Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HUG_3/HUG597
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
PREMIÈRE SÉRIE
1859
XIV
VINGTIÈME SIÈCLE
I
Pleine Mer
*
L'abîme ; on ne sait quoi | de terrible qui gronde ; 6+6 a
Le vent ; l'obscurité | vaste comme le monde ; 6+6 a
Partout les flots ; partout | où l'œil peut s'enfoncer, 6+6 a
La rafale qu'on voit | aller, venir, passer ; 6+6 a
5 L'onde, linceul ; le ciel, | ouverture de tombe ; 6+6 a
Les ténèbres sans l'arche | et l'eau sans la colombe, 6+6 a
Les nuages ayant | l'aspect d'une forêt. 6+6 a
Un esprit qui viendrait | planer là, ne pourrait 6+6 a
Dire, entre l'eau sans fond | et l'espace sans borne, 6+6 a
10 Lequel est le plus sombre, | et si cette horreur morne, 6+6 a
Faite de cécité, | de stupeur et de bruit, 6+6 a
Vient de l'immense mer | ou de l'immense nuit. 6+6 a
L'œil distingue, au milieu | du gouffre où l'air sanglote, 6+6 a
Quelque chose d'informe | et de hideux qui flotte, 6+6 a
15 Un grand cachalot mort | à carcasse de fer, 6+6 a
On ne sait quel cadavre | à vau-l'eau dans la mer, 6+6 a
Œuf de titan dont l'homme | aurait fait un navire. 6+6 a
Cela vogue, cela | nage, cela chavire ; 6+6 a
Cela fut un vaisseau ; | l'écume aux blancs amas 6+6 a
20 Cache et montre à grand bruit | les tronçons de sept mâts. 6+6 a
Le colosse, échoué | sur le ventre, fuit, plonge, 6+6 a
S'engloutit, reparaît, | se meut comme le songe, 6+6 a
Chaos d'agrès rompus, | de poutres, de haubans ; 6+6 a
Le grand mât vaincu semble | un spectre aux bras tombants. 6+6 a
25 L'onde passe à travers | ce débris ; l'eau s'engage 6+6 a
Et déferle en hurlant | le long du bastingage, 6+6 a
Et tourmente des bouts | de corde à des crampons 6+6 a
Dans le ruissellement | formidable des ponts ; 6+6 a
La houle éperdument | furieuse saccage 6+6 a
30 Aux deux flancs du vaisseau | les cintres d'une cage 6+6 a
Où jadis une roue | effrayante a tourné. 6+6 a
Personne ; le néant, | froid, muet, étonné ; 6+6 a
D'affreux canons rouillés | tendant leurs cous funestes ; 6+6 a
L'entre-pont a des trous | où se dressent les restes 6+6 a
35 De cinq tubes pareils | à des clairons géants, 6+6 a
Pleins jadis d'une foudre, | et qui, tordus, béants, 6+6 a
Ployés, éteints, n'ont plus, | sur l'eau qui les balance, 6+6 a
Qu'un noir vomissement | de nuit et de silence ; 6+6 a
Le flux et le reflux, | comme avec un rabot, 6+6 a
40 Dénude à chaque coup | l'étrave et l'étambot, 6+6 a
Et dans la lame on voit | se débattre l'échine 6+6 a
D'une mystérieuse | et difforme machine. 6+6 a
Cette masse sous l'eau | rôde, fantôme obscur. 6+6 a
Des putréfactions | fermentent, à coup sûr, 6+6 a
45 Dans ce vaisseau perdu | sous les vagues sans nombre. 6+6 a
Dessus, des tourbillons | d'oiseaux de mer ; dans l'ombre, 6+6 a
Dessous, des millions | de poissons carnassiers. 6+6 a
Tout à l'entour, les flots, | ces liquides aciers, 6+6 a
Mêlent leurs tournoiements | monstrueux et livides. 6+6 a
50 Des espaces déserts | sous des espaces vides. 6+6 a
O triste mer ! sépulcre | où tout semble vivant ! 6+6 a
Ces deux athlètes faits | de furie et de vent, 6+6 a
Le tangage qui brave | et le roulis qui fume, 6+6 a
Luttant sur ce radeau | funèbre dans la brume, 6+6 a
55 Sans trêve, à chaque instant | arrachent quelque éclat 6+6 a
De la quille ou du pont | dans leur noir pugilat. 6+6 a
Par moments, au zénith | un nuage se troue, 6+6 a
Un peu de jour lugubre | en tombe, et, sur la proue, 6+6 a
Une lueur, qui tremble | au souffle de l'autan, 6+6 a
60 Blême, éclaire à demi | ce mot : LÉVIATHAN. 6+6 a
Puis l'apparition | se perd dans l'eau profonde ; 6+6 a
Tout fuit.
Léviathan ; | c'est là tout le vieux monde, 6+6 a
Âpre et démesuré | dans sa fauve laideur ; 6+6 a
Léviathan, c'est là | tout le passé : grandeur, 6+6 a
Horreur.
*
65 Le dernier siècle | a vu sur la Tamise 6+6 a
Croître un monstre à qui l'eau | sans bornes fut promise, 6+6 a
Et qui longtemps, Babel | des mers, eut Londre entier 6+6 a
Levant les yeux dans l'ombre | au pied de son chantier. 6+6 a
Effroyable, à sept mâts | mêlant cinq cheminées 6+6 a
70 Qui hennissaient au choc | des vagues effrénées, 6+6 a
Emportant, dans le bruit | des aquilons sifflants, 6+6 a
Dix mille hommes, fourmis | éparses dans ses flancs, 6+6 a
Ce titan se rua, | joyeux, dans la tempête ; 6+6 a
Du dôme de Saint-Paul | son mât passait le faîte ; 6+6 a
75 Le sombre esprit humain, | debout sur son tillac, 6+6 a
Stupéfiait la mer | qui n'était plus qu'un lac ; 6+6 a
Le vieillard Océan, | qu'effarouche la sonde, 6+6 a
Inquiet, à travers | le verre de son onde, 6+6 a
Regardait le vaisseau | de l'homme grossissant ; 6+6 a
80 Ce vaisseau fut sur l'onde | un terrible passant ; 6+6 a
Les vagues frémissaient | de l'avoir sur leurs croupes ; 6+6 a
Ses sabords mugissaient ; | en guise de chaloupes, 6+6 a
Deux navires pendaient | à ses portemanteaux ; 6+6 a
Son armure était faite | avec tous les métaux ; 6+6 a
85 Un prodigieux câble | ourlait sa grande voile ; 6+6 a
Quand il marchait, fumant, | grondant, couvert de toile, 6+6 a
Il jetait un tel râle | à l'air épouvanté 6+6 a
Que toute l'eau tremblait, | et que l'immensité 6+6 a
Comptait parmi ses bruits | ce grand frisson sonore. 6+6 a
90 La nuit, il passait rouge | ainsi qu'un météore ; 6+6 a
Sa voilure, où l'oreille | entendait le débat 6+6 a
Des souffles, subissant | ce gréement comme un bât, 6+6 a
Ses hunes, ses grelins, | ses palans, ses amures, 6+6 a
Étaient une prison | de vents et de murmures ; 6+6 a
95 Son ancre avait le poids | d'une tour ; ses parois 6+6 a
Voulaient les flots, trouvant | tous les ports trop étroits ; 6+6 a
Son ombre humiliait | au loin toutes les proues ; 6+6 a
Un télégraphe était | son porte-voix ; ses roues 6+6 a
Forgeaient la sombre mer | comme deux grands marteaux ; 6+6 a
100 Les flots se le passaient | comme des piédestaux 6+6 a
Où, calme, ondulerait | un triomphal colosse : 6+6 a
L'abîme s'abrégeait | sous sa lourdeur véloce ; 6+6 a
Pas de lointain pays | qui pour lui ne fût près ; 6+6 a
Madère apercevait | ses mâts, trois jours après 6+6 a
105 L'Hékla l'entrevoyait | dans la lueur polaire. 6+6 a
La bataille montait | sur lui dans sa colère. 6+6 a
La guerre était sacrée | et sainte en ce temps-là ; 6+6 a
Rien n'égalait Nemrod | si ce n'est Attila ; 6+6 a
Et les hommes, depuis | les premiers jours du monde, 6+6 a
110 Sentant peser sur eux | la misère inféconde, 6+6 a
Les pestes, les fléaux | lugubres et railleurs, 6+6 a
Cherchant quelque moyen | d'amoindrir leurs douleurs, 6+6 a
Pour établir entre eux | de justes équilibres, 6+6 a
Pour être plus heureux, | meilleurs, plus grands, plus libres, 6+6 a
115 Plus dignes du ciel pur | qui les daigne éclairer, 6+6 a
Avaient imaginé | de s'entre-dévorer. 6+6 a
Ce sinistre vaisseau | les aidait dans leur œuvre. 6+6 a
Lourd comme le dragon, | prompt comme la couleuvre, 6+6 a
Il couvrait l'océan | de ses ailes de feu ; 6+6 a
120 La terre s'effrayait | quand sur l'horizon bleu 6+6 a
Rampait l'allongement | hideux de sa fumée, 6+6 a
Car c'était une ville | et c'était une armée ; 6+6 a
Ses pavois fourmillaient | de mortiers et d'affûts, 6+6 a
Et d'un hérissement | de bataillons confus ; 6+6 a
125 Ses grappins menaçaient ; | et, pour les abordages, 6+6 a
On voyait sur ses ponts | des rouleaux de cordages 6+6 a
Monstrueux, qui semblaient | des boas endormis ; 6+6 a
Invincible, en ces temps | de frères ennemis, 6+6 a
Seul, de toute une flotte | il affrontait l'émeute, 6+6 a
130 Ainsi qu'un éléphant | au milieu d'une meute ; 6+6 a
La bordée à ses pieds | fumait comme un encens, 6+6 a
Ses flancs engloutissaient | les boulets impuissants, 6+6 a
Il allait broyant tout | dans l'obscure mêlée, 6+6 a
Et, quand, épouvantable, | il lâchait sa volée, 6+6 a
135 On voyait flamboyer | son colossal beaupré, 6+6 a
Par deux mille canons | brusquement empourpré. 6+6 a
Il méprisait l'autan, | le flux, l'éclair, la brume. 6+6 a
A son avant tournait, | dans un chaos d'écume, 6+6 a
Une espèce de vrille | à trouer l'infini. 6+6 a
140 Le Malström s'apaisait | sous sa quille aplani. 6+6 a
Sa vie intérieure | était un incendie, 6+6 a
Flamme au gré du pilote | apaisée ou grandie ; 6+6 a
Dans l'antre d'où sortait | son vaste mouvement, 6+6 a
Au fond d'une fournaise | on voyait vaguement 6+6 a
145 Des êtres ténébreux | marcher dans des nuées 6+6 a
D'étincelles, parmi | les braises remuées ; 6+6 a
Et pour âme il avait | dans sa cale un enfer. 6+6 a
Il voguait, roi du gouffre, | et ses vergues de fer 6+6 a
Ressemblaient, sous le ciel | redoutable et sublime, 6+6 a
150 A des spectres posés | en travers de l'abîme ; 6+6 a
Ainsi qu'on voit l'Etna | l'on voyait le steamer ; 6+6 a
Il était la montagne | errante de la mer. 6+6 a
Mais les heures, les jours, | les mois, les ans, ces ondes, 6+6 a
Ont passé ; l'océan, | vaste entre les deux mondes, 6+6 a
155 A rugi, de brouillard | et d'orage obscurci ; 6+6 a
La mer a ses écueils | cachés, le temps aussi ; 6+6 a
Et maintenant, parmi | les profondeurs farouches, 6+6 a
Sous les vautours, qui sont | de l'abîme les mouches, 6+6 a
Sous le nuage, au gré | des souffles, dans l'oubli 6+6 a
160 De l'infini, dont l'ombre | affreuse est le repli, 6+6 a
Sans que jamais le vent | autour d'elle s'endorme, 6+6 a
Au milieu des flots noirs | roule l'épave énorme ! 6+6 a
*
L'ancien monde, l'ensemble | étrange et surprenant 6+6 a
De faits sociaux, morts | et pourris maintenant, 6+6 a
165 D'où sortit ce navire | aujourd'hui sous l'écume, 6+6 a
L'ancien monde aussi, lui, | plongé dans l'amertume, 6+6 a
Avait tous les fléaux | pour vents et pour typhons. 6+6 a
Construction d'airain | aux étages profonds, 6+6 a
Sur qui le mal, flot vil, | crachait sa bave infâme, 6+6 a
170 Plein de fumée, et mû | par une hydre de flamme, 6+6 a
La Haine, il ressemblait | à ce sombre vaisseau. 6+6 a
Le mal l'avait marqué | de son funèbre sceau. 6+6 a
Ce monde, enveloppé | d'une brume éternelle, 6+6 a
Était fatal : l'Espoir | avait plié son aile ; 6+6 a
175 Pas d'unité, divorce | et joug ; diversité 6+6 a
De langue, de raison, | de code, de cité ; 6+6 a
Nul lien ; nul faisceau ; | le progrès solitaire, 6+6 a
Comme un serpent coupé, | se tordait sur la terre, 6+6 a
Sans pouvoir réunir | les tronçons de l'effort ; 6+6 a
180 L'esclavage, parquant | les peuples pour la mort, 6+6 a
Les enfermait au fond | d'un cirque de frontières 6+6 a
Où les gardaient la Guerre | et la Nuit, bestiaires ; 6+6 a
L'Adam slave luttait | contre l'Adam germain ; 6+6 a
Un genre humain en France ; | un autre genre humain 6+6 a
185 En Amérique, un autre | à Londre, un autre à Rome ; 6+6 a
L'homme au delà d'un pont | ne connaissait plus l'homme ; 6+6 a
Les vivants, d'ignorance | et de vices chargés, 6+6 a
Se traînaient ; en travers | de tout, les préjugés, 6+6 a
Les superstitions | étaient d'âpres enceintes 6+6 a
190 Terribles d'autant plus | qu'elles étaient plus saintes ; 6+6 a
Quel créneau soupçonneux | et noir qu'un alcoran ! 6+6 a
Un texte avait le glaive | au poing comme un tyran ; 6+6 a
La loi d'un peuple était | chez l'autre peuple un crime ; 6+6 a
Lire était un fossé, | croire était un abîme ; 6+6 a
195 Les rois étaient des tours ; | les dieux étaient des murs ; 6+6 a
Nul moyen de franchir | tant d'obstacles obscurs ; 6+6 a
Sitôt qu'on voulait croître, | on rencontrait la barre 6+6 a
D'une mode sauvage | ou d'un dogme barbare ; 6+6 a
Et, quant à l'avenir, | défense d'aller là. 6+6 a
*
200 Le vent de l'infini | sur ce monde souffla. 6+6 a
Il a sombré. Du fond | des cieux inaccessibles, 6+6 a
Les vivants de l'éther, | les êtres invisibles 6+6 a
Confusément épars | sous l'obscur firmament 6+6 a
A cette heure, pensifs, | regardent fixement 6+6 a
205 Sa disparition | dans la nuit redoutable. 6+6 a
Qu'est-ce que le simoun | a fait du grain de sable ? 6+6 a
Cela fut. C'est passé. | Cela n'est plus ici. 6+6 a
*
Ce monde est mort. Mais quoi ! | l'homme est-il mort aussi ? 6+6 a
Cette forme de lui | disparaissant, l'a-t-elle 6+6 a
210 Lui-même remporté | dans l'énigme éternelle ? 6+6 a
L'océan est désert. | Pas une voile au loin. 6+6 a
Ce n'est plus que du flot | que le flot est témoin. 6+6 a
Pas un esquif vivant | sur l'onde où la mouette 6+6 a
Voit du Léviathan | rôder la silhouette. 6+6 a
215 Est-ce que l'homme, ainsi | qu'un feuillage jauni, 6+6 a
S'en est allé dans l'ombre ? | Est-ce que c'est fini ? 6+6 a
Seul, le flux et reflux | va, vient, passe et repasse. 6+6 a
Et l'œil, pour retrouver | l'homme absent de l'espace 6+6 a
Regarde en vain là-bas. | Rien.
Regardez là-haut. 6+6 a
II
Plein Ciel
220 Loin dans les profondeurs, | hors des nuits, hors du flot, 6+6 a
Dans un écartement | de nuages, qui laisse 6+6 a
Voir au-dessus des mers | la céleste allégresse, 6+6 a
Un point vague et confus | apparaît ; dans le vent, 6+6 a
Dans l'espace, ce point | se meut ; il est vivant ; 6+6 a
225 Il va, descend, remonte ; | il fait ce qu'il veut faire ; 6+6 a
Il approche, il prend forme, | il vient ; c'est une sphère, 6+6 a
C'est un inexprimable | et surprenant vaisseau, 6+6 a
Globe comme le monde, | et comme l'aigle oiseau ; 6+6 a
C'est un navire en marche. | Où ? Dans l'éther sublime ! 6+6 a
230 Rêve ! on croit voir planer | un morceau d'une cime ; 6+6 a
Le haut d'une montagne | a, sous l'orbe étoilé, 6+6 a
Pris des ailes et s'est | tout à coup envolé ? 6+6 a
Quelque heure immense étant | dans les destins sonnée, 6+6 a
La nuit errante s'est | en vaisseau façonnée ? 6+6 a
235 La Fable apparaît-elle | à nos yeux décevants ? 6+6 a
L'antique Éole a-t-il | jeté son outre aux vents ; 6+6 a
De sorte qu'en ce gouffre | où les orages naissent 6+6 a
Les vents, subitement | domptés, la reconnaissent ? 6+6 a
Est-ce l'aimant qui s'est | fait aider par l'éclair 6+6 a
240 Pour bâtir un esquif | céleste avec de l'air ? 6+6 a
Du haut des clairs azurs | vient-il une visite ? 6+6 a
Est-ce un transfiguré | qui part et ressuscite, 6+6 a
Qui monte, délivré | de la terre, emporté 6+6 a
Sur un char volant fait | d'extase et de clarté, 6+6 a
245 Et se rapproche un peu | par instants pour qu'on voie, 6+6 a
Du fond du monde noir, | la fuite de sa joie ? 6+6 a
Ce n'est pas un morceau | d'une cime ; ce n'est 6+6 a
Ni l'outre où tout le vent | de la Fable tenait, 6+6 a
Ni le jeu de l'éclair ; | ce n'est pas un fantôme 6+6 a
250 Venu des profondeurs | aurorales du dôme ; 6+6 a
Ni le rayonnement | d'un ange qui s'en va, 6+6 a
Hors de quelque tombeau | béant, vers Jéhovah ; 6+6 a
Ni rien de ce qu'en son | ou dans la fièvre on nomme. 6+6 a
Qu'est-ce que ce navire | impossible ? C'est l'homme. 6+6 a
255 C'est la grande révolte | obéissante à Dieu ! 6+6 a
La sainte fausse clef | du fatal gouffre bleu ! 6+6 a
C'est Isis qui déchire | éperdument son voile ! 6+6 a
C'est du métal, du bois, | du chanvre et de la toile 6+6 a
C'est de la pesanteur | délivrée, et volant ; 6+6 a
260 C'est la force alliée | à l'homme étincelant, 6+6 a
Fière, arrachant l'argile | à sa chaîne éternelle ; 6+6 a
C'est la matière, heureuse, | altière, ayant en elle 6+6 a
De l'ouragan humain, | et planant à travers 6+6 a
L'immense étonnement | des cieux enfin ouverts ! 6+6 a
265 Audace humaine ! effort | du captif ! sainte rage ! 6+6 a
Effraction enfin | plus forte que la cage ! 6+6 a
Que faut-il à cet être, | atome au large front, 6+6 a
Pour vaincre ce qui n'a | ni fin, ni bord, ni fond, 6+6 a
Pour dompter le vent, trombe, | et l'écume, avalanche ? 6+6 a
270 Dans le ciel une toile | et sur mer une planche. 6+6 a
*
Jadis des quatre vents | la fureur triomphait ; 6+6 a
De ces quatre chevaux | échappés l'homme a fait 6+6 a
L'attelage de son quadrige ; 8 a
Génie, il les tient tous | dans sa main, fier cocher 6+6 b
275 Du char aérien | que l'éther voit marcher ; 6+6 b
Miracle, il gouverne un prodige. 8 a
Char merveilleux ! son nom | est Délivrance. Il court. 6+6 a
Près de lui le ramier | est lent, le flocon lourd ; 6+6 a
Le daim, l'épervier, la panthère 8 a
280 Sont encor là, qu'au loin | son ombre a déjà fui ; 6+6 b
Et la locomotive | est reptile, et, sous lui, 6+6 b
L'hydre de flamme est ver de terre. 8 a
Une musique, un chant, | sort de son tourbillon. 6+6 a
Ses cordages vibrants | et remplis d'aquilon 6+6 a
285 Semblent, dans le vide où tout sombre, 8 a
Une lyre à travers | laquelle par moment 6+6 b
Passe quelque âme en fuite | au fond du firmament 6+6 b
Et mêlée aux souffles de l'ombre. 8 a
Car l'air, c'est l'hymne épars ; | l'air, parmi les récifs 6+6 a
290 Des nuages roulant | en groupes convulsifs, 6+6 a
Jette mille voix étouffées ; 8 a
Les fluides, l'azur, | l'effluve, l'élément, 6+6 b
Sont toute une harmonie | où flottent vaguement 6+6 b
On ne sait quels sombres Orphées. 8 a
295 Superbe, il plane avec | un hymne en ses agrès ; 6+6 a
Et l'on croit voir passer | la strophe du progrès. 6+6 a
Il est la nef, il est le phare ! 8 a
L'homme enfin prend son sceptre | et jette son bâton. 6+6 b
Et l'on voit s'envoler | le calcul de Newton 6+6 b
300 Monté sur l'ode de Pindare. 8 a
Le char haletant plonge | et s'enfonce dans l'air, 6+6 a
Dans l'éblouissement | impénétrable et clair, 6+6 a
Dans l'éther sans tache et sans ride ; 8 a
Il se perd sous le bleu | des cieux démesurés ; 6+6 b
305 Les esprits de l'azur | contemplent effarés 6+6 b
Cet engloutissement splendide. 8 a
Il passe, il n'est plus là ; | qu'est-il dont devenu ? 6+6 a
Il est dans l'invisible, | il est dans l'inconnu ; 6+6 a
Il baigne l'homme dans le songe, 8 a
310 Dans le fait, dans le vrai | profond, dans la clarté, 6+6 b
Dans l'océan d'en haut | plein d'une vérité 6+6 b
Dont le prêtre a fait un mensonge. 8 a
Le jour se lève, il va ; | le jour s'évanouit, 6+6 a
Il va ; fait pour le jour, | il accepte la nuit. 6+6 a
315 Voici l'heure des feux sans nombre ; 8 a
L'heure où, vu du nadir, | ce globe semble, ayant 6+6 b
Son large cône obscur | sous lui se déployant, 6+6 b
Une énorme comète d'ombre. 8 a
La brume redoutable | emplit au loin les airs. 6+6 a
320 Ainsi qu'au crépuscule | on voit, le long des mers, 6+6 a
Le pêcheur, vague comme un rêve, 8 a
Traînant, dernier effort | d'un long jour de sueurs, 6+6 b
Sa nasse où les poissons | font de pâles lueurs, 6+6 b
Aller et venir sur la grève, 8 a
325 La Nuit tire du fond | des gouffres inconnus 6+6 a
Son filet où luit Mars, | où rayonne Vénus, 6+6 a
Et, pendant que les heures sonnent, 8 a
Ce filet grandit, monte, | emplit le ciel des soirs, 6+6 b
Et dans ses mailles d'ombre | et dans ses réseaux noirs 6+6 b
330 Les constellations frissonnent. 8 a
L'aéroscaphe suit | son chemin ; il n'a peur 6+6 a
Ni des pièges du soir, | ni de l'âcre vapeur, 6+6 a
Ni du ciel morne où rien ne bouge, 8 a
Où les éclairs, luttant | au fond de l'ombre entre eux, 6+6 b
335 Ouvrent subitement | dans le nuage affreux 6+6 b
Des cavernes de cuivre rouge. 8 a
Il invente une route | obscure dans les nuits ; 6+6 a
Le silence hideux | de ces lieux inouïs 6+6 a
N'arrête point ce globe en marche ; 8 a
340 Il passe, portant l'homme | et l'univers en lui ; 6+6 b
Paix ! gloire ! et, comme l'eau | jadis, l'air aujourd'hui 6+6 b
Au-dessus de ses flots voit l'arche. 8 a
Le saint navire court | par le vent emporté 6+6 a
Avec la certitude | et la rapidité 6+6 a
345 Du javelot cherchant la cible ; 8 a
Rien n'en tombe, et pourtant | il chemine en semant ; 6+6 b
Sa rondeur, qu'on distingue | en haut confusément, 6+6 b
Semble un ventre d'oiseau terrible. 8 a
Il vogue ; les brouillards | sous lui flottent dissous ; 6+6 a
350 Ses pilotes penchés | regardent, au-dessous 6+6 a
Des nuages où l'ancre traîne, 8 a
Si, dans l'ombre, où la terre | avec l'air se confond, 6+6 b
Le sommet du mont Blanc | ou quelque autre bas-fond 6+6 b
Ne vient pas heurter sa carène. 8 a
*
355 La vie est sur le pont | du navire éclatant 6+6 a
Le rayon l'envoya, | la lumière l'attend. 6+6 a
L'homme y fourmille, l'homme | invincible y flamboie ; 6+6 a
Point d'armes ; un fier bruit | de puissance et de joie ; 6+6 a
Le cri vertigineux | de l'exploration ! 6+6 a
360 Il court, ombre, clarté, | chimère, vision ! 6+6 a
Regardez-le pendant | qu'il passe, il va si vite ! 6+6 a
Comme autour d'un soleil | un système gravite, 6+6 a
Une sphère de cuivre | énorme fait marcher 6+6 a
Quatre globes où pend | un immense plancher ; 6+6 a
365 Elle respire et fuit | dans les vents qui la bercent ; 6+6 a
Un large et blanc hunier | horizontal, que percent 6+6 a
Des trappes, se fermant, | s'ouvrant au gré du frein, 6+6 a
Fait un grand diaphragme | à ce poumon d'airain ; 6+6 a
Il s'impose à la nue | ainsi qu'à l'onde un liège ; 6+6 a
370 La toile d'araignée | humaine, un vaste piège 6+6 a
De cordes et de nœuds, | un enchevêtrement 6+6 a
De soupapes que meut | un câble où court l'aimant, 6+6 a
Une embûche de treuils, | de cabestans, de moufles, 6+6 a
Prend au passage et fait | travailler tous les souffles ; 6+6 a
375 L'esquif plane, encombré | d'hommes et de ballots, 6+6 a
Parmi les arcs-en-ciel, | les azurs, les halos, 6+6 a
Et sa course, écheveau | qui sans fin se dévide, 6+6 a
A pour point d'appui l'air | et pour moteur le vide ; 6+6 a
Sous le plancher s'étage | un chaos régulier 6+6 a
380 De ponts flottants que lie | un tremblant escalier ; 6+6 a
Ce navire est un Louvre | errant avec son faste ; 6+6 a
Un fil le porte ; il fuit, | léger, fier, et si vaste, 6+6 a
Si colossal, au vent | du grand abîme clair, 6+6 a
Que le Léviathan, | rampant dans l'âpre mer, 6+6 a
385 A l'air de sa chaloupe | aux ténèbres tombée, 6+6 a
Et semble, sous le vol | d'un aigle, un scarabée 6+6 a
Se tordant dans le flot | qui l'emporte, tandis 6+6 a
Que l'immense oiseau plane | au fond d'un paradis. 6+6 a
Si l'on pouvait rouvrir | les yeux que le ver ronge, 6+6 a
390 Oh ! ce vaisseau, construit | par le chiffre et le songe, 6+6 a
Éblouirait Shakspeare | et ravirait Euler ! 6+6 a
Il voyage, Délos | gigantesque de l'air, 6+6 a
Et rien ne le repousse | et rien ne le refuse ; 6+6 a
Et l'on entend parler | sa grande voix confuse. 6+6 a
395 Par moments la tempête | accourt, le ciel pâlit, 6+6 a
L'autan, bouleversant | les flots de l'air, emplit 6+6 a
L'espace d'une écume | affreuse de nuages ; 6+6 a
Mais qu'importe à l'esquif | de la mer sans rivages ? 6+6 a
Seulement, sur son aile | il se dresse en marchant ; 6+6 a
400 Il devient formidable | à l'abîme méchant, 6+6 a
Et dompte en frémissant | la trombe qui se creuse. 6+6 a
On le dirait conduit | dans l'horreur ténébreuse 6+6 a
Par l'âme des Leibniz, | des Fultons, des Képlers ; 6+6 a
Et l'on croit voir, parmi | le chaos plein d'éclairs, 6+6 a
405 De détonations, | d'ombre et de jets de soufre, 6+6 a
Le sombre emportement | d'un monde dans un gouffre. 6+6 a
*
Qu'importe le moment ? | qu'importe la saison ? 6+6 a
La brume peut cacher | dans le blême horizon 6+6 a
Les Saturnes et les Mercures ; 8 a
410 La bise, conduisant | la pluie aux crins épars, 6+6 b
Dans les nuages lourds | grondant de toutes parts 6+6 b
Peut tordre des hydres obscures ; 8 a
Qu'importe ? il va. Tout souffle | est bon ; simoun, mistral ! 6+6 a
La terre a disparu | dans le puits sidéral, 6+6 a
415 Il entre au mystère nocturne, 8 a
Au-dessus de la grêle | et de l'ouragan fou, 6+6 b
Laissant le globe en bas | dans l'ombre, on ne sait où, 6+6 b
Sous le renversement de l'urne. 8 a
Intrépide, il bondit | sur les ondes du vent ; 6+6 a
420 Il se rue, aile ouverte | et la proue en avant, 6+6 a
Il monte, il monte, il monte encore, 8 a
Au-delà de la zone | où tout s'évanouit, 6+6 b
Comme s'il s'en allait | dans la profonde nuit 6+6 b
A la poursuite de l'aurore ! 8 a
425 Calme, il monte où jamais | nuage n'est monté ; 6+6 a
Il plane à la hauteur | de la sérénité, 6+6 a
Devant la vision des sphères ; 8 a
Elles sont là, faisant | le mystère éclatant, 6+6 b
Chacune feu d'un gouffre, | et toutes constatant 6+6 b
430 Les énigmes par les lumières. 8 a
Andromède étincelle, | Orion resplendit ; 6+6 a
L'essaim prodigieux | des Pléiades grandit ; 6+6 a
Sirius ouvre son cratère ; 8 a
Arcturus, oiseau d'or, | scintille dans son nid ; 6+6 b
435 Le Scorpion hideux | fait cabrer au zénith 6+6 b
Le poitrail bleu du Sagittaire. 8 a
L'aéroscaphe voit, | comme en face de lui, 6+6 a
Là-haut, Aldebaran | par Céphée ébloui, 6+6 a
Persée, escarboucle des cimes, 8 a
440 Le chariot polaire | aux flamboyants essieux, 6+6 b
Et, plus loin, la lueur | lactée, ô sombres cieux, 6+6 b
La fourmilière des abîmes ! 8 a
Vers l'apparition | terrible des soleils, 6+6 a
Il monte ; dans l'horreur | des espaces vermeils, 6+6 a
445 Il s'oriente, ouvrant ses voiles ; 8 a
On croirait, dans l'éther | où de loin on entend, 6+6 b
Que ce vaisseau puissant | et superbe, en chantant, 6+6 b
Part pour une de ces étoiles ; 8 a
Tant cette nef, rompant | tous les terrestres nœuds, 6+6 a
450 Volante, et franchissant | le ciel vertigineux, 6+6 a
Rêve des blêmes Zoroastres, 8 a
Comme effrénée au souffle | insensé de la nuit, 6+6 b
Se jette, plonge, enfonce | et tombe et roule et fuit 6+6 b
Dans le précipice des astres ! 8 a
*
455 Où donc s'arrêtera | l'homme séditieux ? 6+6 a
L'espace voit, d'un œil | par moment soucieux, 6+6 a
L'empreinte du talon | de l'homme dans les nues ; 6+6 a
Il tient l'extrémité | des choses inconnues ; 6+6 a
Il épouse l'abîme | à son argile uni ; 6+6 a
460 Le voilà maintenant | marcheur de l'infini. 6+6 a
Où s'arrêtera-t-il, | le puissant réfractaire ? 6+6 a
Jusqu'à quelle distance | ira-t-il de la terre ? 6+6 a
Jusqu'à quelle distance | ira-t-il du destin ? 6+6 a
L'âpre Fatalité | se perd dans le lointain ; 6+6 a
465 Toute l'antique histoire | affreuse et déformée 6+6 a
Sur l'horizon nouveau | fuit comme une fumée. 6+6 a
Les temps sont venus. L'homme | a pris possession 6+6 a
De l'air, comme du flot | la grèbe et l'alcyon. 6+6 a
Devant nos rêves fiers, | devant nos utopies 6+6 a
470 Ayant des yeux croyants | et des ailes impies, 6+6 a
Devant tous nos efforts | pensifs et haletants, 6+6 a
L'obscurité sans fond | fermait ses deux battants ; 6+6 a
Le vrai champ enfin s'offre | aux puissantes algèbres ; 6+6 a
L'homme vainqueur, tirant | le verrou des ténèbres, 6+6 a
475 Dédaigne l'océan, | le vieil infini mort. 6+6 a
La porte noire cède | et s'entre-bâille. Il sort ! 6+6 a
O profondeurs ! faut-il | encor l'appeler l'homme ? 6+6 a
L'homme est d'abord monté | sur la bête de somme ; 6+6 a
Puis sur le chariot | que portent des essieux ; 6+6 a
480 Puis sur la frêle barque | au mât ambitieux ; 6+6 a
Puis quand il a fallu | vaincre l'écueil, la lame, 6+6 a
L'onde et l'ouragan, l'homme | est monté sur la flamme ; 6+6 a
A présent l'immortel | aspire à l'éternel ; 6+6 a
Il montait sur la mer, | il monte sur le ciel. 6+6 a
485 L'homme force le sphinx | à lui tenir la lampe. 6+6 a
Jeune, il jette le sac | du vieil Adam qui rampe, 6+6 a
Et part, et risque aux cieux, | qu'éclaire son flambeau, 6+6 a
Un pas semblable à ceux | qu'on fait dans le tombeau ; 6+6 a
Et peut-être voici | qu'enfin la traversée 6+6 a
490 Effrayante, d'un astre | à l'autre, est commencée ! 6+6 a
*
Stupeur ! se pourrait-il | que l'homme s'élançât ? 6+6 a
O nuit ! se pourrait-il | que l'homme, ancien forçat, 6+6 a
Que l'esprit humain, vieux reptile, 8 a
Devînt ange, et, brisant | le carcan qui le mord, 6+6 b
495 Fût soudain de plain-pied | avec les cieux ? La mort 6+6 b
Va donc devenir inutile ! 8 a
Oh ! franchir l'éther ! songe | épouvantable et beau ! 6+6 a
Doubler le promontoire | énorme du tombeau ! 6+6 a
Qui sait ? — toute aile est magnanime, 8 a
500 L'homme est ailé, — peut-être, | ô merveilleux retour 6+6 b
Un Christophe Colomb | de l'ombre, quelque jour, 6+6 b
Un Gama du cap de l'abîme, 8 a
Un Jason de l'azur, | depuis longtemps parti, 6+6 a
De la terre oublié, | par le ciel englouti, 6+6 a
505 Tout à coup sur l'humaine rive 8 a
Reparaîtra, monté | sur cet alérion, 6+6 b
Et, montrant Sirius, | Allioth, Orion, 6+6 b
Tout pâle, dira : J'en arrive ! 8 a
Ciel ! ainsi, comme on voit | aux voûtes des celliers 6+6 a
510 Les noirceurs qu'en rôdant | tracent les chandeliers, 6+6 a
On pourrait, sous les bleus pilastres, 8 a
Deviner qu'un enfant | de la terre a passé, 6+6 b
A ce que le flambeau | de l'homme aurait laissé 6+6 b
De fumée au plafond des astres ! 8 a
*
515 Pas si loin ! pas si haut ! | redescendons. Restons 6+6 a
L'homme, restons Adam ; | mais non l'homme à tâtons, 6+6 a
Mais non l'Adam tombé ! | Tout autre rêve altère 6+6 a
L'espèce d'idéal | qui convient à la terre. 6+6 a
Contentons-nous du mot : | meilleur ! écrit partout. 6+6 a
Oui, l'aube s'est levée. |
520 Oh ! ce fut tout à coup 6+6 a
Comme une éruption | de folie et de joie, 6+6 a
Quand, après six mille ans | dans la fatale voie, 6+6 a
Défaite brusquement | par l'invisible main, 6+6 a
La pesanteur, liée | au pied du genre humain, 6+6 a
525 Se brisa ; cette chaîne | était toutes les chaînes ! 6+6 a
Tout s'envola dans l'homme, | et les fureurs, les haines, 6+6 a
Les chimères, la force | évanouie enfin 6+6 a
L'ignorance et l'erreur, | la misère et la faim, 6+6 a
Le droit divin des rois, | les faux dieux juifs ou guèbres, 6+6 a
530 Le mensonge, le dol, | les brumes, les ténèbres, 6+6 a
Tombèrent dans la poudre | avec l'antique sort, 6+6 a
Comme le vêtement | du bagne dont on sort. 6+6 a
Et c'est ainsi que l'ère | annoncée est venue, 6+6 a
Cette ère qu'à travers | les temps, épaisse nue, 6+6 a
535 Thalès apercevait | au loin devant ses yeux ; 6+6 a
Et Platon, lorsque, ému, | des sphères dans les cieux 6+6 a
Il écoutait les chants | et contemplait les danses. 6+6 a
Les êtres inconnus | et bons, les providences 6+6 a
Présentes dans l'azur | où l'œil ne les voit pas, 6+6 a
540 Les anges qui de l'homme | observent tous les pas, 6+6 a
Leur tâche sainte étant | de diriger lés âmes 6+6 a
Et d'attiser, avec | toutes les belles flammes, 6+6 a
La conscience au fond | des cerveaux ténébreux, 6+6 a
Ces amis des vivants, | toujours penchés sur eux, 6+6 a
545 Ont cessé de frémir | et d'être, en la tourmente 6+6 a
Et dans les sombres nuits, | la voix qui se lamente. 6+6 a
Voici qu'on voit bleuir | l'idéale Sion. 6+6 a
Ils n'ont plus l'œil fixé | sur l'apparition 6+6 a
Du vainqueur, du soldat, | du fauve chasseur d'hommes. 6+6 a
550 Les vagues flamboiements | épars sur les Sodomes, 6+6 a
Précurseurs du grand feu | dévorant, les lueurs 6+6 a
Que jette le sourcil | tragique des tueurs, 6+6 a
Les guerres, s'arrachant | avec leur griffe immonde 6+6 a
Les frontières, haillon | difforme du vieux monde, 6+6 a
555 Les battements de cœur | des mères aux abois, 6+6 a
L'embuscade ou le vol | guettant au fond des bois, 6+6 a
Le cri de la chouette | et de la sentinelle, 6+6 a
Les fléaux, ne sont plus | leur alarme éternelle. 6+6 a
Le deuil n'est plus mêlé | dans tout ce qu'on entend ; 6+6 a
560 Leur oreille n'est plus | tendue à chaque instant 6+6 a
Vers le gémissement | indigné de la tombe ; 6+6 a
La moisson rit aux champs | où râlait l'hécatombe ; 6+6 a
L'azur ne les voit plus | pleurer les nouveau-nés, 6+6 a
Dans tous les innocents | pressentir des damnés, 6+6 a
565 Et la pitié n'est plus | leur unique attitude ; 6+6 a
Ils ne regardent plus | la morne servitude 6+6 a
Tresser sa maille obscure | à l'osier des berceaux. 6+6 a
L'homme aux fers, pénétré | du frisson des roseaux, 6+6 a
Est remplacé par l'homme | attendri, fort et calme ; 6+6 a
570 La fonction du sceptre | est faite par la palme ; 6+6 a
Voici qu'enfin, ô gloire ! | exaucés dans leur vœu, 6+6 a
Ces êtres, dieux pour nous, | créatures pour Dieu, 6+6 a
Sont heureux, l'homme est bon, | et sont fiers, l'homme est juste. 6+6 a
Les esprits purs, essaim | de l'empyrée auguste, 6+6 a
575 Devant ce globe obscur | qui devient lumineux, 6+6 a
Ne sentent plus saigner | l'amour qu'ils ont en eux ; 6+6 a
Une clarté paraît | dans leur beau regard sombre ; 6+6 a
Et l'archange commence | à sourire dans l'ombre. 6+6 a
*
Où va-t-il, ce navire ? | Il va, de jour vêtu, 6+6 a
580 A l'avenir divin | et pur, à la vertu, 6+6 a
A la science qu'on voit luire, 8 a
A la mort des fléaux, | à l'oubli généreux, 6+6 b
A l'abondance, au calme, | au rire, à l'homme heureux ; 6+6 b
Il va, ce glorieux navire, 8 a
585 Au droit, à la raison, | à la fraternité, 6+6 a
A la religieuse | et sainte vérité 6+6 a
Sans impostures et sans voiles, 8 a
A l'amour, sur les cœurs | serrant son doux lien, 6+6 b
Au juste, au grand, au bon, | au beau… — Vous voyez bien 6+6 b
590 Qu'en effet, il monte aux étoiles ! 8 a
Il porte l'homme à l'homme, | et l'esprit à l'esprit. 6+6 a
Il civilise, ô gloire ! | Il ruine, il flétrit 6+6 a
Tout l'affreux passé qui s'effare ; 8 a
Il abolit la loi | de fer, la loi de sang, 6+6 b
595 Les glaives, les carcans, | l'esclavage, en passant 6+6 b
Dans les cieux comme une fanfare. 8 a
Il ramène au vrai ceux | que le faux repoussa ; 6+6 a
Il fait briller la foi | dans l'œil de Spinosa 6+6 a
Et l'espoir sur le front de Hobbe ; 8 a
600 Il plane, rassurant, | réchauffant, épanchant 6+6 b
Sur ce qui fut lugubre | et ce qui fut méchant 6+6 b
Toute la clémence de l'aube. 8 a
Les vieux champs de bataille | étaient là dans la nuit ; 6+6 a
Il passe, et maintenant | voilà le jour qui luit 6+6 a
605 Sur ces grands charniers de l'histoire 8 a
Où les siècles, penchant | leur œil triste et profond, 6+6 b
Venaient regarder l'ombre | effroyable que font 6+6 b
Les deux ailes de la victoire. 8 a
Derrière lui, César | redevient homme ; Éden 6+6 a
610 S'élargit sur l'Érèbe, | épanoui soudain ; 6+6 a
Les ronces de lys sont couvertes ; 8 a
Tout revient, tout renaît ; | ce que la mort courbait 6+6 b
Refleurit dans la vie, | et le bois du gibet 6+6 b
Jette, effrayé, des branches vertes. 8 a
615 Le nuage, l'aurore | aux candides fraîcheurs, 6+6 a
L'aile de la colombe, | et toutes les blancheurs, 6+6 a
Composent là-haut sa magie ; 8 a
Derrière lui, pendant | qu'il fuit vers la clarté, 6+6 b
Dans l'antique noirceur | de la fatalité 6+6 b
620 Des lueurs de l'enfer rougie, 8 a
Dans ce brumeux chaos | qui fut le monde ancien, 6+6 a
Où l'allah turc s'accoude | au sphinx égyptien, 6+6 a
Dans la séculaire géhenne, 8 a
Dans la Gomorrhe infâme | où flambe un lac fumant, 6+6 b
625 Dans la forêt du mal | qu'éclairent vaguement 6+6 b
Les deux yeux fixes de la Haine, 8 a
Tombent, sèchent, ainsi | que des feuillages morts, 6+6 a
Et s'en vont la douleur, | le péché, le remords, 6+6 a
La perversité lamentable, 8 a
630 Tout l'ancien joug, de rêve | et de crime forgé, 6+6 b
Nemrod, Aron, la guerre | avec le préjugé, 6+6 b
La boucherie avec l'étable ! 8 a
Tous les spoliateurs | et tous les corrupteurs 6+6 a
S'en vont ; et les faux ours | sur les fausses hauteurs ; 6+6 a
635 Et le taureau d'airain qui beugle, 8 a
La hache, le billot, | le bûcher dévorant, 6+6 b
Et le docteur versant | l'erreur à l'ignorant, 6+6 b
Vil bâton qui trompait l'aveugle ! 8 a
Et tous ceux qui faisaient, | au lieu de repentirs, 6+6 a
640 Un rire au prince avec | les larmes des martyrs, 6+6 a
Et tous ces flatteurs des épées 8 a
Qui louaient le sultan, | le maître universel, 6+6 b
Et, pour assaisonner | l'hymne, prenaient du sel 6+6 b
Dans le sac aux têtes coupées ! 8 a
645 Les pestes, les forfaits, | les cinùers fulgurants, 6+6 a
S'effacent, et la route | où marchaient les tyrans, 6+6 a
Bélial roi, Dagon ministre, 8 a
Et l'épine, et la haie | horrible du chemin 6+6 b
Où l'homme du vieux monde | et du vieux vice humain 6+6 b
650 Entend bêler le bouc sinistre. 8 a
On voit luire partout | les esprits sidéraux ; 6+6 a
On voit la fin du monstre | et la fin du héros, 6+6 a
Et de l'athée et de l'augure, 8 a
La fin du conquérant, | la fin du paria ; 6+6 b
655 Et l'on voit lentement | sortir Beccaria. 6+6 b
De Dracon qui se transfigure. 8 a
On voit l'agneau sortir | du dragon fabuleux, 6+6 a
La vierge de l'opprobre, | et Marie aux yeux bleus 6+6 a
De la Vénus prostituée ; 8 a
660 Le blasphème devient | le psaume ardent et pur, 6+6 b
L'hymne prend, pour s'en faire | autant d'ailes d'azur, 6+6 b
Tous les haillons de la huée. 8 a
Tout est sauvé ! La fleur, | le printemps aromal, 6+6 a
L'éclosion du bien, | l'écroulement du mal, 6+6 a
665 Fêtent dans sa course enchantée 8 a
Ce beau globe éclaireur, | ce grand char curieux, 6+6 b
Qu'Empédocle, du fond | des gouffres, suit des yeux, 6+6 b
Et, du haut des monts, Prométhée ! 8 a
Le jour s'est fait dans l'antre | où l'horreur s'accroupit. 6+6 a
670 En expirant, l'antique | univers décrépit, 6+6 a
Larve à la prunelle ternie, 8 a
Gisant, et regardant | le ciel noir s'étoiler, 6+6 b
A laissé cette sphère | heureuse s'envoler 6+6 b
Des lèvres de son agonie. 8 a
*
675 Oh ! ce navire fait | le voyage sacré ! 6+6 a
C'est l'ascension bleue | à son premier degré, 6+6 a
Hors de l'antique et vil décombre, 8 a
Hors de la pesanteur, | c'est l'avenir fondé ; 6+6 b
C'est le destin de l'homme | à la fin évadé, 6+6 b
680 Qui lève l'ancre et sort de l'ombre ! 8 a
Ce navire là-haut | conclut le grand hymen, 6+6 a
Il mêle presque à Dieu | l'âme du genre humain. 6+6 a
Il voit l'insondable, il y touche ; 8 a
Il est le vaste élan | du progrès vers le ciel ; 6+6 b
685 Il est l'entrée altière | et sainte du réel 6+6 b
Dans l'antique idéal farouche. 8 a
Oh ! chacun de ses pas | conquiert l'illimité ! 6+6 a
Il est la joie ; il est | la paix ; l'humanité 6+6 a
A trouvé son organe immense ; 8 a
690 Il vogue, usurpateur | sacré, vainqueur béni, 6+6 b
Reculant chaque jour | plus loin dans l'infini 6+6 b
Le point sombre où l'homme commence. 8 a
Il laboure l'abîme ; | il ouvre ces sillons 6+6 a
Où croissaient l'ouragan, | l'hiver, les tourbillons, 6+6 a
695 Les sifflements et les huées ; 8 a
Grâce à lui, la concorde | est la gerbe des cieux ; 6+6 b
Il va, fécondateur | du ciel mystérieux, 6+6 b
Charrue auguste des nuées. 8 a
Il fait germer la vie | humaine dans ces champs 6+6 a
700 Où Dieu n'avait encor | semé que des couchants 6+6 a
Et moissonné que des aurores ; 8 a
Il entend, sous son vol | qui fend les airs sereins, 6+6 b
Croître et frémir partout | les peuples souverains, 6+6 b
Ces immenses épis sonores ! 8 a
705 Nef magique et suprême ! | elle a, rien qu'en marchant, 6+6 a
Changé le cri terrestre | en pur et joyeux chant, 6+6 a
Rajeuni les races flétries, 8 a
Établi l'ordre vrai, | montré le chemin sûr, 6+6 b
Dieu juste ! et fait entrer | dans l'homme tant d'azur 6+6 b
710 Qu'elle a supprimé les patries ! 8 a
Faisant à l'homme avec | le ciel une cité, 6+6 a
Une pensée avec | toute l'immensité, 6+6 a
Elle abolit les vieilles règles ; 8 a
Elle abaisse les monts, | elle annule les tours ; 6+6 b
715 Splendide, elle introduit | les peuples, marcheurs lourds, 6+6 b
Dans la communion des aigles. 8 a
Elle a cette divine | et chaste fonction 6+6 a
De composer là-haut | l'unique nation, 6+6 a
A la fois dernière et première, 8 a
720 De promener l'essor | dans le rayonnement, 6+6 b
Et de faire planer, | ivre de firmament, 6+6 b
La liberté dans la lumière. 8 a
mètre profils métriques : 8, 6+6
logo du CRISCO logo de l'université