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| = césure
LAC_2/LAC44
Auguste LACAUSSADE
Poèmes et Paysages
1852
POÈMES ET PAYSAGES
XIII
À la Mémoire de Robinet de la Serve
Nous avons perdu le seul homme de cœur et de liberté que j'aie connu sur cette
terre de l'esclavage… Ce pays, dont il était toute la lumière, n'a même pas
compris qu'on lui devait une tombe ! — Je n'avais que des vers à donner à cet
homme de bien : je les ai effeuillés sur un tertre nu.
Lettre.
Il n'est plus ; et la foule — | amère destinée ! — 6+6 a
Vers ce mort, un moment, | ne s'est point retournée, 6+6 a
Et nul, les yeux voilés | de larmes et de deuil, 6+6 b
N'a ployé les genoux | sur ce noble cercueil, 6+6 b
5 Où de notre île, hélas ! | descend dans l'indigence 6+6 c
Le plus grand par le cœur | et par l'intelligence. 6+6 c
O pitié ! maintenant, | dépensez donc vos jours 6+6 a
Au culte douloureux | des plus hautes amours ; 6+6 a
Servez la vérité | que tant d'ombre environne ; 6+6 b
10 Faites-vous du savoir | une lente couronne ; 6+6 b
Portez dans votre cœur | épris d'humanité 6+6 a
La passion du bien | et de la liberté ; 6+6 a
Immolez aux soucis | de la chose publique 6+6 b
Le tranquille bonheur | du foyer domestique ; 6+6 b
15 Du juste dans vos mains | allumez le flambeau ; 6+6 a
Conduisez l'homme au vrai | par le chemin du beau, 6+6 a
Et, de l'iniquité | sondant le noir abîme, 6+6 b
Soyez toujours du droit | le protestant sublime, 6+6 b
Pour qu'à l'heure suprême | où, fatigué lutteur, 6+6 a
20 Vous porterez votre œuvre | aux pieds du Créateur, 6+6 a
La foule, être banal | qui vous connut naguère, 6+6 b
Accueillant votre mort | comme une mort vulgaire, 6+6 b
Sans souci du labeur | par vos mains accompli, 6+6 a
Jette aux vers votre corps, | votre nom à l'oubli. 6+6 a
25 O misère du cœur ! | stupide indifférence ! 6+6 a
Qu'un être bien repu | d'argent et d'ignorance, 6+6 a
Qu'un parvenu gorgé | d'absurde vanité, 6+6 b
Du vent de l'arrogance | enflant sa nullité ; 6+6 b
Qu'un prêtre sans pudeur | aux lèvres hypocrites, 6+6 a
30 Torturant de la loi | les syllabes écrites ; 6+6 a
Qu'un avocat bavard | aux vénales clameurs, 6+6 b
Qu'un magistrat perdu | de rapine et de mœurs, 6+6 b
Qu'un conseiller bien nul, | bien lourd, bien inutile, 6+6 a
Qu'un de ces renégats | qui vendirent notre île, 6+6 a
35 Traîtres que le présent | devrait couvrir d'affronts, 6+6 b
Qui respirent pourtant | l'air que nous respirons ! 6+6 b
Eh bien ! qu'un de ceux-là | vienne à quitter la terre, 6+6 a
Sa bière aux clous dorés | passe moins solitaire 6+6 a
Que le cercueil où dort, | par la mort abattu, 6+6 b
40 L'homme de bien, de cœur, | de lutte et de vertu. 6+6 b
Plèbe ingrate ! troupeau | servile ! tourbe infime ! 6+6 a
Qu'il fait bien, celui-là | dont le bras fort t'opprime, 6+6 a
Qui t'attelle à son char | et, debout sur tes reins, 6+6 b
Laboure tes flancs nus | de ses pieds souverains ! 6+6 b
45 Tu te souviens de lui ! | tes mains et ton visage 6+6 a
Gardent empreint le sceau | qu'y creusa son passage. 6+6 a
Oui ! pour ces cœurs altiers, | ces farouches esprits 6+6 b
Qui trahissaient ta cause | et t'avaient en mépris, 6+6 b
Tu couves dans ton sein | de honteuses tendresses ! 6+6 a
50 Vivants, ils t'enchaînaient ; | morts, c'est toi qui leur dresses 6+6 a
Ces tentes du néant, | ces voûtes, ces tombeaux, 6+6 b
Où le bronze s'effeuille | en funèbres flambeaux, 6+6 b
Où se marie autour | des urnes et des arbres 6+6 a
L'éclat vivant de l'or | à la blancheur des marbres. 6+6 a
55 Indigne et lâche honneur ! | hommage immérité 6+6 b
Que rend le peuple à ceux | dont il fut insulté. 6+6 b
Et quoi ! vouer trente ans | au culte d'une idée ; 6+6 a
Âme d'un seul vouloir | sans relâche obsédée, 6+6 a
User ses jours, ses nuits | à chercher ton bonheur 6+6 b
60 Par les ardus sentiers | d'un périlleux labeur ; 6+6 b
Convertir tant d'esprits | aveuglés par la haine 6+6 a
Au large espoir d'une ère | infaillible et prochaine ; 6+6 a
Aux abus tout-puissants | forger le frein des lois ; 6+6 b
Enfanter un Conseil | pour défendre tes droits ; 6+6 b
65 Saper des préjugés | l'orgueilleuse démence ; 6+6 a
Et d'un noble avenir | tant de noble semence, 6+6 a
Et le présent sauvé | des douleurs du passé, 6+6 b
Et tant d'ardent amour | à tes pieds dépensé, 6+6 b
Tout cela s'oublierait ! |… Ingratitude noire ! 6+6 a
70 Oh ! c'est être sans cœur | que d'être sans mémoire ! 6+6 a
D'un torpide égoïsme | il te faut éveiller, 6+6 b
O mon île ! Et qui t'a | fait le droit d'oublier ? 6+6 b
Et d'où peut te venir | tant de froideur insigne 6+6 a
Pour ceux que Dieu lui-même | a marqués de son signe ? 6+6 a
75 Où donc sont tes penseurs, | tes sages, tes élus, 6+6 b
Pour que, lui mort, ton cœur | ne se souvienne plus ? 6+6 b
Par qui le remplacer ? | Par qui dans ta nuit sombre 6+6 a
Éclairer ces chemins | où va peser tant d'ombre ? 6+6 a
Regarde à tes côtés | et connais mieux tes fils : 6+6 b
80 Ce sont de vils traitants | aux vulgaires profits, 6+6 b
Et rien de plus ! — Aussi, | quand de tes flancs avares 6+6 a
Dieu permet qu'il surgisse | un de ces êtres rares, 6+6 a
Front élu que l'Esprit | de son aile a touché, 6+6 b
Cœur lucide et profond | sur l'avenir penché, 6+6 b
85 Tu dois, de ses lauriers | reconnaissante et fière, 6+6 a
Sentir battre en ton âme | un noble orgueil de mère ! 6+6 a
Et, lorsqu'il plaît à Dieu, | voilant ton horizon, 6+6 b
D'éteindre tout à coup | l'aîné de ta maison, 6+6 b
C'est à toi, c'est à toi, | pauvre mère éplorée, 6+6 a
90 D'ombrager de cyprès | sa dépouille honorée ! 6+6 a
A toi de consacrer | son entier dévoûment, 6+6 b
De bâtir à son nom | un juste monument 6+6 b
Et, taillant dans le marbre | et l'airain son image, 6+6 a
De payer à son ombre | un légitime hommage ! 6+6 a
95 Et tu ne l'as pas fait ! | C'est une lâcheté, 6+6 a
Mère ! c'est plus encor, | c'est une impiété ! 6+6 a
Car d'une œuvre féconde, | à sa voix commencée, 6+6 b
Cet oubli veut atteindre | et frapper la pensée ; 6+6 b
Car ce n'est point, en lui, | l'homme qu'on veut punir, 6+6 a
100 Mais l'apôtre fervent | d'un plus juste avenir, 6+6 a
Mais les vœux, mais la foi, | mais la persévérance 6+6 b
D'un mâle esprit armé | d'une mâle espérance, 6+6 b
Qui du bien, devant tous, | arborant le drapeau, 6+6 a
Fidèle, a combattu | le Mal jusqu'au tombeau ! 6+6 a
105 Mais ferme-toi, | bouche à la voix sévère, 4+6 a
Apaise-toi, | barde au cœur indigné. 4+6 b
Près du cercueil | que ta muse révère, 4+6 a
Calme et debout, | montre-toi résigné. 4+6 b
Contre l'oubli | son nom doit le défendre : 4+6 c
110 Plus que le fort | le juste est éternel ! 4+6 d
D'un vers ardent | ne troublons point sa cendre : 4+6 c
La lyre ici | ne doit rien faire entendre, 4+6 c
Rien qu'un chant calme et triste | et grave et solennel. 6+6 d
Il bénissait ; | — tu ne dois point maudire. 4+6 a
115 Il rapprochait ; | — tu dois concilier. 4+6 b
A l'injustice | il est beau de sourire ! 4+6 a
Sur une tombe | il est beau d'oublier ! 4+6 b
Hélas ! celui | qui vers les pics sublimes, 4+6 c
Aigle superbe, | a lancé son essor, 4+6 d
120 Ne doit s'attendre | à trouver sur leurs cimes 4+6 c
Que brume, glace, | éclairs, gouffres, abîmes, 4+6 c
La haine ici, — partout | les orages du sort ! 6+6 d
Pour nous, enfants | qu'allaita sa parole, 4+6 a
Fronts qu'ont mûris | ses viriles chaleurs, 4+6 b
125 Couvrons son nom | d'une sainte auréole, 4+6 a
Que son tombeau | verdisse sous nos pleurs !… 4+6 b
Oh ! nous n'avons | ni marbres ni murailles 4+6 c
Pour l'humble tertre | où tu dors désormais ; 4+6 d
Mais nos sanglots | ont dit tes funérailles, 4+6 c
130 Mais notre amour, | notre âme, nos entrailles, 4+6 c
Sont le vivant sépulcre | où tu vis à jamais ! 6+6 d
Oh ! c'est peu sur son nom | que de verser des larmes ! 6+6 a
C'est à vous de parler, | amis, puisqu'il s'est tu, 6+6 b
A vous de relever ses armes, 8 a
135 Pour combattre après lui | comme il a combattu ! 6+6 b
Disciples fraternels, | continuons son œuvre. 6+6 a
De sa foi déployant | le signe radieux, 6+6 b
Du passé frappons la couleuvre 8 a
Et posons sur sa tête | un pied victorieux. 6+6 b
140 Nous sommes les enfants, | l'attente d'un autre âge, 6+6 a
De l'opprimé sur nous | que les pleurs soient puissants ! 6+6 b
Vengeons un séculaire outrage ! 8 a
Du crime des aïeux | nous sommes innocents ! 6+6 b
Il n'est plus, mais sa lèvre | aux paroles de flamme 6+6 a
145 A fécondé nos cœurs | de germes qui croîtront ; 6+6 b
Ils boiront le sang de notre âme, 8 a
Et ce qu'il a tenté, | nos mains l'achèveront. 6+6 b
L'homme s'éteint, l'idée | existe pour le monde ; 6+6 a
L'humanité survit, | l'homme seul est mortel : 6+6 b
150 La mort vainement nous émonde, 8 a
Les feuilles sont d'un jour, | mais l'arbre est éternel. 6+6 b
Combattez donc, amis, | sans relâche et sans trêve ! 6+6 a
De toute énigme obscure | un jour l'homme a le mot. 6+6 b
Non ! sa foi n'était point un rêve, 8 a
155 Et ce qu'il a prédit, | nous le verrons bientôt. 6+6 b
Pressons de tous nos vœux | l'aube qui doit éclore, 6+6 a
Hâtons l'avènement | d'un monde à tous meilleur, 6+6 b
Et vers l'horizon, vague encore, 8 a
Levons incessamment | nos yeux et notre cœur. 6+6 b
160 A ses jeunes clartés | l'avenir vous appelle ; 6+6 a
Détournez vos regards | d'un présent déjà vieux, 6+6 b
Et, semblables à l'hirondelle, 8 a
Pour trouver la lumière | allez sous d'autres cieux. 6+6 b
La lutte vous attend ; | dans la mêlée austère, 6+6 a
165 Vos mains se couvriront | de sanglantes sueurs. 6+6 b
Hélas ! pour féconder la terre 8 a
Les cieux ont leur soleil, | l'homme n'a que ses pleurs. 6+6 b
Mais la lutte grandit, | mais la lutte a ses charmes ! 6+6 a
La pensée est un fruit | que l'éclair doit mûrir. 6+6 b
170 Nous n'enfantons que dans les larmes : 8 a
Du présent en travail | jaillira l'avenir. 6+6 b
Eh ! qu'importent la haine | et sa clameur jalouse, 6+6 a
D'un passé qui s'éteint | les sarcasmes moqueurs ! 6+6 b
Le malheur que la gloire épouse 8 a
175 Est un malheur, amis, | fait pour de nobles cœurs. 6+6 b
Si votre pied fléchit, | si votre foi succombe, 6+6 a
Pour raffermir vos pas | ébranlés un moment, 6+6 b
Allez demander à sa tombe 8 a
De quel sang a pour nous | saigné son dévoûment. 6+6 b
180 Alors, d'un pied plus sûr | marchant à vos conquêtes, 6+6 a
Vous vous relèverez | beaux d'audace et d'espoir, 6+6 b
Et s'il vous faut jouer vos têtes, 8 a
Vous les saurez porter | sur l'autel du devoir. 6+6 b
Marchez donc et luttez ! | Du vieux monde qui croule 6+6 a
185 Brisant les dieux, brisant | la vieille iniquité, 6+6 b
Bâtissez un temple où la foule 8 a
Puisse abriter enfin | sa féconde unité ! 6+6 b
De la stérile nuit | de nos haines premières 6+6 a
Que pour l'homme nouveau | surgisse un nouveau jour ! 6+6 b
190 Émancipez par les lumières, 8 a
Semez dans les esprits | la moisson de l'amour ! 6+6 b
Oh ! de l'amour surtout | alimentez les flammes ! 6+6 a
Rappelez cet amour | que le méchant proscrit ! 6+6 b
Enseignez sans cesse à nos âmes 8 a
195 Cette fraternité | qu'enseignait Jésus-Christ ! 6+6 b
Éteignez dans les cœurs | les feux de la vengeance ! 6+6 a
L'esprit affranchit mieux | que le glaive irrité. 6+6 b
L'étoile de l'intelligence 8 a
Sur nos mœurs doit éclore | avant la liberté. 6+6 b
200 Dites à ceux pour qui | le destin fut sévère, 6+6 a
A ceux pour qui le sort | n'a jamais eu d'affronts, 6+6 b
Que les eaux saintes du Calvaire 8 a
Ont indistinctement | coulé pour tous les fronts ; 6+6 b
Que, maudit dans les cieux | et maudit en ce monde, 6+6 a
205 Pauvre de tout le sang | dont il est inondé, 6+6 b
L'esclavage est un sol immonde 8 a
Que les regards de Dieu | n'ont jamais fécondé. 6+6 b
Et vous aurez rempli | votre tache, et le Sage 6+6 a
Qui, mort et dans les cieux, | vit encor parmi nous, 6+6 b
210 Applaudissant à votre ouvrage, 8 a
Vous dira : « Gloire, enfants ! | amour et gloire à vous ! » 6+6 b
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