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HUG_6/HUG105
Victor HUGO
LES ORIENTALES
1829
III
Les têtes du sérail
O horrible ! o horrible ! mort horrible !
Shakespeare, Hamlet.
I
Le dôme obscur des nuits, semé d'astres sans nombre, 6+6 a
Se mirait dans la mer resplendissante et sombre ; 6+6 a
La riante Stamboul, le front d'ombres voilé, 6+6 b
Semblait, couchée au bord du golfe qui l'inonde, 6+6 c
5 Entre les feux du ciel et les reflets de l'onde, 6+6 c
Dormir dans un globe étoilé. 8 b
On eût dit la cité dont les esprits nocturnes 6+6 a
Bâtissent dans les airs les palais taciturnes, 6+6 a
À voir ses grands harems, séjours des longs ennuis, 6+6 b
10 Ses dômes bleus, pareils au ciel qui les colore, 6+6 c
Et leurs mille croissants, que semblaient faire éclore 6+6 c
Les rayons du croissant des nuits. 8 b
L'œil distinguait les tours par leurs angles marquées, 6+6 a
Les maisons aux toits plats, les flèches des mosquées, 6+6 a
15 Les moresques balcons en trèfles découpés, 6+6 b
Les vitraux, se cachant sous des grilles discrètes, 6+6 c
Et les palais dorés, et comme des aigrettes 6+6 c
Les palmiers sur leur front groupés. 8 b
Là, de blancs minarets dont l'aiguille s'élance 6+6 a
20 Tels que des mâts d'ivoire armés d'un fer de lance ; 6+6 a
Là, des kiosques peints ; là, des fanaux changeants ; 6+6 b
Et sur le vieux sérail, que ses hauts murs décèlent, 6+6 c
Cent coupoles d'étain, qui dans l'ombre étincellent 6+6 c
Comme des casques de géants ! 8 b
II
25 Le sérail…! Cette nuit il tressaillait de joie. 6+6 a
Au son des gais tambours, sur des tapis de soie, 6+6 a
Les sultanes dansaient sous son lambris sacré ; 6+6 b
Et, tel qu'un roi couvert de ses joyaux de fête, 6+6 c
Superbe, il se montrait aux enfants du prophète, 6+6 c
30 De six mille têtes paré! 8 b
Livides, l'œil éteint, de noirs cheveux chargées, 6+6 a
Ces têtes couronnaient, sur les créneaux rangées, 6+6 a
Les terrasses de rose et de jasmins en fleur : 6+6 b
Triste comme un ami, comme lui consolante, 6+6 c
35 La lune, astre des morts, sur leur pâleur sanglante 6+6 c
Répandait sa douce pâleur. 8 b
Dominant le sérail, de la porte fatale 6+6 a
Trois d'entre elles marquaient l'ogive orientale ; 6+6 a
Ces têtes, que battait l'aile du noir corbeau, 6+6 b
40 Semblaient avoir reçu l'atteinte meurtrière, 6+6 c
L'une dans les combats, l'autre dans la prière, 6+6 c
La dernière dans le tombeau. 8 b
On dit qu'alors, tandis qu'immobiles comme elles, 6+6 a
Veillaient stupidement les mornes sentinelles, 6+6 a
45 Les trois têtes soudain parlèrent ; et leurs voix 6+6 b
Ressemblaient à ces chants qu'on entend dans les rêves, 6+6 c
Aux bruits confus du flot qui s'endort sur les grèves, 6+6 c
Du vent qui s'endort dans les bois ! 8 b
III
La première voix
« Où suis-je…? mon brûlot ! à la voile ! à la rame ! 6+6 a
50 Frères, Missolonghi fumante nous réclame, 6+6 a
Les Turcs ont investi ses remparts généreux. 6+6 b
Renvoyons leurs vaisseaux à leurs villes lointaines, 6+6 c
Et que ma torche, ô capitaines ! 8 c
Soit un phare pour vous, soit un foudre pour eux ! 6+6 b
55 « Partons ! Adieu Corinthe et son haut promontoire, 6+6 a
Mers dont chaque rocher porte un nom de victoire, 6+6 a
Écueils de l'Archipel sur tous les flots semés, 6+6 b
Belles îles, des cieux et du printemps chéries, 6+6 c
Qui le jour paraissez des corbeilles fleuries, 6+6 c
60 La nuit, des vases parfumés ! 8 b
« Adieu, fière patrie, Hydra, Sparte nouvelle ! 6+6 a
Ta jeune liberté par des chants se révèle ; 6+6 a
Des mâts voilent tes murs, ville de matelots ! 6+6 b
Adieu ! j'aime ton île où notre espoir se fonde, 6+6 c
65 Tes gazons caressés par l'onde, 8 c
Tes rocs battus d'éclairs et rongés par les flots ! 6+6 b
« Frères, si je reviens, Missolonghi sauvée, 6+6 a
Qu'une église nouvelle au Christ soit élevée. 6+6 a
Si je meurs, si je tombe en la nuit sans réveil, 6+6 b
70 Si je verse le sang qui me reste à répandre, 6+6 c
Dans une terre libre allez porter ma cendre, 6+6 c
Et creusez ma tombe au soleil ! 8 b
« Missolonghi ! — Les Turcs ! — Chassons, ô camarades, 6+6 a
Leurs canons de ses forts, leurs flottes de ses rades. 6+6 a
75 Brûlons le capitan sous son triple canon. 6+6 b
Allons ! que des brûlots l'ongle ardent se prépare. 6+6 c
Sur sa nef, si je m'en empare, 8 c
C'est en lettres de feu que j'écrirai mon nom. 6+6 b
« Victoire ! amis…! — Ô ciel ! de mon esquif agile 6+6 a
80 Une bombe en tombant brise le pont fragile 6+6 a
Il éclate, il tournoie, il s'ouvre aux flots amers ! 6+6 b
Ma bouche crie en vain, par les vagues couverte ! 6+6 c
Adieu ! je vais trouver mon linceul d'algue verte, 6+6 c
Mon lit de sable au fond des mers. 8 b
85 « Mais non ! Je me réveille enfin…! Mais quel mystère ? 6+6 a
Quel rêve affreux…! mon bras manque à mon cimeterre. 6+6 a
Quel est donc près de moi ce sombre épouvantail ? 6+6 b
Qu'entends-je au loin…? des chœurs… sont-ce des voix de femmes ? 6+6 c
Des chants murmurés par des âmes ? 8 c
90 Ces concerts…! suis-je au ciel ? — Du sang… c'est le sérail ! 6+6 b
IV
La deuxième voix
« Oui, Canaris, tu vois le sérail et ma tête 6+6 a
Arrachée au cercueil pour orner cette fête. 6+6 a
Les Turcs m'ont poursuivi sous mon tombeau glacé. 6+6 b
Vois ! ces os desséchés sont leur dépouille opime : 6+6 c
95 Voilà de Botzaris ce qu'au sultan sublime 6+6 c
Le ver du sépulcre a laissé ! 8 b
« Écoute : Je dormais dans le fond de ma tombe, 6+6 a
Quand un cri m'éveilla : Missolonghi succombe ! 6+6 a
Je me lève à demi dans la nuit du trépas ; 6+6 b
100 J'entends des canons sourds les tonnantes volées, 6+6 c
Les clameurs aux clameurs mêlées, 8 c
Les chocs fréquents du fer, le bruit pressé des pas. 6+6 b
« J'entends, dans le combat qui remplissait la ville, 6+6 a
Des voix crier : « Défends d'une horde servile, 6+6 a
105 Ombre de Botzaris, tes Grecs infortunés ! » 6+6 b
Et moi, pour m'échapper, luttant dans les ténèbres, 6+6 c
J'achevais de briser sur les marbres funèbres 6+6 c
Tous mes ossements décharnés. 8 b
« Soudain, comme un volcan, le sol s'embrase et gronde… — 6+6 a
110 Tout se tait ; — et mon œil ouvert pour l'autre monde 6+6 a
Voit ce que nul vivant n'eût pu voir de ses yeux. 6+6 b
De la terre, des flots, du sein profond des flammes, 6+6 c
S'échappaient des tourbillons d'âmes 8 c
Qui tombaient dans l'abîme ou s'envolaient aux cieux ! 6+6 b
115 « Les Musulmans vainqueurs dans ma tombe fouillèrent ; 6+6 a
Ils mêlèrent ma tête aux vôtres qu'ils souillèrent. 6+6 a
Dans le sac du Tartare on les jeta sans choix. 6+6 b
Mon corps décapité tressaillit d'allégresse ; 6+6 c
Il me semblait, ami, pour la Croix et la Grèce 6+6 c
120 Mourir une seconde fois. 8 b
« Sur la terre aujourd'hui notre destin s'achève. 6+6 a
Stamboul, pour contempler cette moisson du glaive, 6+6 a
Vile esclave, s'émeut du Fanar aux Sept-Tours ; 6+6 b
Et nos têtes, qu'on livre aux publiques risées, 6+6 c
125 Sur l'impur sérail exposées, 8 c
Repaissent le sultan, convive des vautours ! 6+6 b
« Voilà tous nos héros ! Costas le palicare ; 6+6 a
Christo, du mont Olympe ; Hellas, des mers d'Icare ; 6+6 a
Kitzos, qu'aimait Byron, le poète immortel ; 6+6 b
130 Et cet enfant des monts, notre ami, notre émule, 6+6 c
Mayer, qui rapportait aux fils de Thrasybule 6+6 c
La flèche de Guillaume Tell ! 8 b
« Mais ces morts inconnus, qui dans nos rangs stoïques 6+6 a
Confondent leurs fronts vils à des fronts héroïques, 6+6 a
135 Ce sont des fils maudits d'Éblis et de Satan, 6+6 b
Des Turcs, obscur troupeau, foule au sabre asservie, 6+6 c
Esclaves dont on prend la vie, 8 c
Quand il manque une tête au compte du sultan ! 6+6 b
« Semblable au Minotaure inventé par nos pères, 6+6 a
140 Un homme est seul vivant dans ces hideux repaires, 6+6 a
Qui montrent nos lambeaux aux peuples à genoux ; 6+6 b
Car les autres témoins de ces fêtes fétides, 6+6 c
Ses eunuques impurs, ses muets homicides, 6+6 c
Ami, sont aussi morts que nous. 8 b
145 « Quels sont ces cris…? — C'est l'heure où ses plaisirs infâmes 6+6 a
Ont réclamé nos surs, nos filles et nos femmes. 6+6 a
Ces fleurs vont se flétrir à son souffle inhumain. 6+6 b
Le tigre impérial, rugissant dans sa joie, 6+6 c
Tour à tour compte chaque proie, 8 c
150 Nos vierges cette nuit, et nos têtes demain ! » 6+6 b
V
La troisième voix
« Ô mes frères ! Joseph, évêque, vous salue. 6+6 a
Missolonghi n'est plus ! À sa mort résolue, 6+6 a
Elle a fui la famine et son venin rongeur. 6+6 b
Enveloppant les Turcs dans son malheur suprême, 6+6 c
155 Formidable victime, elle a mis elle-même 6+6 c
La flamme à son bûcher vengeur. 8 b
« Voyant depuis vingt jours notre ville affamée, 6+6 a
J'ai crié : « Venez tous ; il est temps, peuple, armée ! 6+6 a
Dans le saint sacrifice il faut nous dire adieu. 6+6 b
160 Recevez de mes mains, à la table céleste, 6+6 c
Le seul aliment qui nous reste, 8 c
Le pain qui nourrit l'âme et la transforme en dieu ! » 6+6 b
« Quelle communion ! Des mourants immobiles, 6+6 a
Cherchant l'hostie offerte à leurs lèvres débiles, 6+6 a
165 Des soldats défaillants, mais encor redoutés, 6+6 b
Des femmes, des vieillards, des vierges désolées, 6+6 c
Et sur le sein flétri des mères mutilées 6+6 c
Des enfants de sang allaités ! 8 b
« La nuit vint, on partit ; mais les Turcs dans les ombres 6+6 a
170 Assiégèrent bientôt nos morts et nos décombres. 6+6 a
Mon église s'ouvrit à leurs pas inquiets. 6+6 b
Sur un débris d'autel, leur dernière conquête, 6+6 c
Un sabre fit rouler ma tête… 8 c
J'ignore quelle main me frappa : je priais. 6+6 b
175 « Frères, plaignez Mahmoud ! Né dans sa loi barbare, 6+6 a
Des hommes et de Dieu son pouvoir le sépare. 6+6 a
Son aveugle regard ne s'ouvre pas au ciel. 6+6 b
Sa couronne fatale, et toujours chancelante, 6+6 c
Porte à chaque fleuron une tête sanglante ; 6+6 c
180 Et peut-être il n'est pas cruel ! 8 b
« Le malheureux, en proie, aux terreurs implacables, 6+6 a
Perd pour l'éternité ses jours irrévocables. 6+6 a
Rien ne marque pour lui les matins et les soirs. 6+6 b
Toujours l'ennui ! Semblable aux idoles qu'ils dorent, 6+6 c
185 Ses esclaves de loin l'adorent, 8 c
Et le fouet d'un spahi règle leurs encensoirs. 6+6 b
« Mais pour vous tout est joie, honneur, fête, victoire. 6+6 a
Sur la terre vaincus, vous vaincrez dans l'histoire. 6+6 a
Frères, Dieu vous bénit sur le sérail fumant. 6+6 b
190 Vos gloires par la mort ne sont pas étouffées : 6+6 c
Vos têtes sans tombeaux deviennent vos trophées ; 6+6 c
Vos débris sont un monument ! 8 b
« Que l'apostat surtout vous envie ! Anathème 6+6 a
Au chrétien qui souilla l'eau sainte du baptême ! 6+6 a
195 Sur le livre de vie en vain il fut compté : 6+6 b
Nul ange ne l'attend dans les cieux où nous sommes ; 6+6 c
Et son nom, exécré des hommes, 8 c
Sera, comme un poison, des bouches rejeté ! 6+6 b
« Et toi, chrétienne Europe, entends nos voix plaintives. 6+6 a
200 Jadis, pour nous sauver, saint Louis vers nos rives 6+6 a
Eût de ses chevaliers guidé l'arrière-ban. 6+6 b
Choisis enfin, avant que ton Dieu ne se lève, 6+6 c
De Jésus et d'Omar, de la croix et du glaive, 6+6 c
De l'auréole et du turban. » 8 b
VI
205 Oui, Botzaris, Joseph, Canaris, ombres saintes, 6+6 a
Elle entendra vos voix, par le trépas éteintes ; 6+6 a
Elle verra le signe empreint sur votre front ; 6+6 b
Et soupirant ensemble un chant expiatoire, 6+6 c
À vos débris sanglants portant leur double gloire, 6+6 c
210 Sur la harpe et le luth les deux Grèces diront : 6+6 b
« Hélas ! vous êtes saints et vous êtes sublimes, 6+6 a
Confesseurs, demi-dieux, fraternelles victimes ! 6+6 a
Votre bras aux combats s'est longtemps signalé ; 6+6 b
Morts, vous êtes tous trois souillés par des mains viles. 6+6 c
215 Voici votre Calvaire après vos Thermopyles ; 6+6 c
Pour tous les dévouements votre sang a coulé ! 6+6 b
« Ah ! si l'Europe en deuil, qu'un sang si pur menace, 6+6 a
Ne suit jusqu'au sérail le chemin qu'il lui trace, 6+6 a
Le Seigneur la réserve à d'amers repentirs. 6+6 b
220 Marin, prêtre, soldat, nos autels vous demandent ; 6+6 c
Car l'Olympe et le Ciel à la fois vous attendent, 6+6 c
Pléiade de héros ! Trinité de martyrs ! » 6+6 b
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