Métrique en Ligne
LAF_1/LAF12
Jules LAFORGUE
LE SANGLOT DE LA TERRE
1878-1883
FANTAISIE
Pourquoi pas ? Ah ! Dieu ! Dieu ! l'universelle Mère 12
Se tient devant ses fils en adoration 12
L'idéal vers qui râle obstinément la terre, 12
Est l'état naturel de la création. 12
5 Quel rêve ! de partout, par le noir sans limite, 12
Que pour l'éternité son sang illumina, 12
Ne montent vers ce Cœur où l'univers palpite, 12
Que les cœurs consolés d'un unique hosannah ! 12
Dans l'extase sans but, d'amour rassasiée, 12
10 Qui consume à jamais l'univers simple et pur. 12
Seule, on ne sait comment, la terre est oubliée, 12
La terre, si timide en sa ouate d'azur. 12
Mais il est temps encor ! Ah ! trouvons quelque chose. 12
Laissons tout, nos amours, nos rêves, nos travaux, 12
15 Hurlons, perçons la nuit, que rien ne se repose 12
Avant qu'un cri suprême ait trouvé des échos. 12
Oh ! l'on finira bien pourtant par nous entendre ! 12
On verra des signaux, et les Soleils un jour 12
Arrivant des lointains bénis viendront nous prendre 12
20 Et nous emporteront dans la Fête d'amour. 12
Comme on s'empressera devant ces pauvres frères ! 12
Oh ! que de questions ! et n^us leur dirons tout, 12
La mort, nos dieux, nos arts, nos fanges, nos misères, 12
Et que sans moi la Terre eût souffert jusqu'au bout. 12
25 Et tout nous gâtera : bêtes, fleurs, êtres, choses. 12
Tous les morts renaîtront à l'unique aujourd'hui, 12
Croyant avoir rêvé, dans ces apothéoses 12
Les mondes au complet s'aimeront sans ennui. 12
Oh ! spasme universel des uniques vendanges ! 12
30 Dans ce baiser qui fond le tout dans l'Idéal, 12
Moi je me sens plus triste encor parmi ces anges, 12
Moi, devenu de Christ humain Christ sidéral. 12
Car il faut que je saigne et toujours et quand même, 12
Mais on n'en saura rien, je vivrai dans les bois, 12
35 Évitant les vivants de peur que quelqu'un m'aime, 12
Et seul, je pleurerai les choses d'autrefois, 12
logo du CRISCO logo de l'université