Métrique en Ligne
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| = césure
HUG_9/HUG678
Victor HUGO
L'année terrible
1872
PROLOGUE
LES 7 500 000 OUI
(PUBLIÉ EN MAI 1870)
Quant à flatter la foule, ô mon esprit, non pas ! 6+6 a
Ah ! le peuple est en haut, mais la foule est en bas. 6+6 a
La foule, c'est l'ébauche à côté du décombre ; 6+6 b
C'est le chiffre, ce grain de poussière du nombre ; 6+6 b
5 C'est le vague profil des ombres dans la nuit ; 6+6 a
La foule passe, crie, appelle, pleure, fuit ; 6+6 a
Versons sur ses douleurs la pitié fraternelle. 6+6 b
Mais quand elle se lève, ayant la force en elle, 6+6 b
On doit à la grandeur de la foule, au péril, 6+6 a
10 Au saint triomphe, au droit, un langage viril ; 6+6 a
Puisqu'elle est la mtresse, il sied qu'on lui rappelle 6+6 b
Les lois d'en haut que l'âme au fond des cieux épelle, 6+6 b
Les principes sacrés, absolus, rayonnants ; 6+6 a
On ne baise ses pieds que nus, froids et saignants. 6+6 a
15 Ce n'est point pour ramper qu'on rêve aux solitudes. 6+6 b
La foule et le songeur ont des rencontres rudes ; 6+6 b
C'était avec un front où la colère bout 6+6 a
Qu'Ézéchiel criait aux ossements : Debout ! 6+6 a
Moïse était sévère en rapportant les tables ; 6+6 b
20 Dante grondait. L'esprit des penseurs redoutables, 6+6 b
Grave, orageux, pareil au mystérieux vent 6+6 a
Soufflant du ciel profond dans le désert mouvant 6+6 a
Où Thèbes s'engloutit comme un vaisseau qui sombre, 6+6 b
Ce fauve esprit, chargé des balaiements de l'ombre, 6+6 b
25 A, certes, autre chose à faire que d'aller 6+6 a
Caresser, dans la nuit trop lente à s'étoiler, 6+6 a
Ce grand monstre de pierre accroupi qui médite, 6+6 b
Ayant en lui l'énigme adorable ou maudite ; 6+6 b
L'ouragan n'est pas tendre aux colosses émus ; 6+6 a
30 Ce n'est pas d'encensoirs que le sphinx est camus. 6+6 a
La vérité, voi le grand encens austère 6+6 b
Qu'on doit à cette masse où palpite un mystère, 6+6 b
Et qui porte en son sein qu'un ventre appesantit 6+6 a
Le droit juste mê de l'injuste appétit. 6+6 a
35 O genre humain ! lumière et nuit ! chaos des âmes. 6+6 b
La multitude peut jeter d'augustes flammes. 6+6 b
Mais qu'un vent souffle, on voit descendre tout à coup 6+6 a
Du haut de l'horreur vierge au plus bas de l'égout 6+6 a
La foule, cette grande et fatale orpheline ; 6+6 b
40 Et cette Jeanne d'Arc se change en Messaline. 6+6 b
Ah ! quand Gracchus se dresse aux rostres foudroyants, 6+6 a
Quand Cynégire mord les navires fuyants, 6+6 a
Quand avec les Trois-Cents, hommes faits ou pupilles, 6+6 b
Léonidas s'en va tomber aux Thermopyles, 6+6 b
45 Quand Botzaris surgit, quand Schwitz confédé 6+6 a
Brise l'Autriche avec son dur bâton ferré, 6+6 a
Quand l'altier Winkelried, ouvrant ses bras épiques, 6+6 b
Meurt dans l'embrassement formidable des piques, 6+6 b
Quand Washington combat, quand Bolivar paraît, 6+6 a
50 Quand Pélage rugit au fond de sa forêt, 6+6 a
Quand Manin, réveillant les tombes, galvanise 6+6 b
Ce vieux dormeur d'airain, le lion de Venise, 6+6 b
Quand le grand paysan chasse à coups de sabot 6+6 a
Lautrec de Lombardie et de France Talbot, 6+6 a
55 Quand Garibaldi, rude au vil prêtre hypocrite, 6+6 b
Montre un héros d'Homère aux monts de Théocrite, 6+6 b
Et fait subitement flamboyer à co 6+6 a
De l'Etna ton cratère, ô sainte Liberté ! 6+6 a
Quand la Convention impassible tient tête 6+6 b
60 A trente rois, mêlés dans la même tempête, 6+6 b
Quand, liguée et terrible et rapportant 1a nuit, 6+6 a
Toute l'Europe accourt, gronde et s'évanouit, 6+6 a
Comme aux pieds de la digue une vague écumeuse, 6+6 b
Devant les grenadiers pensifs de Sambre-et-Meuse, 6+6 b
65 C'est le peuple ; salut, ô peuple souverain ! 6+6 a
Mais quand le lazzarone ou le transteverin 6+6 a
De quelque Sixte-Quint baise à genoux la crosse, 6+6 b
Quand la cohue inepte, insensée et féroce, 6+6 b
Étouffe sous ses flots, d'un vent sauvage émus, 6+6 a
70 L'honneur dans Coligny, la raison dans Ramus, 6+6 a
Quand un poing monstrueux, de l'ombre où l'horreur flotte, 6+6 b
Sort, tenant aux cheveux la tête de Charlotte 6+6 b
Pâle du coup de hache et rouge du soufflet, 6+6 a
C'est la foule ; et ceci me heurte et me déplaît ; 6+6 a
75 C'est l'élément aveugle et confus ; c'est le nombre ; 6+6 b
C'est la sombre faiblesse et c'est la force sombre. 6+6 b
Et que de cette tourbe il nous vienne demain 6+6 a
L'ordre de recevoir un maître de sa main, 6+6 a
De souffler sur notre âme et d'entrer dans la honte, 6+6 b
80 Est-ce que vous croyez que nous en tiendrons compte ? 6+6 b
Certes, nous vénérons Sparte, Athènes, Paris, 6+6 a
Et tous les grands forums d'où partent les grands cris ; 6+6 a
Mais nous plaçons plus haut la conscience auguste. 6+6 b
Un monde, s'il a tort, ne pèse pas un juste ; 6+6 b
85 Tout un océan fou bat en vain un grand cœur. 6+6 a
O multitude, obscure et facile au vainqueur, 6+6 a
Dans l'instinct bestial trop souvent tu te vautres, 6+6 b
Et nous te résistons ! Nous ne voulons, nous autres, 6+6 b
Ayant Danton pour père et Hampden pour aïeul, 6+6 a
90 Pas plus du tyran Tous que du despote Un Seul. 6+6 a
Voici le peuple : il meurt, combattant magnifique, 6+6 b
Pour le progrès ; voici la foule : elle en trafique ; 6+6 b
Elle mange son droit d'nesse en ce plat vil 6+6 a
Que Rome essuie et lave avec Ainsi-soit-il ! 6+6 a
95 Voici le peuple : il prend la Bastille, il déplace 6+6 b
Toute l'ombre en marchant ; voici la populace : 6+6 b
Elle attend au passage Aristide, Jésus, 6+6 a
Zénon, Bruno, Colomb, Jeanne, et crache dessus. 6+6 a
Voici le peuple avec son épouse, l'ie ; 6+6 b
100 Voici la populace avec son accordée, 6+6 b
La guillotine. Eh bien, je choisis l'idéal. 6+6 a
Voici le peuple : il change avril en Floréal, 6+6 a
Il se fait république, il règne et délibère. 6+6 b
Voilà la populace : elle accepte Tibère. 6+6 b
105 Je veux la république et je chasse César. 6+6 a
L'attelage ne peut amnistier le char. 6+6 a
Le droit est au-dessus de Tous ; nul vent contraire 6+6 b
Ne le renverse ; et Tous ne peuvent rien distraire 6+6 b
Ni rien aliéner de l'avenir commun. 6+6 a
110 Le peuple souverain de lui-même, et chacun 6+6 a
Son propre roi ; c'est là le droit. Rien ne l'entame. 6+6 b
Quoi ! l'homme que voici, qui passe, aurait mon âme ! 6+6 b
Honte ! il pourrait demain, par un vote hébété, 6+6 a
Prendre, prostituer, vendre ma liberté ! 6+6 a
115 Jamais. La foule un jour peut couvrir le principe ; 6+6 b
Mais le flot redescend, l'écume se dissipe, 6+6 b
La vague en s'en allant laisse le droit à nu. 6+6 a
Qui donc s'est figu que le premier venu 6+6 a
Avait droit sur mon droit ! qu'il fallait que je prisse 6+6 b
120 Sa bassesse pour joug, pour règle son caprice ! 6+6 b
Que j'entrasse au cachot s'il entre au cabanon ! 6+6 a
Que je fusse forcé de me faire chnon 6+6 a
Parce qu'il plaît à tous de se changer en chaîne ! 6+6 b
Que le pli du roseau devînt la loi du chêne ! 6+6 b
125 Ah ! le premier venu, bourgeois ou paysan, 6+6 a
L'un égoïste et l'autre aveugle, parlons-en ! 6+6 a
Les révolutions, durables, quoi qu'il fasse, 6+6 b
Ont pour cet inconnu qui jette à leur surface 6+6 b
Tantôt de l'infamie et tantôt de l'honneur, 6+6 a
130 Le dédain qu'a le mur pour le badigeonneur. 6+6 a
Voyez-le, ce passant de Carthage ou d'Athènes 6+6 b
Ou de Rome, pareil à l'eau qui des fontaines 6+6 b
Tombe aux pavés, s'en va dans le ruisseau fatal, 6+6 a
Et devient boue après avoir été cristal. 6+6 a
135 Cet homme étonne, après tant de jours beaux et rudes, 6+6 b
Par son indifférence au fond des turpitudes 6+6 b
Ceux mêmes qu'ont d'abord éblouis ses vertus ; 6+6 a
Il est Falstaff après avoir été Brutus ; 6+6 a
Il entre dans l'orgie en sortant de la gloire ; 6+6 b
140 Allez lui demander s'il sait sa propre histoire, 6+6 b
Ce qu'était Washington ou ce qu'a fait Barra, 6+6 a
Son cœur mort ne bat plus aux noms qu'il adora. 6+6 a
Naguère il restaurait les vieux cultes, les bustes 6+6 b
De ses héros tombés, de ses aïeux robustes, 6+6 b
145 Phocion expiré, Lycurgue enseveli, 6+6 a
Riego mort et voyez maintenant quel oubli ! 6+6 a
Il fut pur, et s'en lave ; il fut saint, et l'ignore ; 6+6 b
Il ne s'aperçoit pas même qu'il déshonore 6+6 b
Par l'œuvre d'aujourd'hui son ouvrage d'hier ; 6+6 a
150 Il devient lâche et vil, lui qu'on a vu si fier ; 6+6 a
Et, sans que rien en lui se révolte et proteste, 6+6 b
Barbouille une taverne immonde avec le reste 6+6 b
De la chaux dont il vient de blanchir un tombeau. 6+6 a
Son piédestal souillé se change en escabeau ; 6+6 a
155 L'honneur lui semble lourd, rouillé, gothique ; il raille 6+6 b
Cette armure sévère, et dit : Vieille ferraille ! 6+6 b
Jadis des fiers combats il a joué le jeu ; 6+6 a
Duperie. Il fut grand, et s'en méprise un peu. 6+6 a
Il est sa propre insulte et sa propre ironie. 6+6 b
160 Il est si bien esclave à présent qu'il renie, 6+6 b
Indigné, son passé, perdu dans la vapeur ; 6+6 a
Et quant à sa bravoure ancienne, il en a peur. 6+6 a
Mais quoi, reproche-t-on à la mer qui s'écroule 6+6 b
L'onde, et ses millions de têtes à la foule ? 6+6 b
165 Que sert de chicaner ses erreurs, son chemin, 6+6 a
Ses retours en arrière, à ce nuage humain, 6+6 a
A ce grand tourbillon des vivants, incapable, 6+6 b
Hélas ! d'être innocent comme d'être coupable ? 6+6 b
A quoi bon ? Quoique vague, obscur, sans point d'appui, 6+6 a
170 Il est utile ; et, tout en flottant devant lui, 6+6 a
Il a pour fonction, à Paris comme à Londre, 6+6 b
De faire le progrès, et d'autres d'en répondre ; 6+6 b
La république anglaise expire, se dissout, 6+6 a
Tombe, et laisse Milton derrière elle debout ; 6+6 a
175 La foule a disparu, mais le penseur demeure ; 6+6 b
C'est assez pour que tout germe et que rien ne meure. 6+6 b
Dans les chutes du droit rien n'est désespéré. 6+6 a
Qu'importe le méchant heureux, fier, vénéré ? 6+6 a
Tu fais des lâchetés, ciel profond ; tu succombes 6+6 b
180 Rome ; la liberté va vivre aux catacombes ; 6+6 b
Les dieux sont au vainqueur, Caton reste aux vaincus. 6+6 a
Kosciusko surgit des os de Galgacus. 6+6 a
On interrompt Jean Huss ; soit ; Luther continue. 6+6 b
La lumière est toujours par quelque bras tenue ; 6+6 b
185 On mourra, s'il le faut, pour prouver qu'on a foi ; 6+6 a
Et volontairement, simplement, sans effroi, 6+6 a
Des justes sortiront de la foule asservie, 6+6 b
Iront droit au sépulcre et quitteront la vie, 6+6 b
Ayant plus de dégoût des hommes que des vers. 6+6 a
190 Oh ! ces grands Régulus, de tant d'oubli couverts, 6+6 a
Arria, Porcia, ces héros qui sont femmes, 6+6 b
Tous ces courages purs, toutes ces fermes âmes, 6+6 b
Cursius, Adam Lux, Thraséas calme et fort, 6+6 a
Ce puissant Condorcet, ce stoïque Chamfort, 6+6 a
195 Comme ils ont chastement quitté la terre indigne ! 6+6 b
Ainsi fuit la colombe, ainsi plane le cygne, 6+6 b
Ainsi l'aigle s'en va du marais des serpents. 6+6 a
Léguant l'exemple à tous, aux méchants, aux rampants, 6+6 a
A l'égoïsme, au crime, aux lâches cœurs pleins d'ombre, 6+6 b
200 Ils se sont endormis dans le grand sommeil sombre ; 6+6 b
Ils ont fermé les yeux ne voulant plus rien voir ; 6+6 a
Ces martyrs généreux ont sacré le devoir, 6+6 a
Puis se sont étendus sur la funèbre couche ; 6+6 b
Leur mort à la vertu donne un baiser farouche. 6+6 b
205 O caresse sublime et sainte du tombeau 6+6 a
Au grand, au pur, au bon, à l'idéal, au beau ! 6+6 a
En présence de ceux qui disent : Rien n'est juste ! 6+6 b
Devant tout ce qui trouble et nuit, devant Locuste, 6+6 b
Devant Pallas, devant Carrier, devant Sanchez, 6+6 a
210 Devant les appétits sur le néant penchés, 6+6 a
Les sophistes niant, les cœurs faux, les fronts vides, 6+6 b
Quelle affirmation que ces grands suicides ! 6+6 b
Ah ! quand tout paraît mort dans le monde vivant, 6+6 a
Quand on ne sait s'il faut avancer plus avant, 6+6 a
215 Quand pas un cri du fond des masses ne s'élance, 6+6 b
Quand l'univers n'est plus qu'un doute et qu'un silence, 6+6 b
Celui qui dans l'enceinte où sont les noirs fossés 6+6 a
Ira chercher quelqu'un de ces purs trépassés 6+6 a
Et qui se collera l'oreille contre terre, 6+6 b
220 Et qui demandera : Faut-il croire, ombre austère ? 6+6 b
Faut-il marcher, héros sous la cendre enfoui ? 6+6 a
Entendra ce tombeau dire à voix haute : Oui. 6+6 a
Oh ! qu'est-ce donc qui tombe autour de nous dans l'ombre ? 6+6 b
Que de flocons de neige ! En savez-vous le nombre ? 6+6 b
225 Comptez les millions et puis les millions ! 6+6 a
Nuit noire ! on voit rentrer au gîte les lions ; 6+6 a
On dirait que la vie éternelle recule ; 6+6 b
La neige fait, niveau hideux du crépuscule, 6+6 b
On ne sait quel sinistre abaissement des monts ; 6+6 a
230 Nous nous sentons mourir si nous nous endormons ; 6+6 a
Cela couvre les champs, cela couvre les villes ; 6+6 b
Cela blanchit l'égout masquant ses bouches viles ; 6+6 b
La lugubre avalanche emplit le ciel terni ; 6+6 a
Sombre épaisseur de glace ! Est-ce que c'est fini ? 6+6 a
235 On ne distingue plus son chemin ; tout est piège. 6+6 b
Soit.
Que restera-t-il de toute cette neige, 6+6 b
Voile froid de la terre au suaire pareil, 6+6 a
Demain, une heure après le lever du soleil ? 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
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