus par moi | dans une ardente lutte, 6+6 a
Ils craindront, moi tombant, | de tomber de ma chute ; 6+6 a
35 Qu’ils croiront de mon règne | avoir chacun leur part ; 6+6 b
Que leurs ambitions | me feront un rempart ; 6+6 b
Et que, pour m’assurer | leurs bras et leurs services, 6+6 a
J’aurai plus d’aliments | qu’eux-mêmes n’ont de vices ! 6+6 a
» En endormant ainsi | leurs désirs assouvis, 6+6 b
40 J’achète d’un forfait | chaque heure que je vis : 6+6 b
Mais leur instinct de sang, | leur soif de tyrannie, 6+6 a
À la fin, je l’avoue, | épuisent mon génie ; 6+6 a
Ils ont plus de désirs | que leur cœur de forfait. 6+6 b
S’ils s’éveillent un jour, | du repos c’en est fait ! 6+6 b
45 Si d’espoir en espoir | et d’orgie en orgie 6+6 a
Je cessais d’enchaîner | leur brutale énergie, 6+6 a
Mon trône sous leurs pieds | croulerait en débris. 6+6 b
Déjà de ma grandeur | ils marchandent le prix ; 6+6 b
Déjà, sous le respect | masquant leur insolence, 6+6 a
50 De sourdes factions | trament dans leur silence. 6+6 a
Des coups d’œil, des sourcils, | d’obscurs chuchotements, 6+6 b
D’un pouvoir qui s’ébranle | intimes craquements, 6+6 b
M’indiquent qu’il est temps, | sous cette onde dormante, 6+6 a
De remuer du doigt | la vase qui fermente, 6+6 a
55 Si je ne veux laisser | le miasme mortel 6+6 b
S’échapper pour ma perte | et gronder sur l’autel ! 6+6 b
» Asrafiel, lui surtout, | m’inquiète et m’ombrage ! 6+6 a
Je ne sais quel dégoût | obscurcit son visage… 6+6 a
Les dieux inférieurs | tremblent tous devant lui 6+6 b
60 Il serait mon vainqueur | s’il n’était mon appui. 6+6 b
Contre ses attentats | son vice me protége ; 6+6 a
Son imbécillité | se prend vite à tout piége, 6+6 a
Pourvu que des soupirs | l’y fassent trébucher ; 6+6 b
Par un nouvel appât | tâchons de l’allécher : 6+6 b
65 Aux mains de la beauté | mettons sur lui les rênes, 6+6 a
Jetons pour l’enflammer | ce charbon dans ses veines ; 6+6 a
Il ne tentera rien | tant qu’il espérera, 6+6 b
De ce poison subtil | tant qu’il s’enivrera. 6+6 b
Vil marchepied du trône | où sa mollesse aspire, 6+6 a
70 Que ce chien ronge un os, | il oublie un empire !… » 6+6 a
Ainsi de sa grandeur | Nemphed cuvait le fiel. 6+6 b
Puis d’un regard oblique | effleurant Asrafiel, 6+6 b
Et feignant l’abandon | d’une demi-pensée 6+6 a
Dans des âmes d’amis | négligemment versée : 6+6 a
75 « Soutiens de mon pouvoir, | dit-il à haute voix, 6+6 b
Esclaves d’un seul maître, | oui, mais esclaves rois ! 6+6 b
Le peuple, qu’agitait | la voix de son prophète, 6+6 a
Va ramper quelque temps | comme un serpent sans tête 6+6 a
Qui fait frémir encor | la poudre du sillon, 6+6 b
80 Mais qui remue en vain | et n’a plus d’aiguillon. 6+6 b
Le cœur de tout ce peuple | était dans sa poitrine ; 6+6 a
Son venin dans leur sang | meurt avec sa doctrine. 6+6 a
Nous allons de leur sein, | du coup déconcerté, 6+6 b
Extirper et jeter | au vent la liberté, 6+6 b
85 Et d’une égalité | criminelle, insensée, 6+6 a
Jusqu’en son germe impie | étouffer la pensée ! 6+6 a
Mais le germe infernal | implanté dans le cœur 6+6 b
Du pied qui l’écrasa | renaît toujours vainqueur. 6+6 b
Pour l’arracher de là | nos tortures sont vaines ; 6+6 a
90 On dirait que le sang | le roule dans les veines ; 6+6 a
Il n’est à ce venin | qu’un seul contre-poison : 6+6 b
C’est l’abrutissement | de l’humaine raison ; 6+6 b
C’est l’éblouissement | de ces races esclaves 6+6 a
Qui leur fait à genoux | adorer leurs entraves : 6+6 a
95 Pour être plus grands qu’eux, | tenons-les à genoux ! 6+6 b
Ne les laissons jamais | se mesurer à nous ; 6+6 b
Dépassons-les du front | ainsi que des idées ; 6+6 a
Que nos membres divins, | mesurés par coudées, 6+6 a
Leur impriment toujours | le respect par les yeux. 6+6 b
100 Tous leurs sens leur diront | que nous sommes leurs dieux. 6+6 b
Notre premier prestige | est la beauté divine ; 6+6 a
Mais depuis quelque temps | cette force décline ; 6+6 a
De la nature en nous | je ne sais quel affront 6+6 b
Presque au niveau des leurs | abaisse notre front ; 6+6 b
105 La force des géants | décroît avec leur nombre, 6+6 a
Des Titans d’autrefois | nous ne sommes qu’une ombre. 6+6 a
La majesté du ciel | pâlit dans notre aspect, 6+6 b
Et l’œil déçu commence | à douter du respect. 6+6 b
Les empoisonnements, | les meurtres et la guerre 6+6 a
110 Ont éclairci les rangs | des maîtres de la terre, 6+6 a
Tandis que de sa fange | un peuple plus nombreux 6+6 b
Ose pour les compter | lever les yeux sur eux, 6+6 b
Et du temple énervé | que notre bras décime 6+6 a
Avec étonnement | voit décroître la cime. 6+6 a
115 Tremblons qu’à cet aspect | de dégradation, 6+6 b
Il n’en tente plus tard | la profanation, 6+6 b
Que notre abaissement | ne lui soit une amorce, 6+6 a
Et qu’à notre faiblesse | il ne sente sa force. 6+6 a
Si ce jour se levait | jamais, malheur à nous ! 6+6 b
120 La poudre de nos pieds | nous engloutirait tous ; 6+6 b
Et de la liberté | l’audacieux génie 6+6 a
Ferait sur les tyrans | crouler la tyrannie !… 6+6 a
Mais la fatalité, | ce seul dieu du plus fort, 6+6 b
Et surtout mon adresse | écarteront ce sort. 6+6 b
125 Les secrets du pouvoir | sont audace et prestige ; 6+6 a
Nous ferons à propos | éclater le prodige ; 6+6 a
Nous les éblouirons | pour mieux les asservir. 6+6 b
La nature a changé | ses lois pour nous servir ; 6+6 b
Elle nous a livré, | dans sa magnificence ; 6+6 a
130 Deux êtres où la terre | épuisa sa puissance, 6+6 a
Ravissement des yeux, | chef-d’œuvre de ses mains ; 6+6 b
Beauté qui fait pâlir | la beauté des humains, 6+6 b
Et dont le fier aspect | et la grâce suprême 6+6 a
Feraient fléchir d’amour | les genoux des dieux même ! 6+6 a
135 Sur l’autel où languit | la superstition 6+6 b
Exposons-les au peuple | en adoration : 6+6 b
Que de nos majestés | l’homme soit le symbole ; 6+6 a
Que la femme par nous | transformée en idole, 6+6 a
Et recevant ici | l’encens de nos autels, 6+6 b
140 Soit la beauté des dieux | révélée aux mortels ! 6+6 b
Contre de tels attraits | le cœur même est sans armes ; 6+6 a
La persuasion | coulera de ses charmes, 6+6 a
Et ce peuple, sur lui | la voyant resplendir, 6+6 b
De toute sa beauté | nous sentira grandir ! » 6+6 b
145 Des applaudissements | partirent de la tourbe. 6+6 a
« Mais ce n’est pas assez, | continua le fourbe ; 6+6 a
Il faut dans mes desseins | que cet être charmant 6+6 b
D’un prestige plus sûr | devienne l’instrument ; 6+6 b
Que ma bonté, l’offrant | en espoir aux plus braves, 6+6 a
150 La donne pour épouse | à mes heureux esclaves ; 6+6 a
Qu’il sorte de ses flancs | un type colossal 6+6 b
Où s’ennoblisse encor | la race de Baal ! 6+6 b
Nous préviendrons ainsi | que du rang où nous sommes 6+6 a
La race des géants | tombe au niveau des hommes. 6+6 a
155 Pour mon amour jaloux | je pourrais la garder ; 6+6 b
Mais aux vœux d’un de vous | je daigne l’accorder. 6+6 b
Ma volonté sévère | est l’empire du monde ; 6+6 a
C’est l’hymen d’un héros | qui la rendra féconde ; 6+6 a
Des exploits glorieux | pour mon trône entrepris, 6+6 b
160 Qu’elle soit pour lui seul | et le but et le prix ! » 6+6 b
Il se tut : enflammant | la débauche engourdie, 6+6 a
L’huile brûlante ainsi | tombait sur l’incendie ; 6+6 a
D’astucieux projets | perfides confidents, 6+6 b
Les géants renfermaient | leur pensée en dedans, 6+6 b
165 Approuvaient du regard, | mais cherchaient dans leur âme 6+6 a
Sous le poli du fer | le tranchant de la lame. 6+6 a
Cependant, comme, à l’heure | où s’approchent les nuits, 6+6 b
Les pâtres du désert | assis au bord des puits, 6+6 b
Rappelant les chameaux | de la plaine stérile, 6+6 a
170 Font passer devant eux | leur troupeau qui défile, 6+6 a
Tandis qu’à côté d’eux | les nombreux serviteurs 6+6 b
Dénombrent les petits | au maître des pasteurs : 6+6 b
Ainsi du roi des dieux | pour réjouir la vue, 6+6 a
De son peuple avili | l’innombrable revue, 6+6 a
175 Courbant sous un seul doigt | mille fronts asservis, 6+6 b
Défilait lentement | par les sacrés parvis. 6+6 b
Sur le marbre où la foule | avec respect s’appuie, 6+6 a
Ses pas silencieux | ressemblaient à la pluie 6+6 a
Qui, découlant sans bruit | sur les feuilles des bois, 6+6 b
180 À peine en fait frémir | les sonores parois. 6+6 b
S’étendant, serpentant | comme une énorme queue, 6+6 a
L’épaisse immensité | se déroulait par lieue. 6+6 a
D’implacables pasteurs, | des sceptres dans leurs mains, 6+6 b
Menaient, en les frappant, | ces longs troupeaux humains ; 6+6 b
185 Serendyb de la voix | les dénombrait : leur foule 6+6 a
Descendait, remontait | en ondoyante houle 6+6 a
Que fait enfler sans fin | le lit des océans ; 6+6 b
Écume qui fumait | aux pieds de ces géants. 6+6 b
Leur avilissement, | empreint dans leur posture, 6+6 a
190 De leurs profanateurs | révélait l’imposture. 6+6 a
Ils ne redressaient pas | leur front horizontal 6+6 b
Comme un homme qui voit | dans l’homme son égal ; 6+6 b
Leurs pieds ne portaient pas | leur corps droit sur sa base. 6+6 a
Comme la brute immonde, | et qu’un lourd bât écrase, 6+6 a
195 Sous les verges de fer | dont les bouts les frappaient, 6+6 b
Humiliant le front | en passant ils rampaient. 6+6 b
On sentait qu’énervés | jusqu’à la pourriture 6+6 a
Ils avaient dans leur moelle | abdiqué leur nature, 6+6 a
Et descendu le vice | à ce dernier degré 6+6 b
200 Où ce qui nous dégrade | à nos yeux est sacré ! 6+6 b
Ils passaient, séparés | en innombrables groupes. 6+6 a
De vieillards décharnés | d’abord d’affreuses troupes, 6+6 a
Vieux restes insultés, | vils rebuts de troupeau, 6+6 b
Dont les os mutilés | perçaient souvent la peau. 6+6 b
205 De noirs lambeaux troués, | et souillés de vermines, 6+6 a
Par leurs mains retenus, | laissaient voir leurs ruines. 6+6 a
Leurs côtes se comptaient | sur leurs flancs amaigris ; 6+6 b
Et les contours des seins, | depuis longtemps taris, 6+6 b
Faisaient seuls reconnaître, | à leurs ondes ridées, 6+6 a
210 Les mères sans enfants | aux mamelles vidées. 6+6 a
Comme le vent d’hiver | chasse à demi fondus 6+6 b
De blancs flocons de neige | aux fanges confondus, 6+6 b
Où l’arbre a secoué | les débris de ses branches, 6+6 a
Ainsi se déroulaient | ces mille toisons blanches, 6+6 a
215 Qui laissaient entrevoir | des crânes dépouillés, 6+6 b
Et les vieux dos sans chair | des corps agenouillés. 6+6 b
Les dieux les bafouaient | de paroles amères, 6+6 a
Sans penser que peut-être | ils insultaient leurs mères ; 6+6 a
Un œil cruel et froid | les jugeait en passant. 6+6 b
220 Dans leurs veines à sec | on calculait le sang ; 6+6 b
Et quand, à la langueur | de sa morne attitude, 6+6 a
Aux signes précurseurs | de la décrépitude, 6+6 a
On jugeait qu’un vieillard, | par la peine vaincu, 6+6 b
Pour servir et souffrir | avait assez vécu, 6+6 b
225 Comme on traîne aux égouts | des carcasses immondes, 6+6 a
Séparé des vivants, | on le jetait aux ondes ; 6+6 a
Et de leur proie humaine | avertis par ses cris, 6+6 b
Les chiens sur le rivage | attendaient les débris ! 6+6 b
Par ceux qui s’avançaient | au milieu de la vie 6+6 a
230 La troupe décharnée | était bientôt suivie, 6+6 a
De ces cruels pasteurs | fort et rude bétail, 6+6 b
Dévoué par le fouet | aux sueurs du travail ; 6+6 b
Hommes, femmes, groupés, | confondus pêle-mêle, 6+6 a
Comme le bœuf ou l’âne, | ou la brute qui bêle, 6+6 a
235 Sevrés de ces instincts, | de ces doux sentiments, 6+6 b
Des cœurs liés par Dieu | délicieux aimants, 6+6 b
Ne connaissant entre eux | ni fils, ni sœur, ni frère, 6+6 a
Pouvant fouler leur mère | ou coudoyer leur père, 6+6 a
Sans qu’au fond de leur cœur | la tendresse parlât, 6+6 b
240 Ou que la parenté | du sang s’y révélât. 6+6 b
Nulle audace en leurs cœurs | ne naissait de leur nombre ; 6+6 a
Ils semblaient de leurs corps | vouloir rétrécir l’ombre ; 6+6 a
Ils étaient séparés, | au gré de leurs tyrans, 6+6 b
Selon leur aptitude, | en métiers différents. 6+6 b
245 Les uns, le dos courbé, | s’accouplant de lanières, 6+6 a
Traînaient les chars pesants | dans les rudes ornières ; 6+6 a
Ou, comme des taureaux | saignants de l’aiguillon, 6+6 b
Fumaient sous le soleil | dans le feu du sillon. 6+6 b
À leurs corps déchirés | par d’horribles supplices, 6+6 a
250 Les yeux reconnaissaient | leurs ignobles services ; 6+6 a
L’habitude pliait | leurs têtes et leurs cous, 6+6 b
Et leurs nuques gardaient | les traces de leurs jougs. 6+6 b
Les autres, pour tailler | ou pour scier les pierres, 6+6 a
Du marbre ou du porphyre | excavaient les carrières ; 6+6 a
255 Et, pour les soulever | sous leurs corps en piliers, 6+6 b
Écrasés sous les blocs | périssaient par milliers. 6+6 b
Bien des membres manquaient | a ces bêtes de somme ; 6+6 a
Leur corps n’était souvent | que la moitié d’un homme. 6+6 a
Ceux-là, dressés par l’art | à fondre les métaux, 6+6 b
260 À ciseler le bronze, | à tailler les cristaux, 6+6 b
À forger en acier | le glaive sur l’enclume, 6+6 a
À tisser en duvets | ou la soie ou la plume, 6+6 a
À souffler dans l’airain | des vents mélodieux 6+6 b
Pour enivrer de sons | les oreilles des dieux ; 6+6 b
265 À nuancer du doigt, | sur les murailles peintes, 6+6 a
Pour leurs yeux enchantés, | de merveilleuses teintes ; 6+6 a
À donner, sous l’effort | de leurs habiles mains, 6+6 b
Au marbre le visage | et les contours humains ; 6+6 b
À lécher, en rampant, | sous leur langue avilie, 6+6 a
270 Des pavés de leurs dieux | la surface polie ; 6+6 a
À découvrir la perle, | à recueillir l’encens, 6+6 b
Inventeurs d’autant d’arts | que le corps a de sens. 6+6 b
À ces travaux divers | plié par l’habitude, 6+6 a
Chacun de son métier | conservait l’attitude ; 6+6 a
275 On voyait qu’avec soin | ces êtres abrutis 6+6 b
En outils animés | étaient tous convertis, 6+6 b
Et que sous leurs tyrans | l’imbécile esclavage 6+6 a
De l’image de Dieu | faisait un vil rouage ! 6+6 a
Il passaient, ils passaient, | squelettes de la faim, 6+6 b
280 L’instrument de leur art | élevé dans la main. 6+6 b
Les dieux les regardaient, | foule immonde et grossière, 6+6 a
Comme le haut rocher | voit passer la poussière : 6+6 a
Distraits, d’un coup d’œil même | ils ne recueillaient pas 6+6 b
Cette adoration | qui montait de si bas. 6+6 b
285 Subalternes tyrans | commis à cet usage, 6+6 a
Des dieux inférieurs | les comptaient au passage. 6+6 a
Par leur œuvre et leur nom | ils les connaissaient tous ; 6+6 b
Mais, quand ils leur parlaient, | leur langue était des coups. 6+6 b
Pour mieux dompter le corps, | ils persécutaient l’âme. 6+6 a
290 S’ils voyaient se former | entre l’homme et la femme 6+6 a
Un de ces forts liens, | un de ces saints amours 6+6 b
Qui, pénétrant les cœurs, | les joignent pour toujours, 6+6 b
De peur que ce lien | que la nature serre 6+6 a
Ne fît naître les noms | de fils, d’époux, de père, 6+6 a
295 Ils arrachaient la femme | aux bras de son époux 6+6 b
Pour qu’aucun ne connût | le fruit commun à tous. 6+6 b
C’était le peuple. Après | cette innombrable armée, 6+6 a
De tout rang, de tout art, | de tout sexe formée, 6+6 a
Ainsi qu’une saison | suit l’autre dans son temps, 6+6 b
300 Marchait l’immense essaim | des vierges ; doux printemps 6+6 b
Qu’attendait pour faner | ses roses matinales 6+6 a
Le souffle empoisonneur | des grandes bacchanales. 6+6 a
De longs voiles flottants | qui traînaient sur leurs pas 6+6 b
Ornaient sans les cacher | leurs pudiques appas. 6+6 b
305 Des instruments plus doux, | qui vibraient en cadence, 6+6 a
Imprimaient à leurs pieds | la grâce d’une danse ; 6+6 a
La musique réglait | leurs génuflexions ; 6+6 b
Leur file déroulait | ses mille inflexions. 6+6 b
Telle on voit en automne | une immense avenue 6+6 a
310 De pâles peupliers | élancés vers la nue, 6+6 a
Sous l’aquilon qui passe | ensemble s’abaisser, 6+6 b
Et comme un seul roseau | soudain se redresser, 6+6 b
Telles, en s’écoulant | dans la divine enceinte, 6+6 a
Ces vierges s’inclinaient | sous la volonté sainte. 6+6 a
315 Sur les tendres beautés | victimes de leurs choix 6+6 b
Les dieux jetaient l’horreur | en étendant leurs doigts. 6+6 b
Par des mères d’emprunt, | devant les dieux conduite, 6+6 a
La foule des enfants, | hélas ! venait ensuite ; 6+6 a
Misérable troupeau | que chaque jour mêlait, 6+6 b
320 Que l’on faisait changer | et de mère et de lait, 6+6 b
De peur que, s’attachant | à ce fils éphémère, 6+6 a
La nourrice pour lui | ne prît un cœur de mère. 6+6 a
Depuis l’âge où leurs dents | tombent pour repousser 6+6 b
Jusqu’à l’âge où, cherchant | la mamelle à sucer, 6+6 b
325 Suspendus à l’épaule | ou sur les bras qu’on tresse, 6+6 a
Ils n’ont que le sourire | ou le cri de détresse, 6+6 a
Cherchant encor l’aplomb | de leurs pieds chancelants, 6+6 b
Groupes de molles chairs | et de beaux membres blancs, 6+6 b
Muets devant les dieux, | ils passaient sans haleine. 6+6 a
330 Tels que de blancs agneaux | à leur première laine, 6+6 a
S’enchevêtrant sur l’herbe | aux appels du pipeau, 6+6 b
Se traînent en bêlant | derrière le troupeau, 6+6 b
Tels venaient les derniers, | dans l’humaine revue, 6+6 a
Ces fruits piqués au cœur | de la race déchue. 6+6 a
335 Et l’écho stupéfait | du morne monument 6+6 b
Après eux répétait | un long vagissement ! 6+6 b
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Le peuple avait coulé | tout entier comme un fleuve. 6+6 a
Voilà ce qui restait | de cette race neuve 6+6 a
Dont le bassin du monde | avait été rempli ! 6+6 b
340 Voilà ce que de Dieu | le criminel oubli 6+6 b
Et l’adoration | des viles créatures 6+6 a
Avaient fait de la chair | tombée en pourritures ! 6+6 a
Voilà, quand Dieu sondait | cet abîme profond 6+6 b
Où l’homme était tombé, | ce qu’il voyait au fond ! 6+6 b
345 Ainsi de l’Océan | quand le niveau s’abaisse, 6+6 a
Dans le cloaque impur | que sa retraite laisse 6+6 a
L’œil découvre effrayé, | sur le rivage à nu, 6+6 b
Les mystères d’horreur | de son lit inconnu : 6+6 b
De grands amas de fange | et des marais immondes 6+6 a
350 Dont le croupissement | a corrompu les ondes, 6+6 a
Où le monstre marin | dans la vase échoué 6+6 b
Expire, où le reptile | au reptile est noué, 6+6 b
Où, foulant le limon | que son museau secoue, 6+6 a
L’hippopotame seul | exulte dans la boue 6+6 a
355 Lorsque cette poussière | eut tombé sous leurs yeux, 6+6 b
Nemphed d’un seul regard | congédia les dieux, 6+6 b
Et rentra pour dormir | dans la tour inconnue, 6+6 a
Comme la foudre rentre | et couve dans la nue. 6+6 a
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