Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LAM_8/LAM144
Alphonse de LAMARTINE
JOCELYN
1836
SIXIÈME ÉPOQUE
J'ai quitté pour jamais | cet Éden de ma vie 6+6 a
Où cette Ève à mon cœur | fut montrée et ravie, 6+6 a
Comme le premier homme, | hélas ! quitta le sien. 6+6 b
Mais combien son exil | ferait envie au mien ! 6+6 b
5 Des pas suivaient ses pas | loin des portes fermées ; 6+6 a
Ses sanglots s'étouffaient | sur des lèvres aimées, 6+6 a
Et de deux cœurs brisés | l'âpre conformité 6+6 b
Faisait de deux malheurs | une félicité ; 6+6 b
Moi, seul toute la vie, | et seul au jour suprême, 6+6 a
10 Abhorré du seul cœur | que je tue et que j'aime, 6+6 a
Obligé d'étouffer | mes plaintes sans échos, 6+6 b
Et de noyer mon cœur | dans ses propres sanglots ; 6+6 b
Obligé d'arracher | à l'âme sa pensée 6+6 a
Comme on arrache une arme | aux mains d'une insensée ; 6+6 a
15 Ayant tout mon bonheur | à mes pieds répandu 6+6 b
Sans pouvoir y jeter | un regard défendu, 6+6 b
Le cœur vide et saignant | jusqu'à ce qu'il en meure, 6+6 a
Et n'osant même à Dieu | nommer ce que je pleure, 6+6 a
Il faut vivre et marcher | sans ombre, toujours seul, 6+6 b
20 Mort parmi les vivans, | cet habit pour linceul ; 6+6 b
Mort ! ah ! plutôt jeté | tout bouillonnant de vie 6+6 a
Parmi ces morts dont l'âme | est déjà refroidie ! 6+6 a
Étouffant sans pouvoir | mourir, et nourrissant 6+6 b
Le ver de mon tombeau | du plus chaud de mon sang !… 6+6 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
25 Oh ! que t'avais-je fait, | éternelle justice, 6+6 a
Pour mériter si jeune | un si rare supplice ? 6+6 a
Cet amour, comme un piège | à mon cœur préparé, 6+6 b
Sans toi, sans tes desseins, | l'aurais-je rencontré ? 6+6 b
N'en avais-je pas fui, | tout brûlant et tout jeune, 6+6 a
30 Le péril inconnu | dans la veille et le jeûne, 6+6 a
Pour sauver mon cœur chaste | et garder mon œil pur, 6+6 b
Entre le monde et moi | mis l'épaisseur d'un mur ? 6+6 b
Est-ce moi qui l'ai fait | s'écrouler sur ma tête ? 6+6 a
Et quand pour m'abriter | au nid de la tempête 6+6 a
35 J'allais m'ensevelir | dans le creux du rocher, 6+6 b
Seigneur, est-ce elle ou vous | que j'y venais chercher ? 6+6 b
Est-ce moi, qui prenant | cette enfant inconnue, 6+6 a
La portais, l'enfermais | avec moi dans la nue, 6+6 a
Et, par mon ignorance | et son déguisement, 6+6 b
40 Me créais le péril | d'un double sentiment ? 6+6 b
Est-ce moi qui, couvrant | de nos deux cœurs la flamme, 6+6 a
Nous fis pendant deux ans | vivre d'une seule âme, 6+6 a
Pour qu'en nous séparant | tout à coup sans pitié, 6+6 b
Chacun des deux de l'autre | emportât la moitié ? 6+6 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
45 Si c'est Dieu qui l'a fait, | pourquoi moi qui l'expie ? 6+6 a
L'innocent à ses yeux | paye-t-il pour l'impie ? 6+6 a
Ou plutôt est-il donc | dans ses sacrés desseins 6+6 b
Que ceux qu'il a choisis | ici-bas pour ses saints, 6+6 b
Avant de brûler l'homme | à ses bûchers sublimes, 6+6 a
50 Les premiers sur l'autel | lui servent de victimes ? 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ah ! je me soumettrais | sans murmure à ta loi, 6+6 b
Dieu jaloux ! si du fer | tu n'égorgeais que moi ! 6+6 b
J'ai voulu, j'ai tenté | ton cruel ministère, 6+6 a
Je saurai jusqu'au sang | le subir et me taire ! 6+6 a
55 Mais elle ! mais cet être | à peine descendu, 6+6 b
Pauvre ange, prise au piège | à l'homme seul tendu, 6+6 b
Tendre enfant, par toi-même | à mon sein confiée, 6+6 a
Que par mon amour même, | ô Dieu ! sacrifiée, 6+6 a
Proscrite de ces bras | ouverts pour la porter, 6+6 b
60 Elle aille en retombant | à mes pieds se heurter, 6+6 b
Traîner dans les langueurs | d'un éternel veuvage 6+6 a
Du front qu'elle adora | l'ineffaçable image ! 6+6 a
Ou porter, jeune et morte, | aux bras d'un autre époux, 6+6 b
D'un cœur tout calciné | les précoces dégoûts… 6+6 b
65 M'accuser à jamais | du froid qui la dévore, 6+6 a
Et blasphémer son Dieu | par le nom qu'elle adore ! 6+6 a
Ah ! c'est plus qu'un mortel | ne pouvait accepter, 6+6 b
Ce qu'au prix du ciel même | il fallait racheter, 6+6 b
Ce que j'achèterais | de ma vie éternelle, 6+6 a
70 De l'immortalité | que je maudis sans elle !… 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
O Laurence ! ô pitié ! | reviens, pardonne-moi ! 6+6 b
Je t'immolais à Dieu, | mon seul dieu c'était toi ! 6+6 b
Je ne puisais qu'en toi | cette force suprême 6+6 a
Qui m'élevait de terre | au-dessus de toi-même, 6+6 a
75 Qui me faisait trouver, | pour mieux te protéger, 6+6 b
Tout sacrifice faible | et tout fardeau léger. 6+6 b
Je me croyais un dieu ! |… non, je n'étais qu'un homme. 6+6 a
Je maudis mon triomphe | avant qu'il se consomme ! 6+6 a
Je me repens cent fois | de ma fausse vertu ! 6+6 b
80 Ah ! s'il est temps encor, | Laurence, m'entends-tu ? 6+6 b
Je me jette à tes pieds, | je t'ouvre pour la vie 6+6 a
Ces bras où sur mon sein | tu retombes ravie, 6+6 a
Oui, ces bras dont l'étreinte, | ô ma fille ! ô ma sœur ! 6+6 b
Vont en se renfermant | te sceller sur mon cœur ! 6+6 b
85 Oh ! tu m'entends ! oh ! viens, | oh ! viens, vivante ou morte ! 6+6 a
Dans notre ciel à nous | viens que je te remporte ! 6+6 a
Renversons le rocher, | courons, n'écoutons pas 6+6 b
Ce qui gronde là-haut, | ce qui maudit en bas ; 6+6 b
N'entendons pas ces voix | mentant à la nature : 6+6 a
90 L'oracle est dans le cœur | de chaque créature, 6+6 a
L'irrésistible voix | qui convie au bonheur ; 6+6 b
C'est mieux que la vertu, | l'innocence et l'honneur ; 6+6 b
C'est le cri du ciel même | entendu sur la terre ! 6+6 a
Aimons-nous, ô ma vie ! | Allons dans le mystère 6+6 a
95 Cacher à l'œil humain | d'ineffables amours 6+6 b
Qui n'auront d'autre fin | que celle de nos jours. 6+6 b
De notre double vie | épuisons les délices ; 6+6 a
Quand la mort dans nos dents | vient briser les calices, 6+6 a
Qui sait quel est le sage | ou quel est l'insensé, 6+6 b
100 De celui qui l'a bu | tel que Dieu l'a versé, 6+6 b
Ou qui, les refusant | à sa soif assouvie, 6+6 a
Au songe de la mort | sacrifia sa vie ? 6+6 a
Ce doute existât-il, | je voudrais l'encourir. 6+6 b
Une vie avec toi, | puis à jamais mourir ! 6+6 b
105 Une vie avec toi, | puis l'enfer et ses flammes ! 6+6 a
Une vie avec toi, | puis la mort à nos âmes ! 6+6 a
Car cette horrible vie | est un enfer sans toi ! 6+6 b
Le néant éternel | y commence pour moi ! 6+6 b
Oui, c'en est fait, je fuis, | je t'arrache à ce monde ; 6+6 a
Je te rapporte au ciel. |
(On entend la cloche de la chapelle, qui sonne l'office du soir et appelle les jeunes prêtres aux stalles.)
110 Airain sacré qui gronde ! 6+6 a
Cri d'en-haut qui m'appelle | aux marches de ma croix, 6+6 b
Ah ! mon cœur égaré | se retrouve à ta voix. 6+6 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Comme des ailes d'ange | en mon ciel balancées 6+6 a
Tu chasses de mon front | mes honteuses pensées ! 6+6 a
115 Tu refoules le crime | avec le désespoir 6+6 b
Dans ce sein qui renaît | aux accens du devoir. 6+6 b
De mes propres sanglots | il semble que tu pleures. 6+6 a
Sympathique instrument | de ces saintes demeures, 6+6 a
Que de poids d'un cœur lourd | n'as-tu pas soulevé ! 6+6 b
120 Combien d'âmes en peine | à tes glas ont rêvé ! 6+6 b
Combien de bons élans, | d'ardeurs sanctifiées, 6+6 a
Les anges à tes sons | n'ont-ils pas confiées ! 6+6 a
Que de pesans soupirs, | de l'ombre du saint lieu, 6+6 b
N'ont-ils pas remonté | sur tes ailes à Dieu ! 6+6 b
125 Et combien n'as-tu pas | des saintes agonies 6+6 a
Sonné pour la vertu | les angoisses finies ! 6+6 a
Tu chantes aux mortels | l'aube et le soir des jours ; 6+6 b
Tu sais combien du temps | les longs momens sont courts, 6+6 b
Combien ce que la vie | emporte sur son aile 6+6 a
130 Est sans comparaison | avec l'heure éternelle ! 6+6 a
Encore un peu d'exil, | encore un peu de fiel, 6+6 b
O mon âme, et tes jours | sonneront dans le ciel ! 6+6 b
Marchons en attendant, | marchons tête baissée, 6+6 a
Comme un homme écrasé | du poids de sa pensée ! 6+6 a
135 Au Dieu consolateur | allons la confier. 6+6 b
Ah ! lorsque l'un pour l'autre | on peut encor prier 6+6 b
Au vaste sein de Dieu | dont l'amour nous rassemble, 6+6 a
Se rencontrer en lui, | n'est-ce pas être ensemble ? 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Pour retremper mon âme | au feu des saints parvis, 6+6 b
140 Chez ces hommes de Dieu, | depuis deux ans je vis ; 6+6 b
Mais l'aspect de leur paix, | de leur béatitude, 6+6 a
Ne peut de mon esprit | dompter l'inquiétude. 6+6 a
Que le fardeau des jours | semble léger pour eux ! 6+6 b
Comme à tous leurs devoirs | portant un front heureux, 6+6 b
145 On sent que sans effort | leur cœur vierge se sèvre ! 6+6 a
Le sourire du juste | est toujours sur leur lèvre ; 6+6 a
Jamais rien de leur sein | ne soulève un soupir. 6+6 b
Ah ! si comme eux, mon cœur, | tu pouvais t'assoupir ! 6+6 b
Si l'apparition | du passé qui se lève 6+6 a
150 Pouvait de mon regard | s'effacer même en rêve ! 6+6 a
Si l'ombre de ces murs | pouvait me la cacher ! 6+6 b
Mais sur mes pas toujours | elle semble marcher ; 6+6 b
Mais sous chaque lambris, | mais sous chaque colonne, 6+6 a
Je la vois qui descend, | qui monte, qui rayonne ; 6+6 a
155 Et si pour échapper | au fantôme adoré 6+6 b
Je veux fermer les yeux, | dans l'âme il est entré !… 6+6 b
O sommets de montagne ! | air pur ! flots de lumière ! 6+6 a
Vents sonores des bois, | vagues de la bruyère ! 6+6 a
Onde calme des lacs, | flots poudreux des torrens, 6+6 b
160 Où l'extase égarait | mes yeux, mes sens errans, 6+6 b
Où d'un bras convulsif, | au lieu de ces froids marbres, 6+6 a
J'embrassais, en pleurant, | les racines des arbres, 6+6 a
Et me collant au sol | comme pour écouter, 6+6 b
Je croyais sur mon cœur | sentir Dieu palpiter ! 6+6 b
165 Désert retentissant | des bruits de la nature ! 6+6 a
Que mon âme, à l'étroit | dans cette enceinte obscure, 6+6 a
Pleurant son magnifique | et premier horizon, 6+6 b
Brise d'ardens soupirs | les murs de sa prison ! 6+6 b
Il me semble, ô mon Dieu ! | que ce toit qui m'écrase 6+6 a
170 Rend plus lourde la vie | et comprime l'extase ; 6+6 a
Que je respirerais | plus librement ailleurs, 6+6 b
Que le vent sécherait | l'âcreté de mes pleurs, 6+6 b
Et que l'air m'aiderait, | comme il aide les aigles, 6+6 a
A m'élever à Dieu, | mieux que ces froides règles ! 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
175 Ces hommes sont heureux | cependant sous ces lois ; 6+6 b
Ils suivent sans détours | leur route ; ah ! je le crois, 6+6 b
Ils n'ont pas respiré | l'air de feu des tempêtes, 6+6 a
L'ombre de ces arceaux | couvrit toujours leurs têtes, 6+6 a
De Dieu seul, de sa loi, | leur souvenir est plein ; 6+6 b
180 Ils n'ont point à couver | un foyer dans leur sein, 6+6 b
A tuer leur pensée, | à tromper, à sourire 6+6 a
En cachant dans leur main | l'aspic qui la déchire ; 6+6 a
Leur jour n'a pas une ombre, | et leur cœur pas un pli ; 6+6 b
Mais moi, Seigneur, mais moi ! |… Mon Dieu, l'oubli, l'oubli ! 6+6 b
185 Ah ! je me doutais bien | que la fausse apparence 6+6 a
Aurait jusqu'au tombeau | terni notre innocence, 6+6 a
Qu'on ne croirait jamais | qu'en un même séjour 6+6 b
Deux cœurs dans le désert, | couvant deux ans l'amour, 6+6 b
Se fussent conservés | purs, seuls, sans autre garde 6+6 a
190 Que l'œil toujours présent | du Dieu qui les regarde ; 6+6 a
Ce soupçon est écrit | pour moi sur tous les fronts, 6+6 b
Leur sainte charité | m'épargne les affronts ; 6+6 b
Mais malgré la douceur | que leur parole affecte, 6+6 a
On voit qu'à leur vertu | ma présence est suspecte, 6+6 a
195 Qu'on me craint, qu'on m'évite, | et que je suis pour eux 6+6 b
Un objet de dégoût, | comme un pauvre lépreux. 6+6 b
Partout où je parais | j'étends ma solitude ; 6+6 a
Seul au pied des autels, | aux repas, à l'étude, 6+6 a
Dans les délassemens | du soir plus seul encor ; 6+6 b
200 Dès que mon pas résonne | au bout d'un corridor, 6+6 b
La conversation | cesse, et tout front est sombre, 6+6 a
On se range, on s'écarte, | on fait place à mon ombre ; 6+6 a
Chacun devant, mes yeux | détourne un œil glacé, 6+6 b
Et le bruit ne reprend | qu'après que j'ai passé ; 6+6 b
205 Et moi, baissant la tête, | et sans un cœur qui m'aime, 6+6 a
Je passe en m'effaçant | tout honteux de moi-même. 6+6 a
Oh ! qu'un regard ami | pourtant m'eût fait de bien ! 6+6 b
Peut-être aussi mon cœur | a-t-il voilé le mien ! 6+6 b
Peut-être que la flamme | en mon sein amortie 6+6 a
210 A dévoré d'un jet | toute ma sympathie, 6+6 a
Et que mon œil de marbre, | incapable d'aimer, 6+6 b
Éteint tout sentiment | qui voudrait s'allumer ! 6+6 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L'évêque enfin m'a dit : | j'abrège votre épreuve, 6+6 a
Mon fils ; de serviteurs | ma pauvre église est veuve ; 6+6 a
215 La vieillesse, le glaive | ou l'infidélité, 6+6 b
Des pasteurs de mon peuple, | hélas ! ont limité 6+6 b
Le nombre insuffisant | déjà pour ses misères ; 6+6 a
L'herbe croît sur le seuil | de tous mes presbytères ; 6+6 a
Chaque jour de l'année | une paroisse en deuil, 6+6 b
220 Où l'enfance est sans père | et la mort sans cercueil, 6+6 b
Vient me redemander | l'homme de l'Évangile : 6+6 a
Je pourrais vous donner | à choisir entre mille ; 6+6 a
Mais vous n'ignorez pas, | mon enfant, que sur nous 6+6 b
Le monde, avec raison, | veille d'un œil jaloux, 6+6 b
225 Qu'il veut, pour toucher Dieu, | les mains chastes des anges. 6+6 a
Il a couru sur vous, | mon fils, des bruits étranges, 6+6 a
Je veux les ignorer ; | votre fidélité, 6+6 b
Si vous fûtes un jour | faible, a tout racheté ; 6+6 b
Le repentir, semblable | au charbon d'Isaïe, 6+6 a
230 En consumant le cœur | renouvelle la vie. 6+6 a
Mais l'ombre du passé | ne doit jamais ternir 6+6 b
Le ministre du ciel ; | nul mortel souvenir, 6+6 b
Dans le prêtre de Dieu | ne doit rappeler l'homme, 6+6 a
Du seul nom de pasteur | il convient qu'on le nomme ; 6+6 a
235 Que son nom d'ici-bas | dans l'autre soit perdu ; 6+6 b
Qu'il paraisse du ciel | à l'autel descendu, 6+6 b
Et que l'éloignement, | le mystère et la grâce, 6+6 a
De ses pas dans la vie | aient effacé la trace. 6+6 a
Il est au dernier plan | des Alpes habité 6+6 b
240 Un village à nos pas | accessible en été, 6+6 b
Et dont pendant huit mois | la neige amoncelée 6+6 a
Ferme tous les sentiers | aux fils de la vallée. 6+6 a
Là, dans quelques chalets | sur les pentes épars, 6+6 b
Quelques rares tribus | de pauvres montagnards 6+6 b
245 Dans des champs rétrécis | qu'ils disputent à l'aigle, 6+6 a
Parmi les châtaigniers | sèment l'orge et le seigle, 6+6 a
Dont le pâle soleil | de l'arrière-saison 6+6 b
Laisse à peine le temps | d'achever la moisson. 6+6 b
Le Dieu de l'indigent | vous donne ce royaume : 6+6 a
250 Son autel est de bois | et n'a qu'un toit de chaume ; 6+6 a
Mais mieux que sur l'autel | de luxe éblouissant 6+6 b
Aux mains jointes du peuple | et du prêtre il descend. 6+6 b
Il se souvient encor | que son humble lumière, 6+6 a
Avant l'orgueil du temple, | éclaira la chaumière ; 6+6 a
255 Et ces âmes des champs, | toutes du même prix, 6+6 b
Il vous les comptera | là-haut. Allez, mon fils. 6+6 b
J'irai, j'attacherai | mon âme aux solitudes, 6+6 a
J'écorcherai mes pieds | dans des sentiers plus rudes. 6+6 a
Bénissez-moi, Seigneur ; | que mon cœur consumé 6+6 b
260 Par l'amour, et puni | pour avoir trop aimé, 6+6 b
Au foyer de l'autel | s'éteigne et se rallume, 6+6 a
Et d'un feu plus céleste | en mon sein se consume ; 6+6 a
Mais pour aimer en vous, | avec vous et pour vous, 6+6 b
Tous, au lieu d'un seul être, | et cet être dans tous ! 6+6 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
LETTRE A SA SŒUR
265 Ma sœur ! Oh ! quel doux temps | ce doux nom me rappelle ! 6+6 a
Tendre couple buvant | à la même mamelle, 6+6 a
Que notre jeune mère, | en se penchant sur nous, 6+6 b
Asseyait et berçait | sur les mêmes genoux ! 6+6 b
Ma sœur ! Oh ! laisse-moi | l'effacer pour l'écrire, 6+6 a
270 Ce nom que mon regard | n'est jamais las de lire, 6+6 a
Ce nom que j'écrirais | du soir au lendemain 6+6 b
Si je laissais mon cœur | s'écouler sous ma main ! 6+6 b
Oh ! ce nom si longtemps | muet à mon oreille, 6+6 a
Combien de cendre éteinte | en mon âme il réveille ! 6+6 a
275 Toute cette moitié | froide et morte du cœur 6+6 b
Retrouve à ce doux nom | son monde intérieur, 6+6 b
Monde de sentiment, | d'amour et d'innocence, 6+6 a
Où, comme en un berceau, | Dieu couve notre enfance ; 6+6 a
Dont le regret cuisant | nous poursuit ; où plus tard 6+6 b
280 L'œil se voile de pleurs | en tournant un regard. 6+6 b
Ma mère ! est-il bien vrai ? | Dieu nous rend notre mère ! 6+6 a
Les vents ont sous sa voile | aplani l'onde amère ! 6+6 a
Toi, ton mari, vous tous ! | tous rendus par les flots, 6+6 b
Plus trois petits enfans | pendant l'exil éclos, 6+6 b
285 Comme ces passereaux | que dans notre jeune âge 6+6 a
Nous trouvâmes un jour, | sous l'arbre après l'orage, 6+6 a
Que du rameau cassé | notre main recueillit, 6+6 b
Et qu'en ton tablier | tu rapportas du nid ! 6+6 b
Mais tu ne m'as pas dit | assez sur eux, sur elle, 6+6 a
290 Oh ! sur elle surtout ! | Ma mémoire fidèle 6+6 a
La voit bien à travers | le lointain souvenir, 6+6 b
Telle qu'à mon départ | je la vis me bénir, 6+6 b
Telle, qu'une exceptée, | aucune créature 6+6 a
Ne me laissa dans l'œil | sa céleste figure ! 6+6 a
295 Mais, dis-moi, rien n'a-t-il | changé sur ses beaux traits ? 6+6 b
Le temps, le long exil, | ses soucis, ses regrets, 6+6 b
Des cieux plus durs ont-ils | passé sur ce visage 6+6 a
Sans laisser, comme au ciel, | trace de leur passage ? 6+6 a
Son œil a-t-il toujours | ce tendre et chaud rayon 6+6 b
300 Dont nos fronts ressentaient | la tiède impression ? 6+6 b
Sur sa lèvre attendrie | et pâle, a-t-elle encore 6+6 a
Ce sourire toujours | mourant ou près d'éclore ? 6+6 a
Son front a-t-il gardé | ce petit pli rêveur 6+6 b
Que nous baisions tous deux | pour l'effacer, ma sœur, 6+6 b
305 Quand son âme, le soir, | au jardin recueillie, 6+6 a
Nous regardait jouer | avec mélancolie ? 6+6 a
Les séparations | et les longs désespoirs 6+6 b
N'ont-ils pas éclairci, | dis-moi, ses cheveux noirs, 6+6 b
Ou blanchi sur son front | ces deux boucles de soie 6+6 a
310 Où sa tempe pensive | et profonde se noie ? 6+6 a
Sa voix a-t-elle encor | ce doux timbre d'argent, 6+6 b
Ces caresses de sons | sur des lèvres nageant, 6+6 b
D'où notre nom tombait | et résonnait si tendre, 6+6 a
Que souvent ma pensée | en rêve croit l'entendre ? 6+6 a
315 Et puis, te serre-t-elle | encor contre son sein 6+6 b
Ainsi qu'elle faisait | quand il était trop plein ? 6+6 b
Du matin et du soir | sa pieuse caresse, 6+6 a
Ma sœur, te donne-t-elle | aussi la même ivresse ? 6+6 a
Sens-tu, rien qu'à poser | ton front sur ses genoux, 6+6 b
320 Ces extases du ciel | qui descendaient sur nous ?… 6+6 b
Mon amour t'interroge | avec inquiétude, 6+6 a
Car les traits de sa main | dont j'ai tant l'habitude, 6+6 a
Dans ce peu de mots d'elle | à ta lettre ajouté, 6+6 b
Tromperaient l'œil d'un fils ; | j'aurais presque douté 6+6 b
325 Si la main ne s'était | révélée aux paroles. 6+6 a
Tu te fais, diras-tu, | des symptômes frivoles ! 6+6 a
Peut-être ; mais à l'œil | longtemps sevré d'un fils, 6+6 b
Hélas ! tout est symptôme | et peur, tout est sans prix ; 6+6 b
Il veut tout retrouver | d'une tête si chère ! 6+6 a
330 Le moindre trait de plume, | ah ! c'est encor sa mère ! 6+6 a
S'il voit dans l'écriture | un signe de langueur, 6+6 b
Il craint qu'un changement | n'altère aussi le cœur ; 6+6 b
Que ces traits affaissés, | que son œil étudie, 6+6 a
Ne révèlent au fond | tristesse ou maladie ! 6+6 a
335 Dis-moi que de sa main | cette altération 6+6 b
N'était que du bonheur | la tendre émotion ! 6+6 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et maintenant il faut | que ma plume décrive 6+6 a
La demeure sauvage | où Dieu veut que je vive ; 6+6 a
Vous devez, dites-vous, | savoir où me trouver 6+6 b
340 Quand d'un frère ou d'un fils | votre cœur veut rêver. 6+6 b
Afin qu'en se cherchant, | nos âmes réunies, 6+6 a
Hantent les mêmes bords, | vivent des mêmes vies ; 6+6 a
O mes anges absens, | suivez-moi donc des yeux ; 6+6 b
Je vais vous raconter | la maison et les lieux. 6+6 b
345 Sur un des verts plateaux | des Alpes de Savoie, 6+6 a
Oasis dont la roche | a fermé toute voie, 6+6 a
Où l'homme n'aperçoit, | sous ses yeux effrayés 6+6 b
Qu'abîme sur sa tête | et qu'abîme à ses pieds, 6+6 b
La nature étendit | quelques étroites pentes 6+6 a
350 Où le granit retient | la pierre entre ses fentes 6+6 a
Et ne permet qu'à peine | à l'arbre d'y germer, 6+6 b
A l'homme de gratter | la terre et d'y semer. 6+6 b
D'immenses châtaigniers | aux branches étendues 6+6 a
Y cramponnent leurs pieds | dans les roches fendues, 6+6 a
355 Et pendent en dehors | sur des gouffres obscurs 6+6 b
Comme la giroflée | aux parois des vieux murs ; 6+6 b
On voit à mille pieds | au-dessous de leurs branches, 6+6 a
La grande plaine bleue | avec ses routes blanches ; 6+6 a
Les moissons jaune d'or, | les bois comme un point noir, 6+6 b
360 Et les lacs renvoyant | le ciel comme un miroir ; 6+6 b
La toise de pelouse | à leur ombre abritée, 6+6 a
Par la dent des chevreaux | et des ânes broutée, 6+6 a
Épaissit sous leurs troncs | ses duvets fins et courts, 6+6 b
Dont mille filets d'onde | humectent le velours, 6+6 b
365 Et pendant le printemps, | qui n'est qu'un court sourire ; 6+6 a
Enivre de leurs fleurs | le vent qui les respire. 6+6 a
Des monts tout blancs de neige | encadrent l'horizon 6+6 b
Comme un mur de cristal | de ma haute prison, 6+6 b
Et quand leurs pics sereins | sont sortis des tempêtes, 6+6 a
370 Laissent voir un pan bleu | de ciel pur sur nos têtes ; 6+6 a
On n'entend d'autre bruit, | dans cet isolement, 6+6 b
Que quelques voix d'enfans, | ou quelque bêlement 6+6 b
De génisse ou de chèvre | au ravin descendues, 6+6 a
Dont le pas fait tinter | les cloches suspendues. 6+6 a
375 Les sons entrecoupés | du nocturne angélus, 6+6 b
Que le père et l'enfant | écoutent les fronts nus, 6+6 b
Et le sourd ronflement | des cascades d'écume, 6+6 a
Au quel, en l'oubliant, | l'oreille s'accoutume, 6+6 a
Et qui semble, fondu | dans ces bruits du désert, 6+6 b
380 La basse sans repos | d'un éternel concert. 6+6 b
Les maisons, au hasard, | sous les arbres perchées, 6+6 a
En groupes de hameaux | sont partout épanchées, 6+6 a
Semblent avoir poussé | sans plans et sans dessein, 6+6 b
Sur la terre, avec l'arbre | et le roc de son sein ; 6+6 b
385 Les pauvres habitans, | dispersés dans l'espace, 6+6 a
Ne s'y disputent pas | le soleil et la place, 6+6 a
Et chacun sous son chêne, | au plus près de son champ, 6+6 b
A sa porte au matin | et son mur au couchant. 6+6 b
Des sentiers où des bœufs | le lourd sabot s'aiguise 6+6 a
390 Mènent de l'un à l'autre | et de là vers l'église, 6+6 a
Dont depuis deux cents ans | à tous ces pieds humains 6+6 b
Le baptême et la mort | ont frayé les chemins. 6+6 b
Elle s'élève seule | au bout du cimetière 6+6 a
Avec ses murs épais | et bas, verdis de lierre, 6+6 a
395 Et ses ronces grimpant | en échelle, en feston, 6+6 b
Jusqu'au chaume moussu | qui lui sert de fronton. 6+6 b
On ne peut distinguer | cette chaumière sainte 6+6 a
Qu'au plus grand abandon | du petit champ d'enceinte. 6+6 a
Où le sol des tombeaux, | par la mort cultivé, 6+6 b
400 N'offre qu'un tertre ou deux | tous les ans élevé, 6+6 b
Que recouvrent bientôt | la mauve et les orties, 6+6 a
Premières fleurs toujours | de nos cendres sorties, 6+6 a
Et qu'à l'humble clocher | qui surmonte les toits 6+6 b
Et s'ouvre aux quatre vents | pour répandre sa voix. 6+6 b
405 Ma demeure est auprès ; | ma maison isolée 6+6 a
Par l'ombre de l'église | est au midi voilée, 6+6 a
Et les troncs des noyers | qui la couvrent du nord 6+6 b
Aux regards des passans | en dérobent l'abord. 6+6 b
Des quartiers de granit | que nul ciseau ne taille, 6+6 a
410 Tels que l'onde les roule, | en forment la muraille ; 6+6 a
Ces blocs irréguliers, | noircis par les hivers, 6+6 b
De leur mousse natale | y sont encor couverts ; 6+6 b
La joubarbe, la menthe, | et ces fleurs parasites 6+6 a
Que la pluie enracine | aux parois décrépites, 6+6 a
415 Y suspendent partout | leurs panaches flottans 6+6 b
Et les font comme un pré | reverdir au printemps. 6+6 b
Trois fenêtres, d'en haut, | par le toit recouvertes, 6+6 a
Deux au jour du matin, | l'autre au couchant, ouvertes, 6+6 a
Se creusant dans le mur | comme des nids pareils, 6+6 b
420 Reçoivent les premiers | et les derniers soleils ; 6+6 b
Le toit qui sur les murs | déborde d'une toise 6+6 a
A pour tuiles des blocs | et des pavés d'ardoise, 6+6 a
Que d'un rebord vivant | le pigeon bleu garnit, 6+6 b
Et sous les soliveaux | l'hirondelle a son nid. 6+6 b
425 Pour défendre ce toit | des coups de la tempête 6+6 a
Des quartiers de granit | sont posés sur le faîte ; 6+6 a
Et faisant ondoyer | les tuiles et les bois, 6+6 b
Au vol de l'ouragan | ils opposent leur poids. 6+6 b
Bien que si haut assise | au sommet d'une chaîne, 6+6 a
430 Son horizon borné | n'a ni grand ciel, ni plaine ; 6+6 a
Adossée au penchant | d'un étroit mamelon, 6+6 b
Elle n'a pour aspect | qu'un oblique vallon 6+6 b
Qui se creuse un moment | comme un lac de verdure, 6+6 a
Pour donner au verger | espace et nourriture ; 6+6 a
435 Puis, reprenant sa pente | et s'y rétrécissant, 6+6 b
De ravins en ravins | avec les monts descend. 6+6 b
Les troncs noirs des noyers, | un pan de roche grise, 6+6 a
L'herbe de mon verger, | les murs nus de l'église, 6+6 a
Le cimetière avec | ses sillons et ses croix, 6+6 b
440 Et puis un peu de ciel, | c'est tout ce que je vois. 6+6 b
Mais combien au regard | du peintre et du poète, 6+6 a
En vie, en mouvement, | la nature rachète 6+6 a
Ce qu'elle a refusé | d'espace à l'horizon ! 6+6 b
Une cascade tombe | au pied de la maison, 6+6 b
445 Et le long d'une roche | en nappe blanche et fine 6+6 a
Y joue avec le vent | dont un souffle l'incline, 6+6 a
Y joue avec le jour | dont le rayon changeant 6+6 b
Semble s'y dérouler | dans ses réseaux d'argent, 6+6 b
Et par des rocs aigus, | dans sa chute brisée, 6+6 a
450 Aux feuilles du jardin | se suspend en rosée. 6+6 a
Légère, elle n'a pas | ce bruit tonnant et sourd, 6+6 b
Qu'en se précipitant | roule un torrent plus lourd ; 6+6 b
Elle n'a qu'une plainte | intermittente et douce, 6+6 a
Selon qu'elle rencontre | ou la pierre ou la mousse, 6+6 a
455 Que le vent faible ou fort | la fouette à ses parois, 6+6 b
Lui prête ou lui retire, | ou lui rend plus de voix ; 6+6 b
Dans les sons inégaux | que son onde module 6+6 a
Chaque soupir de l'âme | en note s'articule ; 6+6 a
Harpe toujours tendue, | où le vent et les eaux 6+6 b
460 Rendent dans leurs accords | des chants toujours nouveaux, 6+6 b
Et qui semble la nuit, | en ces notes étranges, 6+6 a
L'air sonore des cieux | froissé du vol des anges ! 6+6 a
Maintenant vous avez | mon horizon dans l'œil, 6+6 b
Demain vous passerez, | ma sœur, mon pauvre seuil ! 6+6 b
SUITE DE LA LETTRE A SA SŒUR
465 Une cour le précède, | enclose d'une haie 6+6 a
Que ferme sans serrure | une porte de claie ; 6+6 a
Des poules, des pigeons, | deux chèvres, et mon chien, 6+6 b
Portier d'un seuil ouvert | et qui n'y garde rien, 6+6 b
Qui jamais ne repousse | et qui jamais n'aboie, 6+6 a
470 Mais qui flaire le pauvre | et l'accueille avec joie ; 6+6 a
Des passereaux montant | et descendant du toit, 6+6 b
L'hirondelle rasant | l'auge où le cygne boit ; 6+6 b
Tous ces hôtes, amis | du seuil qui les rassemble, 6+6 a
Famille de l'ermite, | y sont en paix ensemble ; 6+6 a
475 Les uns couchés à l'ombre | en un coin du gazon, 6+6 b
D'autres se réchauffant | contre un mur au rayon ; 6+6 b
Ceux-ci léchant le sel | le long de la muraille, 6+6 a
Et ceux-là becquetant | ailleurs l'herbe ou la paille ; 6+6 a
Trois ruches au midi | sous leurs tuiles, et puis 6+6 b
480 Dans l'angle sous un arbre, | au nord, un large puits 6+6 b
Dont la chaîne rouillée | a poli la margelle, 6+6 a
Et qu'une vigne étreint | de sa verte dentelle ; 6+6 a
Voilà tout le tableau ; | sept marches d'escalier 6+6 b
Sonore, chancelant, | conduisent au palier 6+6 b
485 Qu'un avant-toit défend | du vent et de la neige, 6+6 a
Et que de ses réseaux | un vieux lierre protège ; 6+6 a
Là, suspendus le jour | au clou de mon foyer, 6+6 b
Mes oiseaux familiers | chantent pour m'égayer. 6+6 b
Jusqu'ici, grâce aux lieux, | au ciel, à la nature, 6+6 a
490 Ton doux regard de sœur | sourit à ma peinture' ; 6+6 a
Ta tendre illusion | dure encor, mais, hélas ! 6+6 b
Si tu veux la garder, | ô ma sœur, n'entre pas !… 6+6 b
Mais non, pour vos deux cœurs | je n'ai point de mystère, 6+6 a
Pourrais-je devant vous | rougir de ma misère ? 6+6 a
495 Entrez, ne plaignez pas | ma riche pauvreté, 6+6 b
Ces murs ne sentent pas | leur froide nudité ! 6+6 b
Des travaux journaliers | voilà d'abord l'asile, 6+6 a
Où le feu du foyer | s'allume, où Marthe file ; 6+6 a
Marthe, meuble vivant | de la sainte maison, 6+6 b
500 Qui suivit dans le temps | son vieux maître en prison, 6+6 b
Pauvre fille, à ces murs | trente ans enracinée, 6+6 a
Partageant leur prospère | ou triste destinée, 6+6 a
Me servant sans salaire | et pour l'honneur de Dieu, 6+6 b
Surveillant à la fois | la cure et le saint lieu, 6+6 b
505 Et qui, voyant de Dieu | l'image dans son maître, 6+6 a
Croit s'approcher du ciel | en vivant près du prêtre ; 6+6 a
Quelques vases de terre, | ou de bois, ou d'étain, 6+6 b
Où de Marthe attentive | on voit briller la main ; 6+6 b
Sur la table un pain noir | sous une nappe blanche, 6+6 a
510 Dont chaque mendiant | vient dîmer une tranche ; 6+6 a
Des grappes de raisin | que Marthe fait sécher, 6+6 b
De leur pampre encor vert | décorent le plancher ; 6+6 b
La sève en hiver même | y jaunit leurs grains d'ambre. 6+6 a
De ce salon rustique | on passe dans ma chambre ; 6+6 a
515 C'est celle dont le mur | s'éclaire du couchant : 6+6 b
Tu sais que pour le soir | j'eus toujours du penchant, 6+6 b
Que mon âme un peu triste | a besoin de lumière, 6+6 a
Que le jour dans mon cœur | entre par ma paupière, 6+6 a
Et que j'aimais tout jeune | à boire avec les yeux 6+6 b
520 Ces dernières lueurs | qui s'éteignent aux cieux. 6+6 b
La chaise où je m'assieds, | la natte où je me couche, 6+6 a
La table où je t'écris, | l'âtre où fume une souche, 6+6 a
Mon bréviaire vêtu | de sa robe de peau, 6+6 b
Mes gros souliers ferrés, | mon bâton, mon chapeau, 6+6 b
525 Mes livres pêle-mêle | entassés sur leur planche, 6+6 a
Et les fleurs dont l'autel | se pare le dimanche, 6+6 a
De cet espace étroit | sont tout l'ameublement. 6+6 b
Tout ! oh non ! j'oubliais | son divin ornement, 6+6 b
Qui surmonte tout seul | mon humble cheminée, 6+6 a
530 Ce Christ, les bras ouverts | et la tête inclinée, 6+6 a
Cette image de bois | du maître que je sers, 6+6 b
Céleste ami, qui seul | me peuple ces déserts ; 6+6 b
Qui, lorsque mon regard | le visite à toute heure, 6+6 a
Me dit ce que j'attends | dans cette âpre demeure, 6+6 a
535 Et, recevant souvent | mes larmes sur ses pieds, 6+6 b
Fait resplendir sa paix | dans mes yeux essuyés ; 6+6 b
Ce Christ ! tu le connais ; | c'est celui que ma mère 6+6 a
Colla dans l'agonie | aux lèvres de mon père ; 6+6 a
C'est celui que plus tard | moi-même en un grand jour 6+6 b
540 Au pur sang d'un martyr | je teignis à mon tour ; 6+6 b
D'autres lèvres encore | il conserve la trace, 6+6 a
Et Dieu sait de combien | de pitié je l'embrasse !… 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
SUITE DES LETTRES A SA SŒUR
Tu me demanderas | de quoi j'existe ici ? 6+6 b
Je me le demandai, | moi, bien souvent aussi ; 6+6 b
545 Mais pour l'homme et l'oiseau | la Providence est grande 6+6 a
De l'autel relevé | la volontaire offrande, 6+6 a
Ces âmes qui, cherchant | une voix pour prier, 6+6 b
A défaut d'ange, hélas ! | nous glissent leur denier ; 6+6 b
Les époux qu'on bénit, | les enfans qu'on baptise, 6+6 a
550 Ces dîmes du bonheur | que l'on jette à l'église, 6+6 a
Quelques fonds que l'évêque | adresse à ses curés, 6+6 b
Le jardin, le verger, | quelques arpens de prés, 6+6 b
Les châtaignes, les noix, | de petits coins de terre, 6+6 a
Que je bêche moi-même | autour du presbytère, 6+6 a
555 Suffisent amplement | pour moi, Marthe et le chien. 6+6 b
A la table frugale | il ne nous manque rien : 6+6 b
Le lait de mon troupeau, | le vin blanc de mes treilles, 6+6 a
Les fruits de mes pommiers, | le miel de mes abeilles, 6+6 a
Tout abonde ; le pain | y cuit pour l'indigent, 6+6 b
560 Et Marthe dans l'armoire | a même un peu d'argent. 6+6 b
Qui m'eût dit qu'un peu d'or | me ferait tant de joie ? 6+6 a
Je n'en ai pas besoin, | prenez, je vous l'envoie !… 6+6 a
SUITE DES LETTRES A SA SŒUR
Voulez-vous maintenant, | ô mes anges, savoir 6+6 b
Comment je fais toucher | le matin et le soir, 6+6 b
565 Et par quelle insensible | et monotone chaîne 6+6 a
Le jour s'unit au jour | et forme la semaine ? 6+6 a
Ah ! chaque heure le sait | quand elle s'accomplit : 6+6 b
La cloche avant le jour | m'arrache de mon lit ; 6+6 b
Je crois entendre au son | de sa voix balancée 6+6 a
570 L'ange qui du sommeil | appelle ma pensée 6+6 a
Et lui donne à porter | son fardeau pour le jour ; 6+6 b
Je convoque à l'autel | les maisons d'alentour ; 6+6 b
Des vieillards, des enfans, | quelques pieuses femmes, 6+6 a
Ceux qui sentent de Dieu | plus de soif dans leurs âmes 6+6 a
575 D'un cercle rétréci | m'entourent à genoux, 6+6 b
Le Dieu des humbles fois | descend du ciel sur nous ; 6+6 b
Combien la sainte aurore | et ses voûtes divines 6+6 a
Entendent de soupirs | s'échapper des poitrines 6+6 a
Et d'aspirations | de terre s'élancer ; 6+6 b
580 Et combien il est doux, | ô ma sœur, de penser 6+6 b
Que tous ces poids du cœur | que cette heure soulève 6+6 a
Sur ses propres soupirs | au ciel on les élève, 6+6 a
Qu'à chacun à leur place | on rapporte un saint don, 6+6 b
Grâce, miséricorde, | amour, paix ou pardon ; 6+6 b
585 Que l'on est l'encensoir | où tout cet encens brûle 6+6 a
Et la corbeille pleine | où le pain qui circule, 6+6 a
Symbole familier | du céleste aliment, 6+6 b
Va nourrir tout ce peuple | avec un pur froment ! 6+6 b
Du maître en peu de mots | j'explique la parole : 6+6 a
590 Ce peuple du sillon | aime la parabole, 6+6 a
Poème évangélique, | où chaque vérité 6+6 b
Se fait image et chair | par sa simplicité. 6+6 b
Lorsque j'ai célébré | le pieux sacrifice, 6+6 a
J'enseigne les enfans, | je me fais leur nourrice, 6+6 a
595 Je donne goutte à goutte | à leurs lèvres le lait 6+6 b
D'une instruction simple | et tendre, et qui leur plaît. 6+6 b
Je rentre, et du matin | la tâche terminée, 6+6 a
A ma table de fruits | et de lait couronnée 6+6 a
Je m'assieds un moment, | comme le voyageur 6+6 b
600 Qui s'arrête à moitié | du jour et reprend cœur ; 6+6 b
Le reste du soleil | dans mes champs je le passe 6+6 a
A ces travaux du corps | dont l'esprit se délasse ; 6+6 a
A fendre avec la bêche | un sol dur ; à semer 6+6 b
L'orge qu'un court été | pressera de germer ; 6+6 b
605 A faucher mon pré mûr | pour ma blonde génisse ; 6+6 a
A délier la gerbe | afin qu'elle jaunisse ; 6+6 a
A faire à chaque plante | à son heure pleuvoir 6+6 b
En insensible ondée | un pesant arrosoir ; 6+6 b
Car de l'homme à la fois | cette terre réclame 6+6 a
610 La sueur de son front | et la sueur de l'âme ! 6+6 a
Le soir quand chaque couple | est rentré du travail, 6+6 b
Quand le berger rassemble | et compte son bétail, 6+6 b
Mon bréviaire à la main | je vais de porte en porte, 6+6 a
Au hasard et sans but | comme le pied me porte, 6+6 a
615 M'arrêtant plus ou moins | un peu sur chaque seuil, 6+6 b
A la femme, aux enfans, | disant un mot d'accueil ; 6+6 b
Partout, portant un peu | de baume à la souffrance, 6+6 a
Aux corps quelque remède, | aux âmes l'espérance, 6+6 a
Un secret aux maladesau malade |, aux partans un adieu, 6+6 b
620 Un sourire à chacun, | à tous un mot de Dieu. 6+6 b
Ainsi passe le jour | sans trop peser sur l'heure ; 6+6 a
Mais quand je rentre seul | dans ma pauvre demeure, 6+6 a
Que ma porte est fermée, | et que la longue nuit, 6+6 b
Excepté dans ma tempe, | a fait tomber tout bruit, 6+6 b
625 Ah ! ma sœur ! c'est alors | que mon âme blessée 6+6 a
Sent son mal, et retourne | en saignant sa pensée, 6+6 a
Comme on retourne en vain | le fiévreux dans son lit ; 6+6 b
C'est alors qu'une image | ou l'autre m'assaillit, 6+6 b
Que vous m'apparaissez, | vous, ma sœur et ma mère, 6+6 a
630 Avec tout ce qui rend | l'absence plus amère, 6+6 a
Avec vos traits si doux, | avec vos douces voix, 6+6 b
Vos tendresses, vos mots, | vos baisers d'autrefois, 6+6 b
Et que de ce passé | la présence est si forte 6+6 a
Que je vous tends les bras, | que mon âme m'emporte 6+6 a
635 Vers vous et dans le sein | d'autre fantôme cher, 6+6 b
Que je crois les revoir, | leur parler, les toucher, 6+6 b
Et qu'en ne retrouvant | qu'un chevet solitaire 6+6 a
Mon cœur comme en tombant | s'écrase contre terre ; 6+6 a
Alors pour m'arracher | par force à ce transport, 6+6 b
640 Pour desserrer les dents | du serpent qui me mord, 6+6 b
Le front brûlant, collé | sur ma table de chêne, 6+6 a
J'attache mon esprit, | comme avec une chaîne, 6+6 a
A ces livres usés | du regard qui les lit, 6+6 b
Où le jour de ma lampe | en m'éclairant pâlit ; 6+6 b
645 Comme un esprit du doute | et de la solitude 6+6 a
J'enivre ma raison | de science et d'étude ; 6+6 a
Tantôt, dans ces débris | que l'histoire a laissés 6+6 b
Comme des siècles morts | les pas presque effacés, 6+6 b
Je cherche à retrouver | les traces d'une route, 6+6 a
650 Ce vain fil qui se brise | entre les mains du doute, 6+6 a
Ce long dessein de Dieu | qui mène les humains, 6+6 b
Fait de leurs monumens | la fange des chemins, 6+6 b
Dissipe leur empire | et leur foi comme un rêve, 6+6 a
Sur leur propre monceau | de débris les élève, 6+6 a
655 Et du dogme et du temps | qui ne croit plus finir 6+6 b
Ne fait qu'un marchepied | pour l'obscur avenir. 6+6 b
Mais ce fil dans mes mains | se brouille, à chaque haleine, 6+6 a
Dans l'énigme de Dieu | dont chaque page est pleine ; 6+6 a
Des choses, des esprits | l'éternel mouvement 6+6 b
660 N'est pour nous que poussière | et qu'éblouissement : 6+6 b
Le mystère du temps | dans l'ombre se consomme ; 6+6 a
Le regard infini | n'est pas dans l'œil de l'homme, 6+6 a
Et devant Dieu caché | dans sa fatalité, 6+6 b
Notre seule science | est notre humilité ! 6+6 b
665 Tantôt, las de sonder | ces obscures merveilles, 6+6 a
Je livre aux bardes saints | mon âme et mes oreilles, 6+6 a
J'écoute avec le cœur | ces cœurs mélodieux 6+6 b
Qui, se brisant à terre | en retombant des cieux, 6+6 b
En soupirs immortels | sur la harpe éclatèrent, 6+6 a
670 Et pour diviniser | leurs plaintes les chantèrent, 6+6 a
Oh ! de l'humanité | ces hommes sont la voix, 6+6 b
Les mots harmonieux | s'ordonnent à leur choix, 6+6 b
Comme au signe de Dieu | s'ordonnent ses ouvrages, 6+6 a
Et vibrent en musique | ou brillent en images ; 6+6 a
675 Leurs vers ont des échos | cachés dans notre cœur ; 6+6 b
Ils versent aux soucis | cette molle langueur, 6+6 b
Cet opium divin | que dans sa soif d'extase 6+6 a
Le rêveur Orient | puise en vain dans son vase ; 6+6 a
Mais eux, l'ange des vers | leur apporte aux autels 6+6 b
680 Pour s'enivrer de Dieu | des rêves immortels ! 6+6 b
Ils versent goutte à goutte | en mon âme attendrie, 6+6 a
Comme un sommeil du ciel, | leur tendre rêverie ; 6+6 a
Mon songe, enfant des leurs, | les suit, et quelquefois 6+6 b
Comme une voix qui chante | entraîne une autre voix, 6+6 b
685 Ma lèvre, s'abreuvant | aux flots de leurs ivresses, 6+6 a
Se surprend à chanter | avec eux ses tristesses. 6+6 a
Plus souvent, desséché | par mon affliction, 6+6 b
Je trempe un peu ma lèvre | à l'Imitation, 6+6 b
Livre obscur et sans nom, | humble vase d'argile, 6+6 a
690 Mais rempli jusqu'au bord | des sucs de l'évangile, 6+6 a
Où la sagesse humaine | et divine à longs flots 6+6 b
Dans le cœur altéré | coulent en peu de mots ; 6+6 b
Où chaque âme, à sa soif, | vient, se penche, et s'abreuve 6+6 a
Des gouttes de sueur | du Christ à son épreuve ; 6+6 a
695 Trouve, selon le temps, | ou la peine, ou l'effort, 6+6 b
Le lait de la mamelle | ou le pain fort du fort ; 6+6 b
Et sous la croix où l'homme | ingrat le crucifie, 6+6 a
Dans les larmes du Christ | boit sa philosophie !… 6+6 a
Ainsi lisant, priant, | écrivant tour à tour, 6+6 b
700 Tantôt le cœur trop plein | et débordant d'amour, 6+6 b
Tantôt frappant mon sein | sans que l'onde en jaillisse, 6+6 a
Ne trouvant qu'une lie | au fond de tout calice, 6+6 a
Puis regardant fumer | ma lampe qui pâlit, 6+6 b
Puis tombant à genoux | sur les bords de mon lit, 6+6 b
705 Mouillant de pleurs mes draps | qu'entre mes dents je froisse, 6+6 a
En sanglots étouffés | comprimant mon angoisse ; 6+6 a
Puis quand du coup au cœur | tout le sang a coulé, 6+6 b
Relevant vers la croix | un regard consolé, 6+6 b
Ouvrant mes deux volets | pour respirer à l'aise 6+6 a
710 Les brises de la nuit | dont la fraîcheur m'apaise, 6+6 a
Le front pâle et terni | d'une moite sueur, 6+6 b
Dans mes veilles sans fin | je ressemble, ô ma sœur, 6+6 b
A ce Faust enivré | des philtres de l'école, 6+6 a
De la science humaine | éblouissant symbole, 6+6 a
715 Quand dans sa sombre tour, | parmi ses instrumens, 6+6 b
On l'entendait causer | avec les élémens, 6+6 b
Et qu'au lever du jour | dans son laboratoire 6+6 a
On ne retrouvait plus | qu'un peu de cendre noire ! 6+6 a
Hélas ! si ce n'était | la, grâce du Seigneur, 6+6 b
720 Que retrouverait-on | le matin dans mon cœur ? 6+6 b
Oui, c'est Faust, ô ma sœur, | mais, dans ces nuits étranges, 6+6 a
Au lieu d'esprits impurs, | consolé par les anges ! 6+6 a
Oui, c'est Faust, ô ma sœur, | mais Faust avec un Dieu. 6+6 b
Que de choses encor ! | La cloche sonne, adieu. 6+6 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
(Un grand nombre de pages manquaient ici au manuscrit.)
mètre profil métrique : 6+6
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