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P = préposition
C = clitique
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F = "e" féminin
| = césure
HUG_3/HUG582
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
PREMIÈRE SÉRIE
1859
VI
LES TRÔNES D'ORIENT
Zim-Zizimi
Zim-Zizimi, soudan | d'Égypte, commandeur 6+6 a
Des croyants, padischah | qui dépasse en grandeur 6+6 a
Le césar d'Allemagne | et le sultan d'Asie, 6+6 b
Maître que la splendeur | énorme rassasie, 6+6 b
5 Songe. C'est le moment | de son festin du soir ; 6+6 a
Toute la table fume | ainsi qu'un encensoir ; 6+6 a
Le banquet est dressé | dans la plus haute crypte 6+6 b
D'un grand palais bâti | par les vieux rois d'Égypte ; 6+6 b
Les plafonds sont dorés | et les piliers sont peints ; 6+6 a
10 Les buffets sont chargés | de viandes et de pains, 6+6 a
Et de tout ce que peut | rêver la faim humaine ; 6+6 b
Un roi mange en un jour | plus qu'en une semaine 6+6 b
Le peuple d'Ispahan, | de Byzance et de Tyr ; 6+6 a
Et c'est l'an des valets | que de faire aboutir 6+6 a
15 La mamelle du monde | à la bouche d'un homme ; 6+6 b
Tous les mets qu'on choisit, | tous les vins qu'on renomme 6+6 b
Sont là, car le sultan | Zizimi boit du vin ; 6+6 a
Il rit du livre austère | et du texte divin 6+6 a
Que le derviche triste, | humble et pâle vénère ; 6+6 b
20 L'homme sobre est souvent | cruel, et, d'ordinaire, 6+6 b
L'économe de vin | est prodigue de sang ; 6+6 a
Mais Zim est à la fois | ivrogne et malfaisant. 6+6 a
Ce qui n'empêche pas | qu'il ne soit plein de gloire. 6+6 b
Il règne ; il a soumis | la vieille Afrique noire ; 6+6 b
25 Il règne par le sang, | la guerre et l'échafaud ; 6+6 a
Il tient l'Asie ainsi | qu'il tient l'Afrique ; il faut 6+6 a
Que celui qui veut fuir | son empire s'exile 6+6 b
Au nord, en Thrace, au sud, | jusqu'au fleuve Baxile ; 6+6 b
Toujours vainqueur, fatal, | fauve, il a pour vassaux 6+6 a
30 Les batailles, les camps, | les clairons, les assauts ; 6+6 a
L'aigle en l'apercevant | crie et fuit dans les roches. 6+6 b
Les rajahs de Mysore | et d'Agra sont ses proches, 6+6 b
Ainsi qu'Omar, qui dit : | Grâce à moi, Dieu vaincra. 6+6 a
Son oncle est Hayraddin, | sultan de Bassora, 6+6 a
35 Les grands cheikhs du désert | sont tous de sa famille. 6+6 b
Le roi d'Oude est son frère, | et l'épée est sa fille. 6+6 b
Il a dompté Bagdad, | Trébizonde, et Mossul, 6+6 a
Que conquit le premier | Duilius, ce consul 6+6 a
Qui marchait précédé | de flûtes tibicines ; 6+6 b
40 Il a soumis Gophna, | les forêts abyssines, 6+6 b
L'Arabie, où l'aurore | a d'immenses rougeurs, 6+6 a
Et l'Hedjaz, où, le soir, | les tremblants voyageurs, 6+6 a
De la nuit autour d'eux | sentant rôder les bêtes, 6+6 b
Allument de grands feux, | tiennent leurs armes prêtes, 6+6 b
45 Et se brûlent un doigt | pour ne pas s'endormir ; 6+6 a
Mascate et son imam, | la Mecque et son émir, 6+6 a
Le Liban, le Caucase | et l'Atlas font partie 6+6 b
De l'ombre de son trône, | ainsi que la Scythie, 6+6 b
Et l'eau de Nagaïn, | et le sable d'Ophir, 6+6 a
50 Et le Sahara fauve, | où l'oiseau vert asfir 6+6 a
Vient becqueter la mouche | aux pieds des dromadaires ; 6+6 b
Pareils à des vautours | forcés de changer d'aires, 6+6 b
Devant lui, vingt sultans, | reculant hérissés, 6+6 a
Se sont dans la fournaise | africaine enfoncés ; 6+6 a
55 Quand il étend son sceptre, | il touche aux âpres zones 6+6 b
Où luit la nudité | des fières amazones ; 6+6 b
En Grèce, il fait lutter | chrétiens contre chrétiens, 6+6 a
Les chiens contre les porcs, | les porcs contre les chiens ; 6+6 a
Tout le craint ; et sa tête | est de loin saluée 6+6 b
60 Par le lama debout | dans la sainte nuée, 6+6 b
Et son nom fait pâlir | parmi les kassburdars 6+6 a
Le sophi devant qui | flottent sept étendards ; 6+6 a
Il règne ; et le morceau | qu'il coupe de la terre 6+6 b
S'agrandit chaque jour | sous son noir cimeterre ; 6+6 b
65 Il foule les cités, | les achète, les vend, 6+6 a
Les dévore ; à qui sont | les hommes, Dieu vivant ? 6+6 a
A lui, comme la paille | est au bœuf dans l'étable. 6+6 b
*
Cependant il s'ennuie. | Il est seul à sa table, 6+6 b
Le trône ne pouvant | avoir de conviés ; 6+6 a
70 Grandeur, bonheur, les biens | par la foule enviés, 6+6 a
L'alcôve où l'on s'endort, | le sceptre où l'on s'appuie, 6+6 b
Il a tout ; c'est pourquoi | ce tout-puissant s'ennuie ; 6+6 b
Ivre, il est triste.
Il vient | d'épuiser les plaisirs ; 6+6 a
Il a donné son pied | à baiser aux vizirs ; 6+6 a
75 Sa musique a joué | les fanfares connues ; 6+6 b
Des femmes ont dansé | devant lui toutes nues ; 6+6 b
Il s'est fait adorer | par un tas prosterné 6+6 a
De cheiks et d'ulémas | décrépits, étonné 6+6 a
Que la barbe fût blanche | alors que l'âme est vile ; 6+6 b
80 Il s'est fait amener | des prisons de la ville 6+6 b
Deux voleurs qui se sont | traînés à ses genoux, 6+6 a
Criant grâce, implorant | l'homme maître de tous, 6+6 a
Agitant à leurs poings | de pesantes ferrailles, 6+6 b
Et, curieux de voir | s'échapper leurs entrailles, 6+6 b
85 Il leur a lentement | lui-même ouvert le flanc ; 6+6 a
Puis il a renvoyé | ses esclaves, bâillant. 6+6 a
Zim regarde, en sa molle | et hautaine attitude, 6+6 b
Cherchant à qui parler | dans cette solitude. 6+6 b
Le trône où Zizimi | s'accoude est soutenu 6+6 a
90 Par dix sphinx au front ceint | de roses, au flanc nu ; 6+6 a
Tous sont en marbre blanc ; | tous tiennent une lyre ; 6+6 b
L'énigme dans leurs yeux | semble presque sourire ; 6+6 b
Chacun d'eux porte un mot | sur sa tête sculpté, 6+6 a
Et ces dix mots sont : Gloire, | Amour, Jeu, Volupté, 6+6 a
95 Santé, Bonheur, Beauté, | Grandeur, Victoire, Joie. 6+6 b
Et le sultan s'écrie : |
— O sphinx dont l'œil flamboie, 6+6 b
Je suis le Conquérant ; | mon nom est établi 6+6 a
Dans l'azur des cieux, hors | de l'ombre et de l'oubli ; 6+6 a
Et mon bras porte un tas | de foudres qu'il secoue ; 6+6 b
100 Mes exploits fulgurants | passent comme une roue ; 6+6 b
Je vis ; je ne suis pas | ce qu'on nomme un mortel ; 6+6 a
Mon trône vieillissant | se transforme en autel ; 6+6 a
Quand le moment viendra | que je quitte la terre, 6+6 b
Étant le jour, j'irai | rentrer dans la lumière ; 6+6 b
105 Dieu dira : « Du sultan | je veux me rapprocher. » 6+6 a
L'aube prendra son astre | et viendra me chercher. 6+6 a
L'homme m'adore avec | des faces d'épouvante ; 6+6 b
L'Orgueil est mon valet ; | la Gloire est ma servante ; 6+6 b
Elle se tient debout | quand Zizimi s'assied ; 6+6 a
110 Je dédaigne et je hais | les hommes — et mon pied 6+6 a
Sent le mou de la fange | en marchant sur leurs nuques. 6+6 b
A défaut des humains, | tous muets, tous eunuques, 6+6 b
Tenez-moi compagnie, | ô sphinx qui m'entourez 6+6 a
Avec vos noms joyeux | sur vos têtes dorés, 6+6 a
115 Désennuyez le roi | redoutable qui tonne ; 6+6 b
Que ma splendeur en vous | autour de moi rayonne ; 6+6 b
Chantez-moi votre chant | de gloire et de bonheur ; 6+6 a
O trône triomphal | dont je suis le seigneur, 6+6 a
Parle-moi ! Parlez-moi, | sphinx couronnés de roses ! — 6+6 b
120 Alors les sphinx, avec | la voix qui sort des choses, 6+6 b
Parlèrent ; tels ces bruits | qu'on entend en dormant. 6+6 a
*
LE PREMIER SPHINX
La reine Nitocris, | près du clair firmament, 6+6 a
Habite le tombeau | de la haute terrasse ; 6+6 b
Elle est seule, elle est triste ; | elle songe à sa race, 6+6 b
125 A tous ces rois, terreur | des grecs et des hébreux, 6+6 a
Durs, sanglants, et sortis | de son flanc ténébreux ; 6+6 a
Au milieu de l'azur | son sépulcre est farouche ; 6+6 b
Les oiseaux tombent morts | quand leur aile le touche, 6+6 b
Et la reine est muette | et les nuages font 6+6 a
130 Sur son royal silence | un bruit sombre et profond. 6+6 a
Selon l'antique loi, | nul vivant, s'il ne porte 6+6 b
Sur sa tête un corps mort, | ne peut franchir la porte 6+6 b
Du tombeau, plein d'enfer | et d'horreur pénétré. 6+6 a
La reine ouvre les yeux | la nuit ; le ciel sacré 6+6 a
135 Apparaît à la morte | à travers les pilastres ; 6+6 b
Son œil sinistre et fixe | importune les astres ; 6+6 b
Et jusqu'à l'aube, autour | des os de Nitocris, 6+6 a
Un flot de spectres passe | avec de vagues cris. 6+6 a
LE DEUXIÈME SPHINX
Si grands que soient les rois, | les pharaons, les mages 6+6 b
140 Qu'entoure une nuée | éternelle d'hommages, 6+6 b
Personne n'est plus haut | que Téglath-Phalasar. 6+6 a
Comme Dieu même, à qui | l'étoile sert de char, 6+6 a
Il a son temple avec | un prophète pour prêtre ; 6+6 b
Ses yeux semblent de pourpre, | étant les yeux du maître ; 6+6 b
145 Tout tremble ; et, sous son joug | redouté, le héros 6+6 a
Tient les peuples courbés | ainsi que des taureaux ; 6+6 a
Pour les villes d'Assur | que son pas met en cendre, 6+6 b
Il est ce que sera | pour l'Asie Alexandre, 6+6 b
Il est ce que sera | pour l'Europe Attila ; 6+6 a
150 Il triomphe, il rayonne ; | et, pendant ce temps-là, 6+6 a
Sans savoir qu'à ses pieds | toute la terre tombe, 6+6 b
Pour le mur qui sera | la cloison de sa tombe 6+6 b
Des potiers font sécher | de la brique au soleil. 6+6 a
LE TROISIÈME SPHINX
Nemrod était un maître | aux archanges pareil ; 6+6 a
155 Son nom est sur Babel, | la sublime masure ; 6+6 b
Son sceptre altier couvrait | l'espace qu'on mesure 6+6 b
De la mer du couchant | à la mer du levant ; 6+6 a
Baal le fit terrible | à tout être vivant 6+6 a
Depuis le ciel sacré | jusqu'à l'enfer immonde ; 6+6 b
160 Ayant rempli ses mains | de l'empire du monde, 6+6 b
Si l'on eût dit : « Nemrod | mourra », qui l'aurait cru ? 6+6 a
Il vivait ; maintenant | cet homme a disparu. 6+6 a
Le désert est profond | et le vent est sonore. 6+6 b
LE QUATRIÈME SPHINX
Chrem fut roi, sa statue | était d'or ; on ignore 6+6 b
165 La date de la fonte | et le nom du fondeur ; 6+6 a
Et nul ne pourrait dire | à quelle profondeur, 6+6 a
Ni dans quel sombre puits, | ce pharaon sévère 6+6 b
Flotte plongé dans l'huile, | en son cercueil de verre. 6+6 b
Les rois triomphent, beaux, | fiers, joyeux, courroucés, 6+6 a
170 Puissants, victorieux | alors Dieu dit : Assez ! 6+6 a
Le temps, spectre debout | sur tout ce qui s'écroule 6+6 b
Tient et par moments tourne | un sablier, où coule 6+6 b
Une poudre qu'il a | prise dans les tombeaux 6+6 a
Et ramassée aux plis | des linceuls en lambeaux, 6+6 a
175 Et la cendre des morts | mesure aux vivants l'heure. 6+6 b
Rois, le sablier tremble | et la clepsydre pleure ; 6+6 b
Pourquoi ? le savez-vous, | rois ? C'est que chacun d'eux 6+6 a
Voit, au-delà de vous, | ô princes hasardeux, 6+6 a
Le dedans du sépulcre | et de la catacombe, 6+6 b
180 Et la forme que prend | le trône dans la tombe. 6+6 b
LE CINQUIÈME SPHINX
Les quatre conquérants | de l'Asie étaient grands ; 6+6 a
Leurs colères roulaient | ainsi que des torrents ; 6+6 a
Quand ils marchaient, la terre | oscillait sur son axe ; 6+6 b
Thuras tenait le Phase, | Ochus avait l'Araxe, 6+6 b
185 Gour la Perse, et le roi | fatal, Phul-Bélézys, 6+6 a
Sur l'Inde monstrueuse | et triste était assis ; 6+6 a
Quand Cyrus les lia | tous quatre à son quadrige, 6+6 b
L'Euphrate eut peur ; Ninive, | en voyant ce prodige, 6+6 b
Disait : « Quel est ce char | étrange et radieux 6+6 a
190 Que traîne un formidable | attelage de dieux ? » 6+6 a
Ainsi parlait le peuple, | ainsi parlait l'armée ; 6+6 b
Tout s'est évanoui, | puisque tout est fumée. 6+6 b
LE SIXIÈME SPHINX
Cambyse ne fait plus | un mouvement ; il dort ; 6+6 a
Il dort sans même voir | qu'il pourrit ; il est mort. 6+6 a
195 Tant que vivent les rois | la foule est à plat ventre ; 6+6 b
On les contemple, on trouve | admirable leur antre ; 6+6 b
Mais sitôt qu'ils sont morts, | ils deviennent hideux, 6+6 a
Et n'ont plus que les vers | pour ramper autour d'eux. 6+6 a
Oh ! de Troie à Memphis, | et d'Ecbatane à Tarse, 6+6 b
200 La grande catastrophe | éternelle est éparse 6+6 b
Avec Pyrrhus le grand, | avec Psamméticus ! 6+6 a
Les rois vainqueurs sont morts | plus que les rois vaincus, 6+6 a
Car la mort rit, et fait, | quand sur l'homme elle monte, 6+6 b
Plus de nuit sur la gloire, | hélas ! que sur la honte. 6+6 b
LE SEPTIÈME SPHINX
205 La tombe où l'on a mis | Bélus croule au désert ; 6+6 a
Ruine, elle a perdu | son mur de granit vert 6+6 a
Et sa coupole, sœur | du ciel, splendide et ronde ; 6+6 b
Le pâtre y vient choisir | des pierres pour sa fronde ; 6+6 b
Celui qui, le soir, passe | en ce lugubre champ 6+6 a
210 Entend le bruit que fait | le chacal en mâchant ; 6+6 a
L'ombre en ce lieu s'amasse | et la nuit est là toute ; 6+6 b
Le voyageur, tâtant | de son bâton la voûte, 6+6 b
Crie en vain : — Est-ce ici | qu'était le dieu Bélus ? 6+6 a
Le sépulcre est si vieux | qu'il ne s'en souvient plus. 6+6 a
LE HUITIÈME SPHINX
215 Aménophis, Ephrée | et Cherbron sont funèbres ; 6+6 b
Rhamsès est devenu | tout noir dans les ténèbres ; 6+6 b
Les satrapes s'en vont | dans l'ombre, ils s'en vont tous. 6+6 a
L'ombre n'a pas besoin | de clefs ni de verrous, 6+6 a
L'ombre est forte. La mort | est la grande geôlière ; 6+6 b
220 Elle manie un dieu | d'une main familière, 6+6 b
Et l'enferme ; les rois | sont ses noirs prisonniers ; 6+6 a
Elle tient les premiers, | elle tient les derniers ; 6+6 a
Dans une gaine étroite | elle a roidi leurs membres ; 6+6 b
Elle les a couchés | dans de lugubres chambres 6+6 b
225 Entre des murs bâtis | de cailloux et de chaux ; 6+6 a
Et, pour qu'ils restent seuls | dans ces blêmes cachots, 6+6 a
Méditant sur leur sceptre | et sur leur aventure, 6+6 b
Elle a pris de la terre | et bouché l'ouverture. 6+6 b
LE NEUVIÈME SPHINX
Passants, quelqu'un veut-il | voir Cléopâtre au lit ? 6+6 a
230 Venez ; l'alcôve est morne, | une brume l'emplit ; 6+6 a
Cléopâtre est couchée | à jamais. Cette femme 6+6 b
Fut l'éblouissement | de l'Asie et la flamme 6+6 b
Que tout le genre humain | avait dans le regard ; 6+6 a
Quand elle disparut, | le monde fut hagard ; 6+6 a
235 Ses dents étaient de perle | et sa bouche était d'ambre ; 6+6 b
Les rois mouraient d'amour | en entrant dans sa chambre ; 6+6 b
Pour elle Éphractæus | soumit l'Atlas, Sapor 6+6 a
Vint d'Osymandias | saisit le cercle d'or, 6+6 a
Mamylos conquit Suze | et Tentyris détruite 6+6 b
240 Et Palmyre, et pour elle | Antoine prit la fuite ; 6+6 b
Entre elle et l'univers | qui s'offraient à la fois 6+6 a
Il hésita, lâchant | le monde dans son choix ; 6+6 a
Cléopâtre égalait | les Junons éternelles ; 6+6 b
Une chaîne sortait | de ses vagues prunelles ; 6+6 b
245 O tremblant cœur humain, | si jamais tu vibras, 6+6 a
C'est dans l'étreinte altière | et douce de ses bras ; 6+6 a
Son nom seul enivrait, | Strophus n'osait l'écrire ; 6+6 b
La terre s'éclairait | de son divin sourire, 6+6 b
A force de lumière | et d'amour, effrayant 6+6 a
250 Son corps semblait mêlé | d'azur ; en la voyant, 6+6 a
Vénus, le soir, rentrait | jalouse sous la nue ; 6+6 b
Cléopâtre embaumait | l'Égypte ; toute nue, 6+6 b
Elle brûlait les yeux | ainsi que le soleil ; 6+6 a
Les roses enviaient | l'ongle de son orteil ; 6+6 a
255 O vivants, allez voir | sa tombe souveraine ; 6+6 b
Fière, elle était déesse | et daignait être reine ; 6+6 b
L'amour prenait pour arc | sa lèvre aux coins moqueurs ; 6+6 a
Sa beauté rendait fous | les fronts, les sens, les cœurs, 6+6 a
Et plus que les lions | rugissants était forte ; 6+6 b
260 Mais bouchez-vous le nez | si vous passez la porte. 6+6 b
LE DIXIÈME SPHINX
Que fait Sennachérib, | roi plus grand que le sort ? 6+6 a
Le roi Sennachérib | fait ceci qu'il est mort. 6+6 a
Que fait Gad ? Il est mort. | Que fait Sardanapale ? 6+6 b
Il est mort.
*
Le sultan | écoutait, morne et pâle. 6+6 b
265 — Voilà de sombres voix, | dit-il, et je ferai 6+6 a
Dès demain jeter bas | ce palais effaré 6+6 a
Où le démon répond | quand on s'adresse aux anges. — 6+6 b
Il menaça du poing | les sphinx aux yeux étranges. 6+6 b
*
Et son regard tomba | sur sa coupe où brillait 6+6 a
270 Le vin semé de sauge | et de feuilles d'œillet. 6+6 a
— Ah ! toi, tu sais calmer | ma tête fatiguée ; 6+6 b
Viens, ma coupe, dit-il. | Ris, parle-moi, sois gaie. 6+6 b
Chasse de mon esprit | ces nuages hideux. 6+6 a
Moi, le pouvoir, et toi, | le vin, causons tous deux. 6+6 a
275 La coupe étincelante, | embaumée et fleurie, 6+6 b
Lui dit :
— Phur, roi soleil, | avait Alexandrie ; 6+6 b
Il levait au-dessus | de la mer son cimier ; 6+6 a
Il tirait de son peuple | orageux, le premier 6+6 a
D'Afrique après Carthage | et du monde après Rome, 6+6 b
280 Des soldats plus nombreux | que les rêves que l'homme 6+6 b
Voit dans la transparence | obscure du sommeil ; 6+6 a
Mais à quoi bon avoir | été l'homme soleil ? 6+6 a
Puisqu'on est le néant, | que sert d'être le maître ? 6+6 b
Que sert d'être calife | ou mage ? A quoi bon être 6+6 b
285 Un de ces pharaons, | ébauches des sultans, 6+6 a
Qui, dans la profondeur | ténébreuse des temps, 6+6 a
Jettent la lueur vague | et sombre de leurs mitres ? 6+6 b
A quoi bon être Arsès, | Darius, Armamithres, 6+6 b
Cyaxare, Séthos, | Dardanus, Dercylas, 6+6 a
290 Xercès, Nabonassar, | Asar-Addon, hélas ! 6+6 a
On a des légions | qu'à la guerre on exerce ; 6+6 b
On est Antiochus, | Chosroès, Artaxerce, 6+6 b
Sésostris, Annibal, | Astyage, Sylla, 6+6 a
Achille, Omar, César, | on meurt, sachez cela. 6+6 a
295 Ils étaient dans le bruit, | ils sont dans le silence. 6+6 b
Vivants, quand le trépas | sur un de vous s'élance, 6+6 b
Tout homme, quel qu'il soit, | meurt tremblant ; mais le roi 6+6 a
Du haut de plus d'orgueil | tombe dans plus d'effroi ; 6+6 a
Cet esprit plus noir trouve | un juge plus farouche ; 6+6 b
300 Pendant que l'âme fuit, | le cadavre se couche, 6+6 b
Et se sent sous la terre | opprimer et chercher 6+6 a
Par la griffe de l'arbre | et le poids du rocher ; 6+6 a
L'orfraie à son côté | se tapit défiante. 6+6 b
Qu'est-ce qu'un sultan mort ? | Les taupes font leur fiente 6+6 b
305 Dans de la cendre à qui | l'empire fut donné, 6+6 a
Et dans des ossements | qui jadis ont régné ; 6+6 a
Et les tombeaux des rois | sont des trous à panthère. 6+6 b
Zim, furieux, brisa | la coupe contre terre. 6+6 b
*
Pour éclairer la salle, | on avait apporté 6+6 a
310 Au centre de la table | un flambeau d'or sculpté 6+6 a
A Sumatra, pays | des orfèvres célèbres ; 6+6 b
Cette lampe splendide | étoilait les ténèbres. 6+6 b
Zim lui parla.
— Voilà | de la lumière au moins ! 6+6 a
Les sphinx sont de la nuit | les funèbres témoins ; 6+6 a
315 La coupe, étant toujours | ivre, est à peu près folle ; 6+6 b
Mais toi, flambeau, tu vis | dans ta claire auréole, 6+6 b
Tu jettes aux banquets | un regard souriant ; 6+6 a
O lampe, où tu parais | tu fais un orient ; 6+6 a
Quand tu parles, ta voix | doit être un chant d'aurore ; 6+6 b
320 Dis-moi quelque chanson | divine que j'ignore, 6+6 b
Parle-moi, ravis-moi, | lampe du paradis ! 6+6 a
Que la coupe et les sphinx | monstrueux soient maudits ; 6+6 a
Car les sphinx ont l'œil faux, | la coupe a le vin traître. 6+6 b
Et la lampe parla | sur cet ordre du maître : 6+6 b
325 — Après avoir eu Tyr, | Babylone, Ilion, 6+6 a
Et pris Delphe à Thésée | et l'Athos au lion, 6+6 a
Conquis Thèbe, et soumis | le Gange tributaire, 6+6 b
Ninus le fratricide | est perdu sous la terre ; 6+6 b
Il est muré, selon | le rite assyrien, 6+6 a
330 Dans un trou formidable | où l'on ne voit plus rien. 6+6 a
Où ? qui le sait ? les puits | sont noirs, la terre est creuse. 6+6 b
L'homme est devenu spectre. | A travers l'ombre affreuse, 6+6 b
Si le regard de ceux | qui sont vivants pouvait 6+6 a
Percer jusqu'au lit triste | au lugubre chevet 6+6 a
335 Où gît ce roi, jadis | éclair dans la tempête, 6+6 b
On verrait, à côté | de ce qui fut sa tête, 6+6 b
Un vase de grès rouge, | un doigt de marbre blanc ; 6+6 a
Adam le trouverait | à Caïn ressemblant. 6+6 a
La vipère frémit | quand elle s'aventure 6+6 b
340 Jusqu'à cette effrayante | et sombre pourriture. 6+6 b
Il est gisant ; il dort ; | peut-être qu'il attend. 6+6 a
Par moment, la Mort vient | dans sa tombe, apportant 6+6 a
Une cruche et du pain | qu'elle dépose à terre ; 6+6 b
Elle pousse du pied | le dormeur solitaire, 6+6 b
345 Et lui dit : — Me voici, | Ninus. Réveille-toi. 6+6 a
Je t'apporte à manger. | Tu dois avoir faim, roi. 6+6 a
Prends. — Je n'ai plus de mains, | répond le roi farouche. 6+6 b
— Allons, mange. Et Ninus | dit : — Je n'ai plus de bouche. 6+6 b
Et la Mort, lui montrant | le pain, dit : — Fils des dieux, 6+6 a
350 Vois ce pain. Et Ninus | répond : — Je n'ai plus d'yeux. — 6+6 a
*
Zim se dressa terrible, | et, sur les dalles sombres 6+6 b
Que le festin couvrait | de ses joyeux décombres, 6+6 b
Jeta la lampe d'or | sculptée à Sumatra. 6+6 a
La lampe s'éteignit. |
Alors la Nuit entra ; 6+6 a
355 Et Zim se trouva seul | avec elle ; la salle, 6+6 b
Comme en une fumée | obscure et colossale, 6+6 b
S'effaça ; Zim tremblait, | sans gardes, sans soutiens. 6+6 a
La Nuit lui prit la main | dans l'ombre, et lui dit : Viens. 6+6 a
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