Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LAM_9/LAM152
Alphonse de LAMARTINE
LA CHUTE D’UN ANGE
1838
DEUXIÈME VISION
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Or, de ce long supplice | invisible témoin, 6+6 a
L’ange de Daïdha, | Cédar, n’était pas loin ; 6+6 a
Et si ma voix ne peut | exprimer ce martyre, 6+6 b
Le tien, esprit d’amour, | quels mots pourraient le dire ? 6+6 b
5 Arraché par ces cris | à son ravissement, 6+6 a
Écrasé de stupeur | et d’étourdissement, 6+6 a
Il était demeuré | sans regard, sans parole, 6+6 b
Comme un homme qui passe | et dont l’âme s’envole. 6+6 b
Avant Daïdha même | il avait tout senti ; 6+6 a
10 D’un cœur à l’autre, hélas ! | tout avait retenti : 6+6 a
Chaque goutte d’horreur | des membres de la femme 6+6 b
Avait aussi coulé | de son cœur, de son âme. 6+6 b
Il avait vu l’enfant | surprise en son sommeil : 6+6 a
Il avait écouté | le sinistre conseil ; 6+6 a
15 Il avait entendu | quel infâme salaire 6+6 b
De son rêve idéal | les chasseurs comptaient faire, 6+6 b
Et comment des brigands | se dépeçaient entre eux 6+6 a
Celle que redoutaient | ses regards amoureux ! 6+6 a
Il avait espéré | que pendant leur dispute 6+6 b
20 Ses frères reviendraient | terminer cette lutte, 6+6 b
Et, de leurs bras vainqueurs | sauvant leur jeune sœur, 6+6 a
Terrasser à leurs pieds | l’infâme ravisseur ; 6+6 a
Mais quand il avait vu | les sept hommes dans l’ombre, 6+6 b
Sur sa trace accourus, | multiplier leur nombre, 6+6 b
25 Et dans les nœuds d’acier | Daïdha, ses amours, 6+6 a
Trébucher et rouler | sans espoir de secours, 6+6 a
Et, sous le lourd filet | sur la terre écrasée, 6+6 b
Se débattre en mêlant | son sang à la rosée ; 6+6 b
Comme une mère en pleurs | dont l’affreux lionceau 6+6 a
30 Vient d’emporter l’enfant | dormant dans son berceau, 6+6 a
Plongeant ses bras fumants | sous la dent qui le broie, 6+6 b
Membre à membre en lambeaux | lui dispute sa proie, 6+6 b
L’ange, par son amour | vaincu plus qu’à moitié, 6+6 a
N’avait pu retenir | l’élan de sa pitié. 6+6 a
35 S’oubliant tout entier | pour la vierge qu’il aime, 6+6 b
Il s’était à l’instant | précipité lui-même ; 6+6 b
Le désespoir jaloux | qui l’avait surmonté 6+6 a
Avait anéanti | toute autre volonté. 6+6 a
Un désir tout-puissant | avait changé son être ; 6+6 b
40 Il était devenu | ce qu’il eût tremblé d’être, 6+6 b
Et, d’un terrestre corps | et de sens revêtu, 6+6 a
D’une nature à l’autre | il s’était abattu. 6+6 a
Au moment redoutable | où changeait sa nature, 6+6 b
Semblable au cri rongeur | du remords qui murmure, 6+6 b
45 Il avait dans son âme | entendu retentir 6+6 a
Ce cri : « L’arrêt divin | n’a point de repentir. 6+6 a
Tombe, tombe à jamais, | créature éclipsée ! 6+6 b
Périsse ta splendeur | jusque dans ta pensée ! 6+6 b
Savoure jusqu’au sang | le bonheur des humains ; 6+6 a
50 Tu déchires ta gloire | avec tes propres mains ; 6+6 a
Ta vie au fond du cœur | n’aura pas l’espérance ; 6+6 b
Tu n’auras pas comme eux | la mort pour délivrance ; 6+6 b
Au lieu d’une ici-bas | tu subiras cent morts ; 6+6 a
Dieu te rendra ta vie | et la terre ton corps, 6+6 a
55 Tant que tu n’auras pas | racheté goutte à goutte 6+6 b
Ta première splendeur, | qu’une femme te coûte ! » 6+6 b
Mais l’arrêt formidable | en tombant entendu, 6+6 a
Avec le souvenir | de son destin perdu, 6+6 a
Tout était déjà vague | et loin dans sa mémoire. 6+6 b
60 Il ne lui restait rien | de sa première gloire, 6+6 b
Rien du ciel, rien de lui, | qu’un morne étonnement, 6+6 a
Je ne sais quel instinct | et quel pressentiment 6+6 a
Du présent, du passé, | de hautes destinées, 6+6 b
Semblable dans son âme | aux images innées, 6+6 b
65 Où l’homme, rencontrant | un objet imprévu, 6+6 a
Reconnaît d’un coup d’œil | ce qu’il n’a jamais vu. 6+6 a
Or, en transfigurant | son invisible image, 6+6 b
L’ange avait pris d’instinct | la forme et le visage 6+6 b
De cet être idéal | dont l’apparition 6+6 a
70 Hantait de Daïdha | l’imagination, 6+6 a
Quand dans la tendre extase | où le sommeil la plonge 6+6 b
Son angélique amour | la visitait en songe : 6+6 b
C’était l’ange toujours, | mais sous des traits humains, 6+6 a
L’homme enfant tel que Dieu | le pétrit de ses mains ; 6+6 a
75 Âme visible aux yeux, | ravissant phénomène, 6+6 b
Où l’esprit transparent | sous l’enveloppe humaine, 6+6 b
Élevant la matière | à sa sublimité, 6+6 a
L’empreint d’intelligence | et l’orne de beauté, 6+6 a
Et de sa sympathie | en s’échauffant lui-même, 6+6 b
80 De l’amour qu’il ressent | pénètre ce qu’il aime ! 6+6 b
Il semblait que la vie | eût mesuré ses jours 6+6 a
À ceux de cette enfant, | ses divines amours : 6+6 a
Seulement par les traits | son jeune et beau visage 6+6 b
Révélait quelque chose | au-dessus de cet âge ; 6+6 b
85 Et, quoique dans sa fleur, | sa précoce beauté 6+6 a
Approchait un peu plus | de sa maturité. 6+6 a
Son regard doux nageait | dans un azur moins pâle ; 6+6 b
Sa lèvre gracieuse | avait un pli plus mâle ; 6+6 b
Les boucles d’or bruni | de ses épais cheveux 6+6 a
90 Roulaient en flots plus courts | sur un cou plus nerveux ; 6+6 a
Sa taille dépassait | d’une demi-stature 6+6 b
Celle de la charmante | et frêle créature ; 6+6 b
Ses membres arrondis, | mais où des muscles forts 6+6 a
Mêlaient déjà la force | à la grâce du corps, 6+6 a
95 Sans aucun poids, d’un port | majestueux et libre, 6+6 b
Posaient sur le gazon | dans un juste équilibre, 6+6 b
Ainsi qu’un dieu sorti | du ciseau du sculpteur, 6+6 a
Dont le pied porte seul | toute la pesanteur ! 6+6 a
C’était derrière un tronc | de cèdre épais et sombre 6+6 b
100 Que l’ange avait changé | de nature dans l’ombre, 6+6 b
Et que dans un premier | et long étonnement, 6+6 a
Inconnu de lui-même, | il doutait un moment. 6+6 a
Sa chute avait brisé | les fils de ses pensées, 6+6 b
Dans son âme nouvelle | éparses, effacées ; 6+6 b
105 Mais l’élan qui l’avait | précipité du ciel 6+6 a
Bouleversait encor | son cœur matériel. 6+6 a
Sans savoir d’où venait | l’instinct involontaire, 6+6 b
L’amour conçu là-haut | le suivait sur la terre. 6+6 b
Tel, au fond du sépulcre | où son visage dort, 6+6 a
110 L’homme atteint par la foudre | et frappé de la mort, 6+6 a
Du dernier sentiment | où l’âme s’est éteinte 6+6 b
Garde encor sur ses traits | l’ineffaçable empreinte. 6+6 b
En voyant cette enfant | d’ineffable beauté 6+6 a
Battre de son sein nu | le sol ensanglanté, 6+6 a
115 Et ces hommes, riant | d’une stupide joie, 6+6 b
Qui se baissaient déjà | pour emporter leur proie ; 6+6 b
Sans rempart que son cœur, | sans armes que sa main, 6+6 a
De l’ombre qui le cache | il s’élance soudain, 6+6 a
Entre eux et Daïdha | fond comme la tempête : 6+6 b
120 Faisant comme un bélier | un levier de sa tête, 6+6 b
Au creux de la poitrine | il en frappe d’un bond 6+6 a
Le premier des géants ; | sous le choc de son front, 6+6 a
Des poumons écrasés | la cavité sonore 6+6 b
Gémit comme un tronc creux | d’if ou de sycomore. 6+6 b
125 L’haleine qu’il cherchait | manque au sein du chasseur ; 6+6 a
Sa masse en chancelant | fléchit de sa hauteur, 6+6 a
Perd l’équilibre et tombe, | et, roulant en arrière, 6+6 b
De ses yeux convulsifs | cherche en vain la lumière. 6+6 b
Les cinq autres, frappés | de surprise et d’horreur, 6+6 a
130 Reculent quelques pas ; | leur commune terreur 6+6 a
Multiplie un seul homme | en armée à leurs vues. 6+6 b
Pour protéger leur vie | ils lèvent leurs massues ; 6+6 b
Bientôt, sûrs du triomphe, | ils reviennent à lui, 6+6 a
Regagnent d’un élan | le terrain qu’ils ont fui, 6+6 a
135 Et fondant à la fois | sur l’unique adversaire, 6+6 b
Leur cercle menaçant | l’entoure et le resserre. 6+6 b
Il les voit sans pâlir, | et de son bras tendu 6+6 a
Saisissant par les pieds | le cadavre étendu, 6+6 a
Il le fait tournoyer | sur lui comme une épée : 6+6 b
140 De sa massue humaine | à chaque tour frappée, 6+6 b
La troupe homme par homme | en un clin d’œil s’abat. 6+6 a
La forêt retentit | de l’horrible combat ; 6+6 a
La tête du géant, | comme une lourde masse, 6+6 b
Broie en éclats les os | des crânes qu’il terrasse ; 6+6 b
145 Leur cervelle en lambeaux | sur ses pieds vient jaillir, 6+6 a
Quatre ont mordu le sol. | Il sent son bras faillir, 6+6 a
Et l’arme trop pesante, | au cinquième adressée, 6+6 b
Trompe, en manquant le but, | la main qui l’a lancée ; 6+6 b
C’était Djezyd, le seul | survivant à ses coups, 6+6 a
150 Le seul, mais à lui seul | plus terrible qu’eux tous. 6+6 a
Profitant du terrain | avec intelligence, 6+6 b
Son coup d’œil lui promet | sa proie et sa vengeance. 6+6 b
Sur le vainqueur lassé | d’un grand bond s’élançant, 6+6 a
Au moment où le pied | lui glisse dans le sang, 6+6 a
155 À son torse noué | flancs à flancs il s’enlace, 6+6 b
L’étouffe de son corps, | l’ébranle de sa masse. 6+6 b
Comme deux troncs voisins | par l’orage tordus, 6+6 a
Enlaçant aux rameaux | leurs rameaux confondus, 6+6 a
Les deux rivaux, du front | s’appuyant dans la lutte, 6+6 b
160 Se soutiennent l’un l’autre | et retardent leur chute. 6+6 b
On entendait crier | leurs muscles et leurs os ; 6+6 a
La sueur inondait | leurs membres à grands flots, 6+6 a
Et les halètements | de leurs fortes haleines 6+6 b
Sortaient comme le bruit | des grands vents dans les chênes. 6+6 b
165 Enfin plus lourd, plus fort | que son jeune ennemi, 6+6 a
Djezyd du sol manquant | le soulève à demi ; 6+6 a
Et quand il sent les pieds | détachés de leur base, 6+6 b
Se précipite à terre | et de son poids l’écrase : 6+6 b
L’un à l’autre incrustés, | ils tombent d’un seul bloc ; 6+6 a
170 La terre, sous leurs corps, | sonne et tremble du choc ; 6+6 a
Sous le poids de Djezyd, | dont la masse l’accable, 6+6 b
L’enfant du ciel roidit | ses muscles comme un câble ; 6+6 b
Mais, sentant qu’il ne peut | se dégager de lui, 6+6 a
De son épaule à terre | il prend un point d’appui, 6+6 a
175 Le serre étroitement | des nœuds de sa colère, 6+6 b
Puis s’imprime à lui-même | un élan circulaire, 6+6 b
Avec son corps qui roule | entraîne l’autre corps ; 6+6 a
La pente du terrain | seconde ses efforts : 6+6 a
Ils tournent confondus | jusqu’au vert précipice, 6+6 b
180 Où sur le lit des eaux | le sol se penche et glisse ; 6+6 b
Et tous deux à la fois, | dans le flot écumant, 6+6 a
Ils tombent embrassés : | mortel embrassement, 6+6 a
Où, du dernier soupir | ne s’enviant que l’heure, 6+6 b
Chacun d’eux veut mourir | pourvu que l’autre meure ! 6+6 b
185 Qui comprendra l’horreur | de ce combat nouveau, 6+6 a
Dans l’ombre de la mort, | sous le linceul de l’eau, 6+6 a
Où des deux combattants | l’inextinguible rage 6+6 b
Empêchait son rival | de mordre le rivage, 6+6 b
Et, pour précipiter | son suprême moment, 6+6 a
190 Soi-même s’étouffait | sous l’humide élément ? 6+6 a
L’abîme en connut seul | l’horrible alternative, 6+6 b
Et l’onde bouillonnante | en submergea sa rive. 6+6 b
Enfin, dans ses efforts | de Dieu seul aperçus, 6+6 a
L’enfant du ciel reprit | un moment le dessus ; 6+6 a
195 Au niveau du flot sombre | il releva son buste ; 6+6 b
Pressant un corps dans l’eau | sous son genou robuste, 6+6 b
Ouvrant de ses deux mains | la bouche du géant, 6+6 a
Il fit entrer le flot | dans le gosier béant, 6+6 a
Et bientôt, remontant | du fond à la surface, 6+6 b
200 Un cadavre flottant | en obscurcit la glace. 6+6 b
Ses traits morts respiraient | la rage et la terreur, 6+6 a
Et le rayon des nuits | s’en écartait d’horreur ! 6+6 a
Tout ruisselant des flots, | du limon qui l’inonde, 6+6 b
Le vainqueur déchiré | sort à grands pas de l’onde, 6+6 b
205 Et, plein du même instinct | dont l’éclair le guida, 6+6 a
Sans étancher son sang | revole à Daïdha. 6+6 a
Pour briser le filet | il se penche sur elle. 6+6 b
L’enfant, témoin et prix | de la lutte mortelle, 6+6 b
Avait suivi des yeux | et secondé du cœur 6+6 a
210 L’effort désespéré | de son libérateur. 6+6 a
Cet être reconnu | par sa vague mémoire 6+6 b
Brillait par sa beauté | moins que de sa victoire ; 6+6 b
Et, bien qu’elle ignorât | sur elle son dessein, 6+6 a
Elle pressait ses bras, | se collait sur son sein ; 6+6 a
215 Comme si par instinct | sa tendre confiance 6+6 b
De son amour céleste | eût eu la conscience. 6+6 b
Quand il eut soulevé | les longs plis des réseaux, 6+6 a
Et des mailles de fer | déroulé les anneaux, 6+6 a
Tout tremblant de froisser | sous les nœuds qu’il déploie 6+6 b
220 Ces membres délicats | ou ces tresses de soie, 6+6 b
À ses pieds que du front | elle allait essuyer, 6+6 a
Daïdha se jetant, | voulait balbutier 6+6 a
À travers son respect | son cri de délivrance, 6+6 b
Quand un nom tout à coup | de mille voix s’élance : 6+6 b
225 « Daïdha ! Daïdha ! | c’est elle, la voici ! » 6+6 a
L’aube au ciel rougissait | le nuage éclairci, 6+6 a
Et de tous les sentiers | descendant des montagnes. 6+6 b
On voyait accourir | ses frères, ses compagnes, 6+6 b
Qui la cherchaient dans l’ombre | en lui tendant les bras. 6+6 a
230 Sa mère les guidait | en devançant leurs pas ; 6+6 a
Daïdha l’aperçut, | et, bondissant vers elle, 6+6 b
Colla de cent baisers | la lèvre maternelle. 6+6 b
Oh ! qui dira jamais | le transport étouffant 6+6 a
Dont la sauvage mère | étreignit son enfant ? 6+6 a
235 Et les convulsions | de ce bras qui la presse, 6+6 b
Et ces élans d’amour | et ces bonds de tigresse, 6+6 b
Quand elle vit le sang | sur ses membres meurtris ? 6+6 a
La féroce tribu | fut l’écho de ses cris, 6+6 a
Et, se précipitant | sur l’inconnu céleste, 6+6 b
240 Crut voir le meurtrier | et l’immolait du geste ; 6+6 b
Mais Daïdha, courant | entre la foule et lui, 6+6 a
Et prenant par la main | son sauveur, son appui, 6+6 a
Montre de l’œil, du doigt, | à la foule tremblante 6+6 b
Les six corps de géants | jonchant l’herbe sanglante. 6+6 b
245 Ils mesurent du pas | ces cadavres affreux, 6+6 a
Lèvent les yeux au ciel | et se parlent entre eux, 6+6 a
Comme si leur esprit | se refusait à croire 6+6 b
Qu’un mortel eût suffi | seul à cette victoire. 6+6 b
Ils se rangent muets | près de l’heureuse enfant, 6+6 a
250 Qui leur fait de ces morts | le récit triomphant. 6+6 a
Le merveilleux combat | passe de bouche en bouche ; 6+6 b
Autour de l’étranger | on se presse, on le touche ; 6+6 b
On l’entraîne en triomphe | à travers les forêts, 6+6 a
Comme un frère de plus, | jusqu’aux antres secrets 6+6 a
255 Où la tribu nomade | a creusé ses asiles 6+6 b
Pour fuir la servitude | et les travaux des villes ; 6+6 b
Et les vieillards, assis | sous l’arbre du conseil, 6+6 a
Pour parler et juger | devancent le soleil. 6+6 a
Or, en ces temps, mon fils, | des choses primitives, 6+6 b
260 Les enfants de Caïn, | familles fugitives, 6+6 b
Vivant, comme la brute, | éparses dans les bois, 6+6 a
N’avaient point inventé | le pouvoir ni les lois. 6+6 a
Les lois n’étaient alors | que ces instincts sublimes 6+6 b
Qui font vibrer en nous | nos sentiments intimes : 6+6 b
265 Sons vagues et confus | que rendait au hasard 6+6 a
L’âme humaine, instrument | sans règles et sans art, 6+6 a
Avant que la sagesse, | éclairant nos oreilles, 6+6 b
Eût dans un chant divin | accordé ses merveilles. 6+6 b
Le pouvoir n’était rien | que la paternité, 6+6 a
270 De la vie et du temps | la sainte autorité, 6+6 a
Dont l’âge décernait | l’évidente puissance, 6+6 b
Et pour qui l’habitude | était l’obéissance. 6+6 b
Quand la famille humaine | en rameaux s’étendait, 6+6 a
Le conseil des vieillards | au père succédait ; 6+6 a
275 Du destin des tribus | séculaires arbitres, 6+6 b
Ils régnaient sans couronne, | et gouvernaient sans titres ; 6+6 b
Leur parole écoutée | était les seules lois : 6+6 a
On respectait le temps | qui parlait par leurs voix, 6+6 a
Mais à leur tribu seule | ils devaient la justice ; 6+6 b
280 L’ignorance livrait | le reste à leur caprice : 6+6 b
Tout ce qui n’était pas | du sang de leurs aïeux, 6+6 a
Profane, n’avait plus | titre d’homme à leurs yeux. 6+6 a
Ennemis éternels | des races étrangères, 6+6 b
Leur brutale équité | se bornait à leurs frères : 6+6 b
285 Pareils dans leur démence | aux peuples d’aujourd’hui, 6+6 a
Bornant leur univers | où leur soleil a lui, 6+6 a
Dépouillant de leurs droits | des nations entières, 6+6 b
Et pensant que de Dieu | l’amour a des frontières, 6+6 b
Quand ils les surprenaient, | ils livraient sans remord 6+6 a
290 La mère à l’esclavage | et le père à la mort ; 6+6 a
Et les enfants, proscrits | même avant que de naître, 6+6 b
Croissaient dans la tribu | pour y servir un maître. 6+6 b
Mais au-dessus des chefs, | le vent des passions 6+6 a
Déchaînait quelquefois | le feu des factions : 6+6 a
295 Pour le choix des troupeaux, | des butins, des épouses, 6+6 b
La colère excitait | des tempêtes jalouses ; 6+6 b
Divisant la famille | en partis inhumains, 6+6 a
Le pouvoir indécis | flottait de mains en mains, 6+6 a
Jusqu’à ce que d’un chef | l’heureuse tyrannie 6+6 b
300 Asservît à son tour | sa race à son génie. 6+6 b
Ainsi vivait errante | aux sommets du Sannyr 6+6 a
La sauvage tribu, | famille de Phayr. 6+6 a
Phayr avait vécu | presque l’âge des chênes 6+6 b
Sans avoir jamais vu | les merveilles humaines 6+6 b
305 Dont les enfants du meurtre | et leur postérité 6+6 a
Avaient couvert le sein | du vieux monde habité. 6+6 a
Je ne sais quel instinct | venu de père en père 6+6 b
Les poussait à rester | voyageurs sur la terre : 6+6 b
Soit que du sang d’Abel | par leur main répandu 6+6 a
310 Le cri vengeur par eux | fût encore entendu ; 6+6 a
Soit qu’un féroce attrait | nourri par l’habitude 6+6 b
Les chassât dans les monts | et dans la solitude, 6+6 b
Et qu’ils crussent que l’homme, | en fondant la maison, 6+6 a
De son indépendance | élevait la prison. 6+6 a
315 Des rejetons vivants, | comme des glands sans nombre, 6+6 b
Étaient sortis de lui | pour grandir sous son ombre ; 6+6 b
Mais arrachés de terre | ou par la mort fauchés, 6+6 a
De sa tribu proscrite | ils étaient retranchés : 6+6 a
Les uns avaient péri | dans ces terribles luttes 6+6 b
320 Qu’ils livraient dans les bois | contre les rois des brutes, 6+6 b
Sous la griffe du tigre | ou l’ongle des lions ; 6+6 a
D’autres s’étaient enfuis | dans leurs rébellions ; 6+6 a
Traqués par les chasseurs | jusque dans leurs asiles, 6+6 b
Plusieurs, traînés captifs | par les enfants des villes, 6+6 b
325 Esclaves attelés | à d’énormes fardeaux, 6+6 a
Ou, le frein dans les dents, | leurs maîtres sur leur dos, 6+6 a
Des plus vils animaux | leur rendaient les services, 6+6 b
Tandis que leurs enfants | les servaient dans leurs vices. 6+6 b
Sept fils d’âge inégal | et les fils de leurs fils, 6+6 a
330 Et leurs femmes au sein | portant leurs tendres fruits, 6+6 a
Et le superbe essaim | de dix vierges, leurs filles, 6+6 b
Restaient seuls au vieillard | d’innombrables familles ; 6+6 b
Et ses yeux, en comptant | sa race, pouvaient voir 6+6 a
Dans leurs rangs décimés | décroître son espoir. 6+6 a
335 Sa raison chancelait | sous le fardeau de l’âge ; 6+6 b
Son pouvoir du passé | n’était plus que l’image ; 6+6 b
Ses fils, ne lui laissant | qu’un pouvoir disputé, 6+6 a
S’arrachaient sous son nom | sa feinte autorité : 6+6 a
D’un respect apparent | ils couvraient leur puissance ; 6+6 b
340 Mais ce qui lui gardait | un peu d’obéissance, 6+6 b
C’était moins du passé | le tendre souvenir, 6+6 a
Le droit sacerdotal | de maudire ou bénir, 6+6 a
Que le droit de régler | le destin des familles, 6+6 b
Aux fils de la tribu | de décerner les filles. 6+6 b
345 Car le bien le plus cher | et le plus disputé, 6+6 a
C’était, chez ces enfants | du désert, la beauté ! 6+6 a
Or, Phayr sous ses yeux | voyait de près éclore 6+6 b
Cette fleur qui croissait | pour s’embellir encore. 6+6 b
Il avait depuis peu | couché dans le tombeau 6+6 a
350 Le dernier de ses fils, | hélas ! et le plus beau : 6+6 a
Ségor était son nom ; | depuis moins d’une année 6+6 b
Une épouse à ses flancs | avait été donnée, 6+6 b
Et l’oiseau qui roucoule | enviait leurs amours 6+6 a
Quand la flèche d’Ischar | avait tranché ses jours. 6+6 a
355 Phayr, dont cet enfant | consolait la vieillesse, 6+6 b
Noya depuis ce coup | ses yeux dans la tristesse. 6+6 b
Selon les vieilles mœurs, | vieillard, il avait pris 6+6 a
Pour épouse Selma, | la veuve de son fils, 6+6 a
Comme de l’arbre d’or | que la tempête cueille, 6+6 b
360 Quand la tige est coupée, | on ramasse la feuille. 6+6 b
Selma, qui dormait chaste | à côté du vieillard, 6+6 a
Mit au monde son fruit, | hélas ! venu trop tard 6+6 a
Pour tendre ses bras blancs | et sourire à son père, 6+6 b
Mais tout semblable au moins | aux songes de sa mère. 6+6 b
365 Cette fille d’amour | et de mort, Daïdha, 6+6 a
Cette enfant qu’en naissant | l’œil en pleurs regarda, 6+6 a
Croissait depuis treize ans, | fleur des nuits dont les larmes 6+6 b
En arrosant le front | multipliaient les charmes ! 6+6 b
Et chacun des sept chefs | espérait pour son fils 6+6 a
370 De son obéissance | un si superbe prix ; 6+6 a
Et chacun de ces fils, | quand il rêvait de femme, 6+6 b
Voyait de Daïdha | les yeux bleus dans son âme ! 6+6 b
La rougeur du plaisir | sur son beau front vermeil, 6+6 a
Daïdha s’avança | vers l’arbre du conseil, 6+6 a
375 En tenant une main | dans la main de sa mère 6+6 b
Et de l’autre menant | l’étranger comme un frère. 6+6 b
Le vieillard éploré | la reçoit dans ses bras, 6+6 a
Presse contre son sein | ses membres délicats, 6+6 a
Tandis que Daïdha, | qui sur son front se penche, 6+6 b
380 Inonde de ses pleurs | sa chevelure blanche. 6+6 b
Phayr enfin levant | ses yeux sur l’étranger : 6+6 a
Toi qui sus la sauver, | dit-il, et la venger, 6+6 a
De quelque nom caché | que ta race se nomme, 6+6 b
Qu’une femme en ses flancs | t’ait procréé d’un homme, 6+6 b
385 Ou que sous forme humaine | apparu sur ces bords 6+6 a
La foudre soit ton âme | et le feu soit ton corps, 6+6 a
Lis sur nos fronts ouverts | notre reconnaissance. 6+6 b
Ne crains pas de lever | la tête en ma présence ; 6+6 b
Entre ta race et nous | ce jour vengeur a mis 6+6 a
390 Le sang sept fois versé | de nos vils ennemis ; 6+6 a
Que ce sang dont par toi | l’herbe fut arrosée 6+6 b
Sur ta tête sept fois | redescende en rosée : 6+6 b
Pour te payer le prix | qu’on doit à ta vertu, 6+6 a
De nos bras, de nos cœurs, | parle, qu’espères-tu ? 6+6 a
395 Mais dis-nous avant tout | si tu viens de la nue, 6+6 b
Ou d’une race humaine | à nos yeux inconnue. 6+6 b
Parle donc ! apprends-nous | ta nature et ton nom ; 6+6 a
Que de ton âme enfin | la nôtre entende un son. 6+6 a
Il se tut ; le jeune homme | attentif, en silence, 6+6 b
400 Des accents du vieillard | écoutant la cadence, 6+6 b
Semblait suivre dans l’air | avec attention 6+6 a
Des sons qu’il entendait | chaque vibration, 6+6 a
Comme si la parole | était une merveille 6+6 b
Dont chaque son portât | un coup à son oreilles ; 6+6 b
405 Puis, essayant lui-même | un accent modulé, 6+6 a
Ne proféra qu’un son | vague, inarticulé, 6+6 a
Semblable au bégaîment | qu’en essayant la vie, 6+6 b
Pour imiter sa mère, | un enfant balbutie. 6+6 b
Chaque chef à son tour | l’interrogeait en vain : 6+6 a
410 Il comprenait de l’œil, | les yeux, le front, la main ; 6+6 a
Mais les mots à ses sens | n’étaient que des murmures. 6+6 b
La stupeur se peignait | sur toutes les figures, 6+6 b
Et, depuis le vieillard | jusques à Daïdha, 6+6 a
Avec étonnement | chacun le regarda. 6+6 a
415 Le second des enfants | de Phayr dit : « Mes frères, 6+6 b
Cet homme et cette nuit | sont remplis de mystères. 6+6 b
Avant qu’il soit trop tard | prévenons le danger ; 6+6 a
Observons la coutume, | et tuons l’étranger. » 6+6 a
Ainsi parla Jedyr ; | une honte unanime 6+6 b
420 Monta sur tous les fronts | comme le sang d’un crime. 6+6 b
« Le tuer ! » s’écria | la foule ; et Daïdha 6+6 a
Pressa sa main plus fort | et de pleurs l’inonda. 6+6 a
« Le tuer ! le tuer ! | s’écria chaque mère. 6+6 b
— Eh bien ! reprit Jedyr, | que voulez-vous en faire ? 6+6 b
425 Quel est cet inconnu, | dites, le savez-vous ? 6+6 a
Pourriez-vous sans péril | renvoyer loin de nous 6+6 a
Un hôte que d’un sang | ennemi Dieu fit naître, 6+6 b
Qui connaît notre race, | et qui, vendu peut-être 6+6 b
Aux éternels bourreaux | des enfants de Phayr, 6+6 a
430 N’a paru nous sauver | que pour mieux nous trahir ? 6+6 a
Ou bien, si vous gardez | libre dans votre race 6+6 b
Cet enfant dont l’œil tue | et dont l’aspect terrasse, 6+6 b
Cet homme dont les bras | sur vous seront levés, 6+6 a
N’est-ce pas un tyran | que vous vous réservez ? 6+6 a
435 Faudra-t-il obéir | aux fils des étrangères ? 6+6 b
Faudra-t-il lui donner | les filles de nos pères, 6+6 b
Afin qu’un germe impur, | dans nos veines admis, 6+6 a
Mette au cœur de nos fils | le sang des ennemis, 6+6 a
Et qu’en nos propres seins, | rivales éternelles, 6+6 b
440 Des races de lions | se combattent entre elles ? 6+6 b
Non ! répandons sur l’heure, | en détournant les yeux, 6+6 a
Le sang qui souillerait | l’âme de nos aïeux ! » 6+6 a
Namphi, Salem, Jorab, | du regard approuvèrent ; 6+6 b
Mais des femmes sur eux | les clameurs s’élevèrent ; 6+6 b
445 Et Saki, en secret | conseillé par Selma, 6+6 a
Prévoyant la tempête, | en ces mots la calma : 6+6 a
« À qui parle de mort, | honte sur sa pensée ! 6+6 b
De sang sur notre cause | une goutte versée, 6+6 b
Ce sang de l’étranger | que notre terre a bu 6+6 a
450 Doit consacrer le reste | aux yeux de la tribu : 6+6 a
De ce sang à nos fils | Dieu demanderait compte ; 6+6 b
Leur signe serait meurtre, | et leur nom serait honte ! 6+6 b
Cependant devons-nous | livrer imprudemment 6+6 a
Le salut de Phayr | par notre entraînement ? 6+6 a
455 Libre il est un danger ; | mais sa mort est un crime. 6+6 b
Qu’il vive ! mais, de peur | que sa main nous opprime, 6+6 b
Ou qu’il suive nos pas | pour mieux les révéler, 6+6 a
Ou qu’au nôtre son sang | ose un jour se mêler, 6+6 a
Qu’il vive ! mais esclave | au milieu des esclaves. 6+6 b
460 — Oui, qu’il vive ! qu’il vive ! | Apportez les entraves ! 6+6 b
Crie en frappant des mains | la tribu d’une voix. 6+6 a
Des fardeaux, de la tente, | il portera le poids. 6+6 a
Il combattra pour nous ; | de son fortuné maître, 6+6 b
Sans crainte des lions | les troupeaux iront paître ; 6+6 b
465 Et du père aux enfants | il sera dans Sannyr 6+6 a
L’onagre et le chameau | des enfants de Phayr. » 6+6 a
Les sept chefs à ce cri | se lèvent de leur siége. 6+6 b
La foule sur leurs pas | se presse et les assiége. 6+6 b
On apporte à leurs pieds | le honteux instrument, 6+6 a
470 Des esclaves d’alors | torture et vêtement : 6+6 a
La cruauté de l’homme, | en supplices féconde, 6+6 b
Les avait inventés | dès l’enfance du monde ; 6+6 b
Seulement, dépourvu | de ses arts d’aujourd’hui, 6+6 a
L’instrument en était | barbare comme lui. 6+6 a
475 Du pasteur du Liban | la race encor sauvage 6+6 b
Des métaux assouplis | ignorait tout usage, 6+6 b
Et les maîtres encor | n’avaient pas inventé 6+6 a
Le fer, cet ennemi | de toute liberté ! 6+6 a
Des liens de feuillage | enchaînaient les esclaves ; 6+6 b
480 Comme aux fronts des taureaux | ces rustiques entraves 6+6 b
N’étaient qu’une liane | où pour passer le cou 6+6 a
Le maître en la tressant | laissait un large trou. 6+6 a
Lorsque dans ce carcan | la tête était entrée, 6+6 b
Par un nœud éternel | la liane serrée 6+6 b
485 Enfermait aussi fort | qu’un carcan de métal 6+6 a
L’homme déshonoré | dans le collier fatal. 6+6 a
Pour empêcher les mains | d’élargir l’ouverture, 6+6 b
Un autre nœud liait | le coude à la ceinture ; 6+6 b
De sorte que l’esclave, | avec les avant-bras, 6+6 a
490 N’avait de tout le corps | de libre que ses pas, 6+6 a
Qu’on pouvait l’avilir | au plus indigne usage 6+6 b
Sans craindre contre soi | sa force ni sa rage, 6+6 b
Et que pour se nourrir | ou se désaltérer 6+6 a
Il lui fallait, ô honte ! | à terre se vautrer, 6+6 a
495 Et prendre avec les dents | les viles nourritures 6+6 b
Que l’homme repu jette | aux viles créatures ! 6+6 b
Quand Jedyr et Znaïm, | tout prêts à le lier, 6+6 a
Posèrent sur son cou | leur main pour le plier, 6+6 a
À l’aspect d’un esclave, | hélas ! son triste emblème, 6+6 b
500 Il comprit d’un regard | leur dessein sur lui-même ; 6+6 b
Et secouant des bras | les chefs, qu’il renversa, 6+6 a
Sous son genou courbé | tous deux les terrassa. 6+6 a
La foule, s’écartant | autour du jeune athlète, 6+6 b
Élargit de terreur | son enceinte muette ; 6+6 b
505 Et la vierge elle-même | avec effroi fuyant, 6+6 a
Dans les bras de Selma | s’abritait en criant. 6+6 a
Mais Cédar, c’est ainsi | que du lieu de sa gloire 6+6 b
La foule avait nommé | l’homme par sa victoire, 6+6 b
Cédar la voyant fuir | et pleurer, son esprit 6+6 a
510 À ces signes d’effroi | d’un coup d’œil la comprit : 6+6 a
Il ramassa lui-même | avec dédain à terre 6+6 b
Les liens qu’il avait | foulés dans sa colère, 6+6 b
Il les porta soumis | aux pieds de Daïdha ; 6+6 a
Il abaissa le cou | sous sa main, qu’il guida. 6+6 a
515 Semblable au fier lion | dont l’enfant qu’il caresse 6+6 b
Adoucit l’œil de sang | en regard de tendresse, 6+6 b
Il laissa sans frémir, | de son corps garrotté, 6+6 a
Humilier la force | avec la liberté, 6+6 a
Et suivit, humble et doux, | la douce jeune fille 6+6 b
520 Qui le menait en laisse | au roi de la famille. 6+6 b
Là, sur l’herbe accroupi, | les deux mains sur son front, 6+6 a
La femme et le vieillard | l’attachèrent au tronc 6+6 a
Et des vils animaux | disputant la pâture, 6+6 b
Les glands tombés pour eux | furent sa nourriture. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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