Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HUG_3/HUG594
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
PREMIÈRE SÉRIE
1859
XIII
MAINTENANT
Le Crapaud
Que savons-nous ? qui donc | connaît le fond des choses ? 6+6 a
Le couchant rayonnait | dans les nuages roses ; 6+6 a
C'était la fin d'un jour | d'orage, et l'occident 6+6 b
Changeait l'ondée en flamme | en son brasier ardent ; 6+6 b
5 Près d'une ornière, au bord | d'une flaque de pluie, 6+6 a
Un crapaud regardait | le ciel, bête éblouie ; 6+6 a
Grave, il songeait ; l'horreur | contemplait la splendeur. 6+6 b
(Oh ! pourquoi la souffrance | et pourquoi la laideur ? 6+6 b
Hélas ! le bas-empire | est couvert d'Augustules, 6+6 a
10 Les Césars de forfaits, | les crapauds de pustules, 6+6 a
Comme le pré de fleurs | et le ciel de soleils !) 6+6 b
Les feuilles s'empourpraient | dans les arbres vermeils ; 6+6 b
L'eau miroitait, mêlée | à l'herbe, dans l'ornière ; 6+6 a
Le soir se déployait | ainsi qu'une bannière ; 6+6 a
15 L'oiseau baissait la voix | dans le jour affaibli ; 6+6 b
Tout s'apaisait, dans l'air, | sur l'onde ; et, plein d'oubli, 6+6 b
Le crapaud, sans effroi, | sans honte, sans colère, 6+6 a
Doux, regardait la grande | auréole solaire. 6+6 a
Peut-être le maudit | se sentait-il béni ; 6+6 b
20 Pas de bête qui n'ait | un reflet d'infini ; 6+6 b
Pas de prunelle abjecte | et vile que ne touche 6+6 a
L'éclair d'en haut, parfois | tendre et parfois farouche ; 6+6 a
Pas de monstre chétif, | louche, impur, chassieux, 6+6 b
Qui n'ait l'immensité | des astres dans les yeux. 6+6 b
25 Un homme qui passait | vit la hideuse bête, 6+6 a
Et, frémissant, lui mit | son talon sur la tête ; 6+6 a
C'était un prêtre ayant | un livre qu'il lisait ; 6+6 b
Puis une femme, avec | une fleur au corset, 6+6 b
Vint et lui creva l'œil | du bout de son ombrelle ; 6+6 a
30 Et le prêtre était vieux, | et la femme était belle. 6+6 a
Vinrent quatre écoliers, | sereins comme le ciel. 6+6 b
— J'étais enfant, j'étais | petit, j'étais cruel ; — 6+6 b
Tout homme sur la terre, | où l'âme erre asservie, 6+6 a
Peut commencer ainsi | le récit de sa vie. 6+6 a
35 On a le jeu, l'ivresse | et l'aube dans les yeux, 6+6 b
On a sa mère, on est | des écoliers joyeux, 6+6 b
De petits hommes gais, | respirant l'atmosphère 6+6 a
A pleins poumons, aimés, | libres, contents ; que faire, 6+6 a
Sinon de torturer | quelque être malheureux 6+6 b
40 Le crapaud se traînait | au fond du chemin creux. 6+6 b
C'était l'heure où des champs | les profondeurs s'azurent. 6+6 a
Fauve, il cherchait la nuit ; | les enfants l'aperçurent 6+6 a
Et crièrent : — Tuons | ce vilain animal, 6+6 b
Et, puisqu'il est si laid, | faisons-lui bien du mal ! — 6+6 b
45 Et chacun d'eux, riant, | — l'enfant rit quand il tue, — 6+6 a
Se mit à le piquer | d'une branche pointue, 6+6 a
Élargissant le trou | de l'œil crevé, blessant 6+6 b
Les blessures, ravis, | applaudis du passant ; 6+6 b
Car les passants riaient ; | et l'ombre sépulcrale 6+6 a
50 Couvrait ce noir martyr | qui n'a pas même un râle, 6+6 a
Et le sang, sang affreux, | de toutes parts coulait 6+6 b
Sur un pauvre être ayant | pour crime d'être laid ; 6+6 b
Il fuyait ; il avait | une patte arrachée ; 6+6 a
Un enfant le frappait | d'une pelle ébréchée ; 6+6 a
55 Et chaque coup faisait | écumer ce proscrit 6+6 b
Qui, même quand le jour | sur sa tête sourit, 6+6 b
Même sous le grand ciel, | rampe au fond d'une cave ; 6+6 a
Et les enfants disaient : | Est-il méchant ! Il bave ! 6+6 a
Son front saignait ; son œil | pendait ; dans le genêt 6+6 b
60 Et la ronce, effroyable | à voir, il cheminait ; 6+6 b
On eût dit qu'il sortait | de quelque affreuse serre. 6+6 a
Oh ! la sombre action, | emparer la misère ! 6+6 a
Ajouter de l'horreur | à la difformité ! 6+6 b
Disloqué, de cailloux | en cailloux cahoté, 6+6 b
65 Il respirait toujours ; | sans abri, sans asile, 6+6 a
Il rampait ; on eût dit | que la mort, difficile, 6+6 a
Le trouvait si hideux | qu'elle le refusait ; 6+6 b
Les enfants le voulaient | saisir dans un lacet, 6+6 b
Mais il leur échappa, | glissant le long des haies ; 6+6 a
70 L'ornière était béante, | il y traîna ses plaies 6+6 a
Et s'y plongea sanglant, | brisé, le crâne ouvert, 6+6 b
Sentant quelque fraîcheur | dans ce cloaque vert 6+6 b
Lavant la cruauté | de l'homme en cette boue ; 6+6 a
Et les enfants, avec | le printemps sur la joue, 6+6 a
75 Blonds, charmants, ne s'étaient | jamais tant divertis. 6+6 b
Tous parlaient à la fois, | et les grands aux petits 6+6 b
Criaient : Viens voir ! dis donc, | Adolphe, dis donc, Pierre, 6+6 a
Allons pour l'achever | prendre une grosse pierre ! 6+6 a
Tous ensemble, sur l'être | au hasard exécré, 6+6 b
80 Ils fixaient leurs regards, | et le désespéré 6+6 b
Regardait s'incliner | sur lui ces fronts horribles. 6+6 a
— Hélas ! ayons des buts, | mais n'ayons pas de cibles ; 6+6 a
Quand nous visons un point | de l'horizon humain, 6+6 b
Ayons la vie, et non | la mort, dans notre main. — 6+6 b
85 Tous les yeux poursuivaient | le crapaud dans la vase ; 6+6 a
C'était de la fureur | et c'était de l'extase ; 6+6 a
Un des enfants revint, | apportant un pavé 6+6 b
Pesant, mais pour le mal | aisément soulevé, 6+6 b
— Et dit : — Nous allons voir | comment cela va faire. — 6+6 a
90 Or, en ce même instant, | juste à ce point de terre, 6+6 a
Le hasard amenait | un chariot très lourd 6+6 b
Traîné par un vieux âne | éclopé, maigre et sourd ; 6+6 b
Cet âne harassé, | boiteux et lamentable, 6+6 a
Après un jour de marche | approchait de l'étable ; 6+6 a
95 Il roulait la charrette | et portait un panier ; 6+6 b
Chaque pas qu'il faisait | semblait l'avant-dernier ; 6+6 b
Cette bête marchait, | battue, exténuée ; 6+6 a
Les coups l'enveloppaient | ainsi qu'une nuée ; 6+6 a
Il avait dans ses yeux | voilés d'une vapeur 6+6 b
100 Cette stupidité | qui peut-être est stupeur ; 6+6 b
Et l'ornière était creuse, | et si pleine de boue 6+6 a
Et d'un versant si dur, | que chaque tour de roue 6+6 a
Était comme un lugubre | et rauque arrachement ; 6+6 b
Et l'âne allait geignant | et l'ânier blasphémant ; 6+6 b
105 La route descendait | et poussait la bourrique ; 6+6 a
L'âne songeait, passif, | sous le fouet, sous la trique, 6+6 a
Dans une profondeur | où l'homme ne va pas. 6+6 b
Les enfants, entendant | cette roue et ce pas, 6+6 b
Se tournèrent bruyants | et virent la charrette : 6+6 a
110 — Ne mets pas le pavé | sur le crapaud. Arrête ! 6+6 a
Crièrent-ils. Vois-tu, | la voiture descend 6+6 b
Et va passer dessus, | c'est bien plus amusant. 6+6 b
Tous regardaient.
Soudain, | avançant dans l'ornière 6+6 a
Où le monstre attendait | sa torture dernière, 6+6 a
115 L'âne vit le crapaud, | et, triste, — hélas ! penché 6+6 b
Sur un plus triste, — lourd, | rompu, morne, écorché, 6+6 b
Il sembla le flairer | avec sa tête basse ; 6+6 a
Ce forçat, ce damné, | ce patient, fit grâce ; 6+6 a
Il rassembla sa force | éteinte, et, roidissant 6+6 b
120 Sa chaîne et son licou | sur ses muscles en sang, 6+6 b
Résistant à l'ânier | qui lui criait : Avance ! 6+6 a
Maîtrisant du fardeau | l'affreuse connivence, 6+6 a
Avec sa lassitude | acceptant le combat, 6+6 b
Tirant le chariot | et soulevant le bât, 6+6 b
125 Hagard il détourna | la roue inexorable, 6+6 a
Laissant derrière lui | vivre ce misérable ; 6+6 a
Puis, sous un coup de fouet, | il reprit son chemin. 6+6 b
Alors, lâchant la pierre | échappée à sa main, 6+6 b
Un des enfants — celui | qui conte cette histoire — 6+6 a
130 Sous la voûte infinie | à la fois bleue et noire, 6+6 a
Entendit une voix | qui lui disait : Sois bon ! 6+6 b
Bonté de l'idiot ! | diamant du charbon ! 6+6 b
Sainte énigme ! lumière | auguste des ténèbres ! 6+6 a
Les célestes n'ont rien | de plus que les funèbres, 6+6 a
135 Si les funèbres, groupe | aveugle et châtié, 6+6 b
Songent, et, n'ayant pas | la joie, ont la pitié. 6+6 b
O spectacle sacré ! | l'ombre secourant l'ombre, 6+6 a
L'âme obscure venant | en aide à l'âme sombre, 6+6 a
Le stupide, attendri, | sur l'affreux se penchant, 6+6 b
140 Le damné bon faisant | rêver l'élu méchant ! 6+6 b
L'animal avançant | lorsque l'homme recule ! 6+6 a
Dans la sérénité | du pâle crépuscule, 6+6 a
La brute par moments | pense et sent qu'elle est sœur 6+6 b
De la mystérieuse | et profonde douceur ; 6+6 b
145 Il suffit qu'un éclair | de grâce brille en elle 6+6 a
Pour quelle soit égale | à l'étoile éternelle ; 6+6 a
Le baudet qui, rentrant | le soir, surchargé, las, 6+6 b
Mourant, sentant saigner | ses pauvres sabots plats, 6+6 b
Fait quelques pas de plus, | s'écarte et se dérange 6+6 a
150 Pour ne pas écraser | un crapaud dans la fange, 6+6 a
Cet âne abject, souillé, | meurtri sous le bâton, 6+6 b
Est plus saint que Socrate | et plus grand que Platon. 6+6 b
Tu cherches, philosophe ? | O penseur, tu médites ? 6+6 a
Veux-tu trouver le vrai | sous nos brumes maudites ? 6+6 a
155 Crois, pleure, abîme-toi | dans l'insondable amour ! 6+6 b
Quiconque est bon voit clair | dans l'obscur carrefour ; 6+6 b
Quiconque est bon habite | un coin du ciel. O sage, 6+6 a
La bonté, qui du monde | éclaire le visage, 6+6 a
La bonté, ce regard | du matin ingénu, 6+6 b
160 La bonté, pur rayon | qui chauffe l'inconnu, 6+6 b
Instinct qui dans la nuit | et dans la souffrance aime, 6+6 a
Est le trait d'union | ineffable et suprême 6+6 a
Qui joint, dans l'ombre, hélas ! | si lugubre souvent, 6+6 b
Le grand ignorant, l'âne, | à Dieu le grand savant. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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