Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HUG_4/HUG805
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
NOUVELLE SÉRIE
1877
X
LES SEPT MERVEILLES DU MONDE
Les Sept Merveilles du monde
*
Des voix parlaient ; pour qui ? | Pour l'espace sans bornes, 6+6 a
Pour le recueillement | des solitudes mornes, 6+6 a
Pour l'oreille, partout | éparse, du désert ; 6+6 a
Nulle part, dans la plaine | où le regard se perd, 6+6 a
5 On ne voyait marcher | la foule aux bruits sans nombre, 6+6 a
Mais on sentait que l'homme | écoutait dans cette ombre. 6+6 a
Qui donc parlait ? C'étaient | des monuments pensifs. 6+6 a
Debout sur l'onde humaine | ainsi que des récifs, 6+6 a
Calmes, et chacun d'eux | semblait un personnage 6+6 a
10 Vivant, et se rendant | lui-même témoignage. 6+6 a
Nulle rumeur n'osait | à ces voix se mêler, 6+6 a
Et le vent se taisait | pour les laisser parler, 6+6 a
Et le flot apaisait | ses mystérieux râles. 6+6 a
Un soleil vague au loin | dorait les frontons pâles. 6+6 a
15 Les astres commençaient | à se faire entrevoir 6+6 a
Dans l'assombrissement | religieux du soir. 6+6 a
I
Le Temple d'Ephèse
Et l'une de ces voix, | c'était la voix d'un temple, 6+6 a
Disait :
— Admirez-moi ! | Qui que tu sois, contemple ; 6+6 a
Qui que tu sois, regarde | et médite, et reçois 6+6 a
20 A genoux mon rayon | sacré, qui que tu sois ; 6+6 a
Car l'idéal est fait | d'une étoile, et rayonne, 6+6 a
Et je suis l'idéal. | Troie, Argos, Sicyone, 6+6 a
Ne sont rien près d'Ephèse, | et l'envieront toujours, 6+6 a
O peuple, Ephèse ayant | mon ombre sur ses tours. 6+6 a
25 Ephèse heureuse dit : | « Si j'étais Delphe ou Thèbe, 6+6 a
On verrait flamboyer | sur mes dômes l'Érèbe, 6+6 a
Mes oracles feraient | les hommes soucieux ; 6+6 a
Si j'étais Cos, j'irais | forgeant les durs essieux ; 6+6 a
Si j'étais Teutyris, | sombre ville du rêve, 6+6 a
30 Mes pâtres, fronts sacrés | en qui le ciel se lève, 6+6 a
Regarderaient, à l'heure | où naît le jour riant, 6+6 a
Les constellations | penchant sur l'Orient 6+6 a
Verser dans l'infini | leurs chariots pleins d'astres ; 6+6 a
Si j'étais Bactria, | j'aurais des Zoroastres ; 6+6 a
35 Si j'étais Olympie | en Élide, mes jeux 6+6 a
Montreraient une palme | aux lutteurs courageux, 6+6 a
Les devins combattraient | chez moi les astronomes, 6+6 a
Et mes courses, rendant | les dieux jaloux des hommes, 6+6 a
Essouffleraient le vent | à suivre Corœbus ; — 6+6 a
40 Mais à quoi bon chercher | tant d'inutiles buts, 6+6 a
Ayant, que l'aube éclate | ou que le soir décline, 6+6 a
Ce temple ionien | debout sur ma colline, 6+6 a
Et pouvant faire dire | à la terre : « c'est beau ! » — 6+6 a
Et ma ville a raison. | Ainsi qu'un escabeau 6+6 a
45 Devant un trône, ainsi | devant moi disparaissent 6+6 a
Les Parthénons fameux | que les rayons caressent ; 6+6 a
Ils sont l'effort, je suis | le miracle.
A celui 6+6 a
Qui ne m'a jamais vu, | le jour n'a jamais lui. 6+6 a
Ma tranquille blancheur | fait venir les colombes ; 6+6 a
50 Le monde entier me fête, | et couvre d'hécatombes, 6+6 a
Et de rois inclinés, | et de mages pensifs, 6+6 a
Mes grands perrons de jaspe | aux clous d'argent massifs ; 6+6 a
L'homme élève vers moi | ses mains universelles ; 6+6 a
Les éphèbes, portant | de sonores crécelles, 6+6 a
55 Dansent sur mes parvis, | jeunes fronts inégaux ; 6+6 a
Sous ma porte est la pierre | où Deuxippe d'Argos 6+6 a
S'asseyait, et d'Orphée | expliquait les passages ; 6+6 a
Mon vestibule sert | de promenade aux sages, 6+6 a
Parlant, causant, avec | des gestes familiers, 6+6 a
60 Tour à tour blancs et noirs | dans l'ombre des piliers. 6+6 a
Corinthe en me voyant | pleure, et l'art ionique 6+6 a
Me revêt de sa pure | et sereine tunique. 6+6 a
Le mont porte en triomphe | à son sommet hautain 6+6 a
L'épanouissement | glorieux du matin. 6+6 a
65 Mais ma beauté n'est point | par la sienne éclipsée, 6+6 a
Car le soleil n'est pas | plus grand que la pensée ; 6+6 a
Ce que j'étais hier, | je le serai demain ; 6+6 a
Je vis, j'ai sur mon front, | siècles, l'esprit humain, 6+6 a
Et le génie, et l'art, | ces égaux de l'aurore. 6+6 a
70 La pierre est dans la terre ; | âpre et froide, elle ignore ; 6+6 a
Le granit est la brute | informe de la nuit, 6+6 a
L'albâtre ne sait pas | que l'aube existe et luit, 6+6 a
Le porphyre est aveugle | et le marbre stupide ; 6+6 a
Mais que Ctésiphon passe, | ou Dédale, ou Chrespide, 6+6 a
75 Qu'il fixe ses yeux pleins | d'un divin flamboiement 6+6 a
Sur le sol où les rocs | dorment profondément, 6+6 a
Tout s'éveille ; un frisson | fait remuer la pierre ; 6+6 a
Lourd, ouvrant on ne sait | quelle trouble paupière, 6+6 a
Le granit cherche à voir | son maître le rocher 6+6 a
80 Sent la statue en lui | frémir et s'ébaucher, 6+6 a
Le marbre obscur s'émeut | dans la nuit infinie 6+6 a
Sous la parenté, sombre | et sainte du génie, 6+6 a
Et l'albâtre enfoui | ne veut plus être noir, 6+6 a
Le sol tressaille, il sent | là-haut l'homme vouloir : 6+6 a
85 Et voilà que, sous l'œil | de ce passant qui crée, 6+6 a
Des sourdes profondeurs | de la terre sacrée, 6+6 a
Tout à coup étageant | ses murs, ses escaliers, 6+6 a
Sa façade, et ses rangs | d'arches et de piliers, 6+6 a
Fier, blanchissant, cherchant | le ciel avec sa cime, 6+6 a
90 Monte et sort lentement | l'édifice sublime, 6+6 a
Composé de la terre | et de l'homme, unissant 6+6 a
Ce que dans sa racine | a le chêne puissant 6+6 a
Et ce que rêve Euclide | aidé de Praxitèle, 6+6 a
Mêlant l'éternel bloc | à l'idée immortelle ! 6+6 a
95 Mon frontispice appuie | au calme entablement 6+6 a
Ses deux plans lumineux | inclinés mollement, 6+6 a
Si doux qu'ils semblent faits | pour coucher des déesses ; 6+6 a
Parfois, comme un sein nu | sous l'or des blondes tresses, 6+6 a
Je me cache parmi | les nuages d'azur ; 6+6 a
100 Trois sculpteurs sur ma frise, | un volsque, Albus d'Anxur, 6+6 a
Un mède, Ajax de Suze, | un grec, Phtos de Mégare, 6+6 a
Ont ciselé les monts | où la meute s'égare, 6+6 a
Et la pudeur sauvage, | et les dieux de la paix, 6+6 a
Des Triptolèmes nus | parmi les blés épais, 6+6 a
105 Et des Cérès foulant | sous leurs pieds des Bellones ; 6+6 a
Cent vingt-sept rois ont fait | mes cent vingt-sept colonnes. 6+6 a
Je suis l'art radieux, | saint, jamais abattu ; 6+6 a
Ma symétrie auguste | est sœur de la vertu ; 6+6 a
Mon resplendissement | couvre toute la Grèce ; 6+6 a
110 Le rocher qui me porte | est rempli d'allégresse, 6+6 a
Et la ville à mes pieds | adore avec ferveur. 6+6 a
Sparte a reçu sa loi | de Lycurgue rêveur, 6+6 a
Mantinée a reçu | sa loi de Nicodore, 6+6 a
Athènes, qu'un reflet | de divinité dore, 6+6 a
115 De Solon, grand pasteur | des hommes convaincus, 6+6 a
La Crète de Minos, | Locre de Séleucus. 6+6 a
Moi, le temple, je suis | législateur d'Ephèse ; 6+6 a
Le peuple en me voyant | comprend l'ordre et s'apaise ; 6+6 a
Mes degrés sont les mots | d'un code, mon fronton 6+6 a
120 Pense comme Thalès, | parle comme Platon, 6+6 a
Mon portique serein, | pour l'âme qui sait lire, 6+6 a
A la vibration | pensive d'une lyre, 6+6 a
Mon péristyle semble | un précepte des cieux ; 6+6 a
Toute loi vraie étant | un rythme harmonieux, 6+6 a
125 Nul homme ne me voit | sans qu'un dieu l'avertisse ; 6+6 a
Mon austère équilibre | enseigne la justice ; 6+6 a
Je suis la vérité | bâtie en marbre blanc, 6+6 a
Le beau, c'est, ô mortels, | le vrai plus ressemblant. 6+6 a
Venez donc à moi, foule, | et, sur mes saintes marches, 6+6 a
130 Mêlez vos cœurs, jetez | vos lois, posez vos arches ; 6+6 a
Hommes, devenez tous | frères en admirant ; 6+6 a
Réconciliez-vous | devant le pur, le grand, 6+6 a
Le chaste, le divin, | le saint, l'impérissable ; 6+6 a
Car, ainsi que l'eau coule | et comme fuit le sable, 6+6 a
135 Les ans passent, mais moi | je demeure, je suis 6+6 a
Le blanc palais de l'aube | et l'autel noir des nuits ; 6+6 a
Quand l'aurore apparaît, | je ris, doux édifice ; 6+6 a
Le soir, l'horreur m'emplit, | un sombre sacrifice 6+6 a
Semble en mes profondeurs | muettes s'apprêter, 6+6 a
140 De derrière mon faîte | on voit la nuit monter 6+6 a
Ainsi qu'une fumée | avec mille étincelles. 6+6 a
Tous les oiseaux de l'air | m'effleurent de leurs ailes, 6+6 a
Hirondelles, faisans, | cigognes au long cou ; 6+6 a
Mon fronton n'a pas plus | la crainte du hibou 6+6 a
145 Que Calliope n'a | la crainte de Minerve. 6+6 a
Tous ceux que Sybaris | voluptueuse énerve 6+6 a
N'ont qu'à franchir mon seuil | d'austérité vêtu 6+6 a
Pour renaître, étonnés, | à la forte vertu. 6+6 a
Sous ma crypte on entend | chuchoter la sibylle ; 6+6 a
150 Parfois, troublé soudain | dans sa brume immobile, 6+6 a
Le plafond, où des mots | de l'ombre sont écrits, 6+6 a
Tremble à l'explosion | tragique de ses cris ; 6+6 a
Sur ma paroi secrète | et terrible, l'augure 6+6 a
Du souriant Olympe | entrevoit la figure, 6+6 a
155 Et voit des mouvements | confus et radieux 6+6 a
De visages qui sont | les visages des dieux, 6+6 a
De vagues aboiements | sous ma voûte se mêlent ; 6+6 a
Et des voix de passants | invisibles s'appellent ; 6+6 a
Et le prêtre, épiant | mon redoutable mur, 6+6 a
160 Croit par moments qu'au fond | du sanctuaire obscur, 6+6 a
Assise près d'un chien | qui sous ses pieds se couche, 6+6 a
La grande chasseresse, | éclatante et farouche, 6+6 a
Songe, ayant dans les yeux | la lueur des forêts. 6+6 a
O temps, je te défie. | Est-ce que tu pourrais 6+6 a
165 Quelque chose sur moi, | l'édifice suprême ? 6+6 a
Un siècle sur un siècle | accroît mon diadème ; 6+6 a
J'entends autour de moi | les peuples s'écrier : 6+6 a
Tu nous fais admirer | et tu nous fais prier ; 6+6 a
Nos fils t'adoreront | comme nous t'adorâmes, 6+6 a
170 Chef-d'œuvre pour les yeux | et temple pour les âmes ! 6+6 a
II
Les Jardins de Babylone
Une deuxième voix | s'éleva ; celle-ci, 6+6 a
Dans l'azur par degrés | mollement obscurci, 6+6 a
Parlait non loin d'un fleuve | à la farouche plage, 6+6 a
Et cette voix semblait | le bruit d'un grand feuillage. 6+6 a
175 — Gloire à Sémiramis | la fatale ! Elle mit 6+6 a
Sur ces palais nos fleurs | sans nombre où l'air frémit. 6+6 a
Gloire ! en l'épouvantant | elle éclaira la terre ; 6+6 a
Son lit fut formidable | et son cœur solitaire ; 6+6 a
Et la mort avait peur | d'elle en la mariant. 6+6 a
180 La lumière se fit | spectre dans l'orient, 6+6 a
Et fut Sémiramis. | Et nous, les arbres sombres 6+6 a
Qui, tandis que les toits | s'écroulent en décombres, 6+6 a
Grandissons, rajeunis | sans cesse et reverdis, 6+6 a
Nous que sa main posa | sur ce sommet jadis, 6+6 a
185 Nous saluons au fond | des nuits cette géante ; 6+6 a
Notre verdure semble | une ruche béante 6+6 a
Où viennent s'engouffrer | les mille oiseaux du ciel ; 6+6 a
Nos bleus lotus penchés | sont des urnes de miel ; 6+6 a
Nos halliers, tout chargés | de fleurs rouges et blanches 6+6 a
190 Composent, en mêlant | confusément leurs branches, 6+6 a
En inondant de gomme | et d'ambre leurs sarments, 6+6 a
Tant d'embûches, d'appeaux | et de pièges charmants, 6+6 a
Et de filets tressés | avec les rameaux frêles, 6+6 a
Que le printemps s'est pris | dans cette glu les ailes, 6+6 a
195 Et rit dans notre cage | et ne peut plus partir. 6+6 a
Nos rosiers ont l'air peints | de la pourpre de Tyr ; 6+6 a
Nos murs prodigieux | ont cent portes de cuivre ; 6+6 a
Avril s'est fait titan | pour nous et nous enivre 6+6 a
D'âcres parfums qui font | végéter le caillou, 6+6 a
200 Vivre l'herbe, et qui font | penser l'animal fou, 6+6 a
Et qui, quand l'homme vient | errer sous nos pilastres, 6+6 a
Font soudain flamboyer | ses yeux comme des astres ; 6+6 a
Les autres arbres, fils | du silence hideux, 6+6 a
Ont la terre muette | et sourde au-dessous d'eux ; 6+6 a
205 Nous, transplantés dans l'air, | plus haut que Babylone 6+6 a
Pleine d'un peuple épais | qui roule et tourbillonne 6+6 a
Et de pas et de chars | par des buffles traînés, 6+6 a
Nous vivons au niveau | du nuage, étonnés 6+6 a
D'entendre murmurer | des voix sous nos racines ; 6+6 a
210 Le voyageur qui vient | des campagnes voisines 6+6 a
Croit que la grande reine | aux bras forts, à l'œil sûr, 6+6 a
A volé dans l'éden | ces forêts de l'azur. 6+6 a
Le rayon de midi | dans nos fraîcheurs s'émousse ; 6+6 a
La lune s'assoupit | dans nos chambres de mousse ; 6+6 a
215 Les paons ouvrent leur queue | éblouissante au fond 6+6 a
Des antres que nos fleurs | et nos feuillages font ; 6+6 a
Plus d'une nymphe y songe, | et dans nos perspectives 6+6 a
Parfois se laissent voir | des nudités furtives ; 6+6 a
La ville, nous ayant | sur sa tête, va, vient, 6+6 a
220 Se parle et se répond, | querelle, s'entretient, 6+6 a
Travaille, achète, vend, | forge, allume ses lampes ; 6+6 a
Le vent, sur nos plateaux | et sur nos longues rampes, 6+6 a
Mêle l'horizon vague | et les murs et les toits 6+6 a
Et les tours au frisson | vertigineux des bois ; 6+6 a
225 Et nos blancs escaliers, | nos porches, nos arcades 6+6 a
Flottent dans le nuage | écumant des cascades ; 6+6 a
Sous nos abris sacrés, | nul bruit ne les troublant, 6+6 a
Vivent le martinet, | l'ibis, le héron blanc 6+6 a
Qui porte sur le front | deux longues plumes noires ; 6+6 a
230 L'air ride nos bassins, | inquiètes baignoires 6+6 a
Où viennent s'apaiser | les pâles voluptés ; 6+6 a
Des bœufs à face humaine, | à nos portes sculptés, 6+6 a
Témoignent que Bélus | est le seul roi du monde ; 6+6 a
A de certains endroits | notre ombre est si profonde 6+6 a
235 Que la nuit en montant | aux cieux n'y change rien ; 6+6 a
Nous avons vu grandir | le trône assyrien ; 6+6 a
Nos troncs, contemporains | des anciens jours de l'homme, 6+6 a
Ont vu le premier arbre | et la première pomme, 6+6 a
Et, vieux, ils sont puissants | et leurs antiques fûts 6+6 a
240 Ont des rameaux si durs, | si noueux, si touffus, 6+6 a
Et d'un balancement | si noir, que le zéphire 6+6 a
Épuisé s'y fatigue | et ne peut leur suffire ; 6+6 a
Et leur vaste branchage | est fait d'un tel granit 6+6 a
Qu'il faudrait l'ouragan | pour y bercer un nid. 6+6 a
245 Gloire à Sémiramis | qui posa nos terrasses 6+6 a
Sur des murs que vient battre | en vain le flot des races 6+6 a
Et sur des ponts dont l'arche | est au-dessus du temps ! 6+6 a
Cette reine, parfois, | sous nos rameaux flottants, 6+6 a
Venait rire entre deux | écroulements d'empires ; 6+6 a
250 Elle abattait au loin | les rois moindres ou pires, 6+6 a
Puis s'en allait ayant | l'homme jusqu'aux genoux, 6+6 a
Et venait respirer | contente parmi nous ; 6+6 a
Gaie, elle se couchait | sur des peaux de panthère ; 6+6 a
Quels lieux, quels champs, quels murs, | quels palais sur la terre, 6+6 a
255 Hors nous, ont entendu | rire Sémiramis ? 6+6 a
Nous, les arbres hautains, | nous étions ses amis ; 6+6 a
Nos taillis ont été | les parvis et les salles 6+6 a
Où s'épanouissaient | ses fêtes colossales ; 6+6 a
C'est dans nos bras, que n'a | jamais touchés la faulx, 6+6 a
260 Que cette reine a fait | ses songes triomphaux ; 6+6 a
Nos parfums ont parfois | conseillé des supplices ; 6+6 a
De ses enivrements | nos fleurs furent complices ; 6+6 a
Nos sentiers n'ont gardé | qu'une trace, son pas. 6+6 a
Fils de Sémiramis, | nous ne périrons pas ; 6+6 a
265 Ce qu'assembla sa main, | qui pourrait le disjoindre ? 6+6 a
Nous regardons le siècle | après le siècle poindre ; 6+6 a
Nous regardons passer | les peuples tour à tour ; 6+6 a
Nous sommes à jamais, | et jusqu'au dernier jour, 6+6 a
Jusqu'à ce que l'aurore | au front des cieux s'endorme, 6+6 a
270 Les jardins monstrueux | pleins de sa joie énorme. 6+6 a
III
Le Mausolée
Une troisième voix | dit :
— Sésostris est grand. 6+6 a
Cadmus est sur la terre | un homme fulgurant ; 6+6 a
Comme Typhon cent bras, | Cyrus a cent batailles ; 6+6 a
Ochus, portant sa hache | aux profondes entailles, 6+6 a
275 Du Taurus fièrement | garde l'âpre ravin ; 6+6 a
Hécube est sainte ; Achille | est terrible et divin ; 6+6 a
Il semble, après Thésée, | Astyage, Alexandre, 6+6 a
Que l'homme trop grandi | ne peut plus que descendre ; 6+6 a
La calme majesté | revêt Belochus trois ; 6+6 a
280 Xercès, de Salamine | assiégeant les détroits, 6+6 a
Ressemble à l'aquilon | des mers ; Penthésilée 6+6 a
A sur son dos la peau | d'une bête étoilée, 6+6 a
Et, superbe, apparaît | tendant son arc courbé ; 6+6 a
Didon, Sémiramis, | Thalestris, Niobé, 6+6 a
285 Resplendissent parmi | les profondeurs sereines ; 6+6 a
Mais entre tous ces rois, | entre toutes ces reines, 6+6 a
Reines au sceptre d'or | qu'admire un peuple heureux, 6+6 a
Rois vainqueurs ou bénis, | se disputant entre eux 6+6 a
Ces fiers surnoms, le grand, | le beau, le fort, le juste, 6+6 a
290 Artémise est sublime | et Mausole est auguste. 6+6 a
Je suis le monument | du cœur démesuré ; 6+6 a
La mort n'est plus la mort | sous mon dôme azuré ; 6+6 a
Elle est splendide, elle est | prospère, elle est vivante ; 6+6 a
Elle a tant de porphyre | et d'or qu'elle s'en vante, 6+6 a
295 Je suis le deuil-triomphe | et le tombeau-palais. 6+6 a
Oh ! tant qu'on chantera | ce chant : — Oublions-les, 6+6 a
Vivons, soyons heureux ! |aux morts gisant sous terre ; 6+6 a
Tant que les voluptés | riront près du mystère ; 6+6 a
Tant qu'on noiera ses deuils | dans les vins décevants, 6+6 a
300 Moi l'édifice sombre | et superbe, ô vivants, 6+6 a
Je jetterai mon ombre | à vos joyeux visages ; 6+6 a
Jusqu'à la fin des ans, | jusqu'au terme des âges, 6+6 a
Jusqu'à ce que le temps, | las, demande à s'asseoir, 6+6 a
Mes cippes, mes piliers, | mes arcs, l'aube elle soir 6+6 a
305 Découpant sur le ciel | mes frontons taciturnes 6+6 a
Où des colosses noirs | rêvent, portant des urnes, 6+6 a
Mon bronze glorieux | et mon marbre sacré 6+6 a
Diront : Mausole est mort, | Artémise a pleuré. 6+6 a
Les siècles, vénérable | et triomphante épreuve, 6+6 a
310 A jamais en passant | verront la grande veuve 6+6 a
Assise sur mon seuil, | fantôme saint et doux ; 6+6 a
Elle attend le moment | d'aller, près de l'époux, 6+6 a
Se coucher dans le lit | de la noce éternelle ; 6+6 a
Elle pare son front | d'ache et de fraxinelle, 6+6 a
315 Et se parfume afin | de plaire à son mari ; 6+6 a
Elle tient un miroir | qui n'a jamais souri, 6+6 a
Et se met des anneaux | aux doigts, et sous ses voiles 6+6 a
Peigne ses longs cheveux | d'où tombent des étoiles. 6+6 a
IV
Le Jupiter olympien
Quand cette voix se tut, | à Pise, près de là, 6+6 a
320 Du haut d'une acropole | une autre voix parla. 6+6 a
— Je suis l'Olympien, | je suis le musagète ; 6+6 a
Tout ce qui vit, respire, | aime, pense et végète, 6+6 a
Végète, pense, vit, | aime et respire en moi ; 6+6 a
L'encens monte à mes pieds, | mêlé d'un vague effroi ; 6+6 a
325 L'angle de mon sourcil | touche à l'axe du monde ; 6+6 a
La tempête me parle | avant de troubler l'onde ; 6+6 a
Je dure sans vieillir, | j'existe sans souffrir ; 6+6 a
Je ne sais qu'une chose | impossible, mourir. 6+6 a
J'ai sur mon front que l'ombre | en reculant adore, 6+6 a
330 La bandelette bleue | et rose de l'aurore. 6+6 a
O mortels effrénés, | emportés, hagards, fous, 6+6 a
L'urne des jours me lave | en vous noircissant tous ; 6+6 a
A mesure qu'au fond | des nuits et sous la voûte 6+6 a
Du temps d'où l'instant suinte | et tombe goutte à goutte, 6+6 a
335 Les siècles, partant l'un | après l'autre, s'en vont, 6+6 a
Ainsi que des oiseaux | volant sous un plafond, 6+6 a
Hébé plus fraîche rit | en mes hautes demeures ; 6+6 a
Ma jeunesse renaît | sous le baiser des heures ; 6+6 a
J'empêche, en abaissant | mon sceptre lentement 6+6 a
340 Vers le trou monstrueux | plein du triple aboiement, 6+6 a
Cerbère de saisir | les astres dans sa gueule ; 6+6 a
La chaîne du destin | immuable peut seule 6+6 a
Meurtrir ma main égale | à tout l'effort des dieux ; 6+6 a
Mon temple offre son mur | au nid mélodieux ; 6+6 a
345 Et c'est du vol de l'aigle | et du vol de la foudre, 6+6 a
C'est du cri de l'enfer | tremblant de se dissoudre, 6+6 a
C'est du choc convulsif | des croupes des typhons, 6+6 a
C'est du rassemblement | des nuages profonds, 6+6 a
Que le vieux Phidias | d'Athènes, statuaire, 6+6 a
350 Composa, dans l'horreur | sainte du sanctuaire, 6+6 a
L'immense apaisement | de ma sérénité. 6+6 a
Quand, dans le saint paean | par les mondes chanté, 6+6 a
L'harmonie amoindrie | avorte ou dégénère, 6+6 a
Je rends le rythme aux cieux | par un coup de tonnerre ; 6+6 a
355 Mon crâne plein d'échos, | plein de lueurs, plein d'yeux, 6+6 a
Est l'antre éblouissant | du grand Pan radieux ; 6+6 a
En me voyant on croit | entendre le murmure 6+6 a
De la ville habitée | et de la moisson mûre, 6+6 a
Le bruit du gouffre au chant | de l'azur réuni, 6+6 a
360 L'onde sur l'océan, | le vent dans l'infini, 6+6 a
Et le frémissement | des deux ailes du cygne ; 6+6 a
On sent qu'il suffirait | à Jupiter d'un signe 6+6 a
Pour mêler sur le front | des hommes le chaos, 6+6 a
Que seul je mets la bride | aux bouches des fléaux, 6+6 a
365 Que l'abîme est mon hydre, | et que je pourrais faire 6+6 a
Heurter le pôle au pôle | et l'étoile à la sphère, 6+6 a
Et rouler à flots noirs | les nuits sur les clartés, 6+6 a
Et s'entre-regarder | les dieux épouvantés, 6+6 a
Plus aisément qu'un pâtre | au flanc hâlé ne jette 6+6 a
370 Une pierre aux chevreaux | broutant sur le Taygète. 6+6 a
V
Le Phare
Les nuages erraient | dans les souffles des airs. 6+6 a
Et la cinquième voix | monta du bord des mers. 6+6 a
— Sostrate Gnidien | regardait les étoiles. 6+6 a
De la tente des cieux | dorant les larges toiles, 6+6 a
375 Elles resplendissaient | dans le nocturne azur ; 6+6 a
Leur rayonnement calme | emplissait l'éther pur 6+6 a
Où, le soir, le grand char | du soleil roule et sombre ; 6+6 a
Elles croisaient, au fond | des clairs plafonds de l'ombre 6+6 a
Où le jour met sa pourpre | et la nuit ses airains, 6+6 a
380 Leurs chœurs harmonieux | et leurs groupes sereins ; 6+6 a
Le sinistre océan | grondait au-dessous d'elles ; 6+6 a
L'onde à coups de nageoire | et les vents à coups d'ailes 6+6 a
Luttaient, et l'âpre houle | et le rude aquilon 6+6 a
S'attaquaient dans un blême | et fauve tourbillon ; 6+6 a
385 Éole fou prenait | aux cheveux Neptune ivre ; 6+6 a
Et c'était la pitié | du songeur que de suivre 6+6 a
Les pauvres nautoniers | de son œil soucieux ; 6+6 a
Partout piège et naufrage ; | il tombait de ces cieux 6+6 a
Sur l'esquif et la barque | et les fortes trirèmes 6+6 a
390 Une foule d'instants | terribles où suprêmes ; 6+6 a
Et pas une clarté | pour dire : Ici le port ! 6+6 a
Le gouffre, redoublant | de tourmente et d'effort, 6+6 a
Vomissait sur les nefs, | d'horreur exténuées, 6+6 a
Toute son épouvante | et toutes ses nuées ; 6+6 a
395 Et les brusques écueils | surgissaient ; et comment 6+6 a
S'enfuir dans ce farouche | et noir déchirement ? 6+6 a
Et les marins perdus | se courbaient sous l'orage ; 6+6 a
La mort leur laissait voir, | comme un dernier mirage, 6+6 a
La terre s'éclipsant | derrière les agrès, 6+6 a
400 Les maisons, les foyers | pleins de tant de regrets, 6+6 a
Des fantômes d'enfants | à genoux, et des rêves 6+6 a
De femmes se tordant | les bras le long des grèves ; 6+6 a
On entendait crier | de lamentables voix : 6+6 a
— Adieu, terre ! patrie, | adieu ! collines, bois, 6+6 a
405 Village où je suis né, | vallée où nous vécûmes !… — 6+6 a
Et tout s'engloutissait | dans de vastes écumes, 6+6 a
Tout mourait ; puis le calme, | ainsi que le jour naît, 6+6 a
Presque coupable et presque | infâme, revenait ; 6+6 a
Le ciel, l'onde, achevaient | en concert leur mêlée, 6+6 a
410 L'hydre verte laissait | luire l'hydre étoilée ; 6+6 a
L'océan se mettait, | plein de morts, teint de sang, 6+6 a
A gazouiller ainsi | qu'un enfant innocent ; 6+6 a
Cependant l'algue allait | et venait dans les chambres 6+6 a
Des navires roulant | au fond de l'eau leurs membres ; 6+6 a
415 Les bâtiments noyés | rampaient au plus profond 6+6 a
Des flots qui savent seuls | dans l'ombre ce qu'ils font ; 6+6 a
Tristes esquifs partis, | croyant aux providences ! 6+6 a
Et les sphères menaient | dans le ciel bleu leurs danses ; 6+6 a
Et, n'ayant pu montrer | ni le port ni l'écueil, 6+6 a
420 Ni préserver la nef | de devenir cercueil, 6+6 a
Les constellations, | jetant leur lueur pâle 6+6 a
Jusqu'au lit ténébreux | de la grande eau fatale, 6+6 a
Et, sous l'onde et parmi | les effrayants roseaux, 6+6 a
Dessinant la figure | obscure des vaisseaux, 6+6 a
425 Poupes et mâts, débris | des sapins et des ormes, 6+6 a
Éclairaient vaguement | ces squelettes difformes, 6+6 a
Et faisaient sous l'écume, | au fond du gouffre amer, 6+6 a
Rire aux dépens des dieux | les monstres de la mer. 6+6 a
Les morts flottaient sous l'eau | qui jamais ne s'arrête, 6+6 a
430 Et par moments, levant | hors de l'onde la tête, 6+6 a
Ils semblaient adresser, | dans leurs vagues réveils, 6+6 a
Une question sombre | et terrible aux soleils. 6+6 a
C'est alors que, des flots | dorant les sombres cimes, 6+6 a
Voulant sauver l'honneur | des jupiters sublimes, 6+6 a
435 Voulant montrer l'asile | aux matelots, rêvant 6+6 a
Dans son Alexandrie, | à l'épreuve du vent, 6+6 a
La haute majesté | d'un phare inébranlable 6+6 a
A la solidité | des montagnes semblable, 6+6 a
Présent jusqu'à la fin | des siècles sur la mer, 6+6 a
440 Avec du jaspe, avec | du marbre, avec du fer, 6+6 a
Avec les durs granits | taillés en tétraèdres, 6+6 a
Avec le roc des monts, | avec le bois des cèdres, 6+6 a
Et le feu qu'un titan | a presque osé créer, 6+6 a
Sostrate Gnidien | me fit, pour suppléer, 6+6 a
445 Sur les eaux, dans les nuits | fécondes en désastres, 6+6 a
A l'inutilité | magnifique des astres. 6+6 a
VI
Le Colosse de Rhodes
Et ceci dans l'espace | était à peine dit 6+6 a
Qu'une voix du côté | de Rhodes s'entendit. 6+6 a
— Mon nom, Lux ; ma hauteur, | soixante-dix coudées ; 6+6 a
450 Ma fonction, veiller | sur les mers débordées. 6+6 a
Le vrai phare, c'est moi. |
Rhode est sous mon orteil. 6+6 a
Devant la fixité | de mes yeux sans sommeil, 6+6 a
L'hiver blanchit les monts | où le milan séjourne, 6+6 a
Le zodiaque vaste | et formidable tourne, 6+6 a
455 L'homme vit, l'océan | roule, les matelots 6+6 a
Débarquent sur les quais | les sacs et les ballots, 6+6 a
Le jour luit, l'ouragan | s'endort ou s'exaspère, 6+6 a
Et, gardien de l'eau bleue | en son brumeux repaire, 6+6 a
Sentinelle que nul | ne viendra relever, 6+6 a
460 Je regarde la nuit | venir, l'aube arriver, 6+6 a
La voile fuir, le flot | hurler comme un molosse, 6+6 a
Avec la rêverie | immense du colosse. 6+6 a
O tristes mers, l'airain, | c'est l'immobilité ; 6+6 a
L'airain, ô large gouffre | à jamais agité, 6+6 a
465 C'est la victoire ; il sort | de la forge géante ; 6+6 a
Il a Vulcain pour père, | ou Lysippe, ou Cléanthe, 6+6 a
Ou Phidias ; il sort, | fier, vivant ; après quoi, 6+6 a
Il monte au piédestal | comme à son trône un roi, 6+6 a
Et s'empare du temps | et de la solitude ; 6+6 a
470 Et l'airain, c'est le calme, | ô vaste inquiétude. 6+6 a
Lui l'immuable, il fut | à son heure orageux ; 6+6 a
Dans tes fixes écueils, | dans tes rapides jeux, 6+6 a
Tu ne lui montres rien, | ô mer, qu'il ne connaisse ; 6+6 a
Il t'égale en durée, | il t'égale en jeunesse ; 6+6 a
475 Il a rongé la cuve | ainsi que toi les ports ; 6+6 a
Étant le bronze, il est | rocher comme tes bords, 6+6 a
Et flot comme ton onde, | ayant été la lave. 6+6 a
Il est du piédestal | le triomphal esclave, 6+6 a
Et le piédestal morne | et soumis est son chien. 6+6 a
480 Le ciel, auteur de tout, | du mal comme du bien, 6+6 a
Amalgame, construit, | veut, rejette, préfère, 6+6 a
Et seul crée, et seul fait | ce que l'homme croit faire ; 6+6 a
Le ciel, — sans demander | si c'est à l'immortel 6+6 a
Ou si c'est au tyran | qu'on élève un autel, 6+6 a
485 Sans s'informer à qui | la foule prostitue 6+6 a
ou consacre l'airain, | le marbre, la statue, — 6+6 a
Anime l'ouvrier, | fondeur ou forgeron, 6+6 a
Et sur le moule obscur, | béant comme un clairon, 6+6 a
Où l'artiste sculpta | Cécrops ou Polyphonte, 6+6 a
490 Penche et fait basculer | les chaudières de fonte ; 6+6 a
Eh bien, ce ciel sacré, | pur, jamais endormi, 6+6 a
Qui donne au combattant | le cheval pour ami, 6+6 a
Au laboureur le bœuf | ruminant dans l'étable, 6+6 a
O mer, c'est lui qui veut | que, saint et respectable, 6+6 a
495 Le bronze soit formé | d'or, de cuivre et d'étain ; 6+6 a
Comme un sage, envoyé | pour vaincre le destin, 6+6 a
Étant la souveraine | et grande conscience, 6+6 a
Est composé de foi, | d'honneur, de patience ; 6+6 a
L'un affronte les ans | et l'autre les bourreaux ; 6+6 a
500 Et le ciel fait l'airain | comme il fait le héros. 6+6 a
C'est ainsi que je fus | créé comme un athlète. 6+6 a
Aujourd'hui ta colère | énorme me complète, 6+6 a
O mer, et je suis grand | sur mon socle divin 6+6 a
De toute ta grandeur | rongeant mes pieds en vain. 6+6 a
505 Nu, fort, le front plongé | dans un gouffre de brume, 6+6 a
Enveloppé de bruit | et de grêle et d'écume 6+6 a
Et de nuits et de vents | qui se heurtent entre eux, 6+6 a
Je dresse mes deux bras | vers l'éther ténébreux, 6+6 a
Comme si j'appelais | à mon aide l'aurore ; 6+6 a
510 Mais il se tromperait | s'il croit que je l'implore, 6+6 a
Le matin passager | et court du jour changeant ! 6+6 a
Le soleil large et chaud | et la lune d'argent 6+6 a
Pour mon sourcil profond | ne sont que des fantômes ; 6+6 a
L'étincelle des cieux, | l'étincelle des chaumes, 6+6 a
515 Étoile ou paille, sont | pour moi de la lueur ; 6+6 a
La goutte de l'orage | est ma seule sueur ; 6+6 a
Je ne suis jamais las, | et, sans que je me courbe, 6+6 a
Vainqueur, je sens frémir | sous moi l'abîme fourbe. 6+6 a
Parfois l'aigle, évadé | du désert nubien, 6+6 a
520 Au-dessus de mon front | plane, et me dit : C'est bien. 6+6 a
Stable, plus que le gouffre | éternel mais mobile, 6+6 a
Plus que les peuples, plus | que l'astre, plus que l'île, 6+6 a
Je regarde errer l'eau, | l'ombre, l'homme et Délos ; 6+6 a
J'ai sous mes yeux l'amas | mystérieux des flots, 6+6 a
525 Image des humains, | des songes et des nombres ; 6+6 a
Le vaisseau convulsif | passe entre mes pieds sombres ; 6+6 a
Le mât frissonnant bat | ma cuisse ou mon genou ; 6+6 a
Et l'on voit s'engouffrer, | fuyant l'aquilon fou, 6+6 a
Sous l'arc prodigieux | de mes jambes ouvertes, 6+6 a
530 La flotte qui revient | du fond des ondes vertes. 6+6 a
Ma droite élève au loin | sur ma tête un flambeau ; 6+6 a
La tempête, vautour, | le naufrage, corbeau, 6+6 a
Viennent autour de moi | s'abattre, et mon visage 6+6 a
Les effraie, et devient | sévère à leur passage ; 6+6 a
535 Le salut me connaît, | moi le grand chandelier, 6+6 a
Ainsi que le chameau | connaît le chamelier, 6+6 a
Le char, Automédon | et l'esquif, Palinure ; 6+6 a
De même que la scie | agrandit la rainure, 6+6 a
La proue en me voyant | fend l'eau plus fièrement ; 6+6 a
540 Comme une fille craint | son redoutable amant, 6+6 a
La mer au sein lascif, | cette prostituée, 6+6 a
A peur de m'apporter | quelque barque tuée ; 6+6 a
Et le flot, dont le pli | roule un pauvre nocher, 6+6 a
En s'approchant de moi, | tâche de le cacher ; 6+6 a
545 Je suis le Dieu cherché | par tout ce qui chancelle 6+6 a
Sur le frémissement | de l'onde universelle ; 6+6 a
Le naufragé m'invoque | en embrassant l'écueil ; 6+6 a
La nuit je suis cyclope, | et le phare est mon œil ; 6+6 a
Rouge comme la peau | d'un taureau qu'on écorche, 6+6 a
550 La ville semble un rêve | aux lueurs de ma torche ; 6+6 a
Pour les marins perdus, | c'est l'aurore qui point ; 6+6 a
Et je règne ; et le gouffre | inquiet ne sait point 6+6 a
S'il doit japper de joie | ou rugir de colère 6+6 a
Quand, jusqu'aux profondeurs | les plus mornes, j'éclaire 6+6 a
555 L'immense tremblement | de l'horizon confus. 6+6 a
Tais-toi, mer ! je serai | toujours ce que je fus. 6+6 a
Car il ne se peut pas | qu'en ma sombre aventure 6+6 a
J'aie à combattre rien | dans toute la nature 6+6 a
De plus fort que ton flot | terrible dont je ris ; 6+6 a
560 Car il ne se peut pas, | ô gouffre aux tristes cris, 6+6 a
Qu'après avoir fondu | les briques des fournaises, 6+6 a
Après s'être roulé | sur la pourpre des braises, 6+6 a
Après avoir lassé | les soufflets haletants, 6+6 a
Mon fauve airain soit tendre | aux morsures du temps ; 6+6 a
565 Que moi, qui brave, roi | des vagues éblouies, 6+6 a
Le ruissellement vaste | et farouche des pluies, 6+6 a
Moi qui, l'été, l'hiver, | me dresse, sans savoir 6+6 a
Si la bourrasque est dure | et si l'orage est noir, 6+6 a
Qui vois l'éclair à peine, | ayant pour ordinaire 6+6 a
570 D'émousser sur ma peau | de bronze le tonnerre, 6+6 a
Je sois vaincu, détruit, | aboli, ruiné, 6+6 a
Par l'heure, égratignure | au sein blanc de Phryné ; 6+6 a
Que jamais rien m'ébranle, | et que, parce qu'il passe 6+6 a
Des astres au zénith, | des zéphyrs dans l'espace, 6+6 a
575 Mes muscles, enviés | par le granit souvent, 6+6 a
Se déforment ainsi | qu'une nuée au vent ; 6+6 a
Et qu'une vaine année | arrivant acharnée, 6+6 a
Et rapide, et prodigue, | après une autre année, 6+6 a
Une saison venant | après une saison, 6+6 a
580 Janvier remplaçant mai | dans le vague horizon, 6+6 a
En soufflant sur les nids | et sur les fleurs, dissipe 6+6 a
L'ouvrage de Charès, | élève de Lysippe. 6+6 a
Je suis là pour jamais, | lève les yeux et vois 6+6 a
Sur ton front le colosse, | ô mer aux rudes voix ! 6+6 a
585 Que m'importe ? rugis, | tonne, éclabousse, gronde, 6+6 a
Je suis enraciné | dans le crâne du monde, 6+6 a
Comme le mont Ossa, | comme le mont Athos ; 6+6 a
Et la seule statue | ayant deux piédestaux, 6+6 a
C'est moi ; je brave Hadès | et je vaincrai Saturne ; 6+6 a
590 On m'a nommé Soleil, | mais le bronze est nocturne ; 6+6 a
Vulcain forgea de l'ombre | et fit l'airain ; j'ai beau 6+6 a
Jeter sur l'océan | le frisson d'un flambeau, 6+6 a
J'ai beau porter au poing | une flamme qui guide 6+6 a
L'homme, battu des mers, | dans cette nuit liquide, 6+6 a
595 Autour de moi, sur l'île | et sur l'eau, clair miroir, 6+6 a
L'aube a beau resplendir, | je suis le géant noir ; 6+6 a
J'ai la durée obscure | et lourde des ténèbres ; 6+6 a
Je sens l'énigme en moi | liée à mes vertèbres, 6+6 a
Et Pan mystérieux | met sa force en mes reins ; 6+6 a
600 Je vis ; les ténébreux | sont aussi les sereins ; 6+6 a
Puissant, je suis tranquille ; | et la terre âpre ou blonde, 6+6 a
Le bouleversement | tumultueux de l'onde, 6+6 a
Les races succédant | aux races, les tribus 6+6 a
Et les peuples changeant | de lois, de mœurs, de buts, 6+6 a
605 La transformation | lente des destinées, 6+6 a
La déroute effarée | et sombre des années, 6+6 a
Tous les êtres du globe | et du bleu firmament 6+6 a
Entrant, sortant, flottant, | surgissant, s'abîmant, 6+6 a
Sur mon front, qui domine | et la vague et la plage, 6+6 a
610 Sont de la vision, | mais ne sont pas de l'âge ; 6+6 a
Les siècles sont pour moi, | colosse, des instants ; 6+6 a
Et, tant qu'il coulera | des jours des mains du temps, 6+6 a
Tant que poussera l'herbe | et tant que vivra l'homme, 6+6 a
Tant que les chars pesants | et les bêtes de somme 6+6 a
615 Marcheront sur la plaine, | usant les durs pavés, 6+6 a
Mes deux pieds écartés | et mes deux bras levés, 6+6 a
Devant la mer qui vient, | s'enfle, approche et recule, 6+6 a
Devant l'astre, devant | le pâle crépuscule, 6+6 a
Sembleront au passant | vers ces rochers venu 6+6 a
620 Le grand Xiks de la nuit | debout dans l'inconnu. 6+6 a
VII
Les Pyramides
Et, comme dans un chœur | les strophes s'accélèrent, 6+6 a
Toutes ces voix dans l'ombre | obscure se mêlèrent. 6+6 a
Les jardins de Bélus | répétèrent : — Les jours 6+6 a
Nous versent les rayons, | les parfums, les amours ; 6+6 a
625 Le printemps immortel, | c'est nous, nous seuls ; nous sommes 6+6 a
La joie épanouie | en roses sur les hommes. — 6+6 a
Le mausolée altier | dit : — Je suis la douleur ; 6+6 a
Je suis le marbre, auguste | en sa sainte pâleur ; 6+6 a
Cieux ! je suis le grand trône | et le grand mausolée ; 6+6 a
630 Contemplez-moi. Je pleure | une larme étoilée. 6+6 a
— La sagesse, c'est moi, | dit le phare marin ; 6+6 a
— Je suis la force, dit | le colosse d'airain ; 6+6 a
Et l'olympien dit : | Moi, je suis la puissance. — 6+6 a
Et le temple d'Ephèse, | autel que l'âme encense, 6+6 a
635 Fronton qu'adore l'art, | dit : — Je suis la beauté. 6+6 a
— Et moi, cria Chéops, | je suis l'éternité. 6+6 a
Et je vis, à travers | le crépuscule humide, 6+6 a
Apparaître la haute | et sombre pyramide. 6+6 a
Superposant au fond | des espaces béants 6+6 a
640 Les mille angles confus | de ses degrés géants, 6+6 a
Elle se dressait, blême | et terrible, étagée 6+6 a
De plus de plis brumeux | que l'âpre mer Égée, 6+6 a
Et sur ses flots, jamais | par les vents secoués, 6+6 a
Avait au lieu d'esquifs | les siècles échoués. 6+6 a
645 Elle était là, montagne | humaine ; et sa stature, 6+6 a
Monstrueuse, donnait | du trouble à la nature ; 6+6 a
Son vaste cône d'ombre | éclipsait l'horizon ; 6+6 a
Les troupeaux des vapeurs | lui laissaient leur toison ; 6+6 a
Le désert sous sa base | était comme une table ; 6+6 a
650 Elle montait aux cieux, | escalier redoutable 6+6 a
D'on ne sait quelle entrée | étrange de la nuit ; 6+6 a
Son bloc fatal semblait | de ténèbres construit ; 6+6 a
Derrière elle, au milieu | des palmiers et des sables, 6+6 a
On en voyait surgir | deux autres, formidables ; 6+6 a
655 Mais, comme les coteaux | devant le Pélion, 6+6 a
Comme les lionceaux | à côté du lion, 6+6 a
Elles restaient en bas, | et ces dieux pyramides 6+6 a
Semblaient près de Chéops | petites et timides ; 6+6 a
Au-dessus de Chéops | planaient, allant, venant, 6+6 a
660 Jetant parfois de l'ombre | à tout un continent, 6+6 a
Des aigles effrayants | ayant la forme humaine ; 6+6 a
Et des foules sans nom | éparses dans la plaine, 6+6 a
Dans de vagues cités | dont on voyait les tours, 6+6 a
S'écriaient, chaque fois | qu'un de ces noirs vautours 6+6 a
665 Passait, hérissé, fauve | et sanglant, dans la bise : 6+6 a
— Voilà Cyrus ! Voilà | Rhamsès ! Voilà Cambyse ! — 6+6 a
Et ces spectres ailés | secouaient dans les airs 6+6 a
Des lambeaux flamboyants | de lumière et d'éclairs, 6+6 a
Comme si, dans les cieux, | faisant à Dieu la guerre, 6+6 a
670 Ils avaient arraché | des haillons au tonnerre. 6+6 a
Chéops les regardait | passer sans s'émouvoir. 6+6 a
Un brouillard la cachait | tout en la laissant voir ; 6+6 a
L'obscure histoire était | sur ses marches gravée ; 6+6 a
Les sphinx dans ses caveaux | déposaient leur couvée, 6+6 a
675 Les ans fuyaient, les vents | soufflaient ; le monument 6+6 a
Méditait, immobile | et triste, et, par moment, 6+6 a
Toute l'humanité, | comme une fourmilière, 6+6 a
Satrape au sceptre d'or, | prêtre au thyrse de lierre, 6+6 a
Rois, peuples, légions, | combats, trônes croulants, 6+6 a
680 Était subitement | visible sur ses flancs 6+6 a
Dans quelque déchirure | immense des nuées. 6+6 a
Tout flottait sur sa base | en ombres dénouées ; 6+6 a
Et Chéops répéta : | — Je suis l'éternité. 6+6 a
Ainsi parlent, le soir, | dans la molle clarté, 6+6 a
685 Ces monuments, les sept | étonnements de l'homme. 6+6 a
La nuit vient, et s'étend | d'Élinunte à Sodome. 6+6 a
Ouvrant son aile où vont | s'endormir tour à tour 6+6 a
L'onde avec son rocher, | la ville avec sa tour ; 6+6 a
Elle élargit sa bruine | où le silence pèse ; 6+6 a
690 Les voix et les rumeurs | expirent ; tout s'apaise, 6+6 a
Tout bruit s'éteint, à Phode, | en Élide, au Delta. 6+6 a
Tout cesse.
Alors le ver | du sépulcre chanta. 6+6 a
*
Je suis le ver. Je suis | fange et cendre. O ténèbres, 6+6 a
Je règne. Monuments, | entassements célèbres, 6+6 a
695 Panthéons, Rhamséions, 6 a
Façades de l'immense | orgueil humain, si fières, 6+6 b
Que l'homme devant vous | doute s'il voit des pierres 6+6 b
Ou s'il voit des rayons, 6 a
Sanctuaires chargés | d'astres et d'empyrées, 6+6 a
700 Splendides profondeurs | de colonnes dorées, 6+6 a
Vaste enceinte d'Assur, 6 a
Mur où Nemrod cloua | l'hippanthrope Phaeanthe, 6+6 b
Et dont la ronde tour, | sous les oiseaux béante, 6+6 b
Leur semble un puits obscur, 6 a
705 Terrasses de Theglath | avec vos avenues 6+6 a
Augustes par deux rangs | de sphinx aux gorges nues, 6+6 a
Cirque d'Anthrops-le-Noir 6 a
Si beau que, résistant | à l'heure qui s'arrête, 6+6 b
Les chevaux du soleil, | cabrés, baissent la tête 6+6 b
710 Pour tâcher de te voir ! 6 a
Jardins, frontons ailés | aux larges envergures, 6+6 a
Portiques, piédestaux | qui portez des figures 6+6 a
Au geste souverain, 6 a
Et qui, du haut des caps | que votre masse encombre, 6+6 b
715 Ajoutez à la mer | vaste et Sinistre l'ombre 6+6 b
Des déesses d'airain, 6 a
Acropole où l'on vient | des confins de la terre, 6+6 a
Tour du Bœuf, où Jason, | raillant le Sagittaire, 6+6 a
Vint sonner du buccin, 6 a
720 Qui fais aux voyageurs, | vains comme les abeilles 6+6 b
Et vivants par leurs yeux | avides de merveilles, 6+6 b
Braver le Pont-Euxin, 6 a
O temple Acrocéraune, | ô pilier d'Érythrée, 6+6 a
Fiers de votre archipel, | car c'est la mer sacrée, 6+6 a
725 La mer où luit Pylos, 6 a
Ses vagues ont noyé | la horde massagète, 6+6 b
Et, comme le vent vient | de la montagne, il jette 6+6 b
Des plumes d'aigle aux flots, 6 a
Chéops, bâtie avec | un art épouvantable, 6+6 a
730 Si terrible qu'à l'heure | où, couché dans l'étable, 6+6 a
Le chien n'ose gronder, 6 a
Sirius, devant qui | toute étoile s'efface, 6+6 b
Est forcé de tourner | vers toi sa sombre face 6+6 b
Et de te regarder ! 6 a
735 Édifices ! montez, | et montez davantage, 6+6 a
Superposez l'étage | et l'étage à l'étage, 6+6 a
Et le dôme aux cités ; 6 a
Montez ; sous votre base | écrasez les campagnes ; 6+6 b
Plus haut que les forêts, | plus haut que les montagnes, 6+6 b
740 Montez, montez, montez ! 6 a
Soyez comme Babel, | âpre, indignée, austère, 6+6 a
Cette tour qui voudrait | échapper à la terre, 6+6 a
Et qui dans les cieux fuit, 6 a
Montez. A l'archivolte | ajoutez l'architrave. 6+6 b
745 Encor ! encor ! Mettez | le palais sur la cave, 6+6 b
Le néant sur la nuit ! 6 a
Montez dans le nuage, | étant de la fumée ! 6+6 a
Montez, toi sur l'Égypte, | et toi sur l'Idumée, 6+6 a
Toi, sur le mont Caspé ! 6 a
750 Pleurez avec le deuil, | chantez avec la noce. 6+6 b
Va noircir le zénith, | flamme que le colosse 6+6 b
Tient dans son poing crispé. 6 a
Ne vous arrêtez pas. | Montez ! montez encore ! 6+6 a
Moi, je rampe, et j'attends. | Du couchant, de l'aurore 6+6 a
755 Et du sud et du nord, 6 a
Tout vient à moi, le fait, | l'être, la chose triste, 6+6 b
La chose heureuse ; et seul | je vis, et seul j'existe, 6+6 b
Puisque je suis la mort. 6 a
La ruine est promise | à tout ce qui s'élève. 6+6 a
760 Vous ne faites, palais | qui croissez comme un rêve, 6+6 a
Fronton au dur ciment, 6 a
Que mettre un peu plus haut | mon tas de nourriture, 6+6 b
Et que rendre plus grand, | par plus d'architecture, 6+6 b
Le sombre écroulement. 6 a
mètre profils métriques : 6, 6+6
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