Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HUG_23/HUG973
Victor HUGO
LES QUATRE VENTS DE L'ESPRIT
1881
Je vis les quatre vents | passer.
— Ô vents, leur dis-je, 6+6 a
Vents des cieux ! Croyez-vous | avoir seuls un quadrige ? 6+6 a
Autans ! Masques hagards, | tumultueux démons, 6+6 b
Croyez-vous pouvoir seuls | aller des mers aux monts ? 6+6 b
5 Croyez-vous seuls pouvoir | quitter pour la montagne 6+6 a
Les vagues que l'écume | éternelle accompagne, 6+6 a
Fuir, puis, d'un coup de tête | effrayant, revenir 6+6 b
À l'ombre où l'on entend | ces cavales hennir, 6+6 b
Et vous en retourner | soudain, brusques méduses, 6+6 a
10 Aux cimes dans l'aurore | éclatante diffuses, 6+6 a
Et de là crier Gloire ! | Aux quatre coins du ciel ? 6+6 b
Ces allures d'éclair, | ce vol torrentiel, 6+6 b
L'esprit humain les a | comme vous, vents tragiques ; 6+6 a
Comme vous le printemps, | il a ses géorgiques ; 6+6 a
15 Il est l'âcre Archiloque | et le Hamlet amer ; 6+6 b
Il gonfle l'Iliade | ainsi que vous la mer. 6+6 b
L'homme peut de l'abîme | effarer la prunelle. 6+6 a
L'âme a comme le ciel | quatre souffles en elle ; 6+6 a
L'âme a ses pôles ; l'âme | a ses points cardinaux. 6+6 b
20 Vents ! Dragons qui sur nous | tordez vos bleus anneaux, 6+6 b
Et qui vous dispersez | avec tant de furie 6+6 a
Depuis le hurlement | jusqu'à la rêverie, 6+6 a
L'esprit humain n'est pas | moins aquilon que vous. 6+6 b
Comme vous il est vie, | amour, joie et courroux. 6+6 b
25 Ses strophes ne sont pas | plus vite exténuées 6+6 a
Dans leur vol à travers | l'azur que vos nuées ; 6+6 a
Un vers court par-dessus | les tours et les remparts 6+6 b
Mieux que l'errante bise | aux longs cheveux épars ; 6+6 b
Et le poëte, ouvrant | ses intègres registres, 6+6 a
30 Ne met pas plus de temps | que vous, ô vents sinistres, 6+6 a
Pour essuyer sa bouche | et changer de clairon. 6+6 b
Comme vous sur la peste, | il souffle sur Néron ; 6+6 b
Il parle bas aux saints | pensifs au fond des grottes ; 6+6 a
Il donne une attitude | inquiète aux despotes ; 6+6 a
35 La pensée est un aigle | à quatre ailes, qui va 6+6 b
Du gouffre où Noé flotte | à l'île où Jean rêva ; 6+6 b
Et chacun de ses grands | ailerons, Épopée, 6+6 a
Drame, Ode, Ïambe ardent, | coupe comme l'épée. 6+6 a
Le génie a sur lui, | dans sa guerre aux fléaux, 6+6 b
40 Toute l'éclaboussure | affreuse du chaos, 6+6 b
Écume, fange, sang, | bave, et pas une tache. 6+6 a
Il est un et divers. | L'idéal se rattache 6+6 a
Comme une croix immense | aux quatre angles des cieux. 6+6 b
Le grand char de l'Esprit | roule sur quatre essieux. 6+6 b
45 Notre âme comme vous, | ô vents, groupe sonore, 6+6 a
A son nord, son midi, | son couchant, son aurore ; 6+6 a
Car c'est par la clarté | qu'en ce monde âpre et beau 6+6 b
L'homme finit, son aube | étant dans le tombeau. 6+6 b
Le poète est pasteur, | juge, prophète, apôtre ; 6+6 a
50 En quatre pas, il peut | aller d'un bout à l'autre 6+6 a
De l'art sublime, ainsi | que vous de l'horizon ; 6+6 b
Et comme vous, s'il est | terrible, il a raison ; 6+6 b
Sa sagesse et la vôtre | ont un air de délire. 6+6 a
L'ombre a tout l'ouragan, | l'âme a toute la lyre. 6+6 a
55 Je vis Aldebaran | dans les cieux. Je lui dis : 6+6 b
— Ô toi qui luis ! Ô toi | qui des clairs paradis 6+6 b
Ou des hideux enfers | portes la torche énorme, 6+6 a
Toi seul connais ta loi, | je ne vois que ta forme ; 6+6 a
Car d'une énigme à l'autre | on ne peut traverser. 6+6 b
60 Tout est sphinx ; quand on voit | la comète passer 6+6 b
Farouche, et sans qu'aucun | firmament l'ose exclure, 6+6 a
Sait-on ce qu'elle essuie | avec sa chevelure ? 6+6 a
Dans cette mer de l'Être | où tout sert, où tout nuit, 6+6 b
Qu'es-tu ? Fanal peut-être | au cap noir de la nuit, 6+6 b
65 Peut-être feu de proue | à l'avant d'un navire. 6+6 a
La vie autour de toi | naît, meurt, flotte, chavire. 6+6 a
Astre ! Quand l'univers | naquit, fauve et sacré, 6+6 b
Tu ne fus pas le jet | le moins démesuré 6+6 b
De ces convulsions | terribles et de l'onde 6+6 a
70 Du chaos frémissant | de devenir le monde. 6+6 a
Tu fais partie, ainsi | que l'hydre et l'alcyon, 6+6 b
Du rhythme monstrueux | de la création ; 6+6 b
Tu complètes l'horreur | sidérale, et tu scelles, 6+6 a
Comme une strophe ardente | et faite d'étincelles, 6+6 a
75 L'immense hymne étoilé | qu'on appelle le ciel. 6+6 b
Pan, le grand Tout fatal | ou providentiel, 6+6 b
T'accepte stupéfait | comme on accepte un rêve. 6+6 a
Aldebaran ! Clarté | de l'insondable grève, 6+6 a
Tu n'es pas seulement, | dans les gouffres vermeils, 6+6 b
80 Un de ces inconnus | que nous nommons soleils, 6+6 b
Tu n'as pas seulement, | comme le kéroubime, 6+6 a
Une face splendide | et sombre sur l'abîme, 6+6 a
Ô spectre, ô vision, | tu n'es pas seulement 6+6 b
Au fond du ciel sinistre | un éblouissement ; 6+6 b
85 Ta merveille, c'est d'être | une roue inouïe 6+6 a
De lumière, à jamais | dans l'ombre épanouie, 6+6 a
Une apparition | d'éternel tournoiement, 6+6 b
Tour à tour perle, onyx, | saphir et diamant. 6+6 b
Un effrayant éclair | sur toi sans cesse rôde 6+6 a
90 Et te fait de rubis | devenir émeraude, 6+6 a
Et jadis tu troublais | le mage libyen, 6+6 b
Monde sur qui se tord | un arc-en-ciel ! Eh bien, 6+6 b
Tu n'es pas seul à luire | ainsi sans fin, sans voile ! 6+6 a
L'âme est comme toi, sphère, | une quadruple étoile. 6+6 a
95 Ton prodige est en nous. | Astre, nous te l'offrons. 6+6 b
L'antique poésie | avec ses quatre fronts, 6+6 b
Orphée, Homère, Eschyle | et Juvénal, t'égale. 6+6 a
Quand le soir tombe, à l'heure | où chante la cigale, 6+6 a
Ou quand l'aube sourit | aux oiseaux éperdus, 6+6 b
100 En tous lieux, sur l'Arno, | sur l'Avon, sur l'Indus, 6+6 b
La muse, qui connaît | nos maux, en fait la somme, 6+6 a
Et qui tient cette lampe | en main, l'esprit de l'homme, 6+6 a
La muse est là, toujours, | partout, et n'est jamais, 6+6 b
Même dans l'hiver triste, | absente des sommets. 6+6 b
105 Tour à tour Calliope, | Érato, Polymnie 6+6 a
Et Némésis, elle est | l'éternelle harmonie 6+6 a
Qui, sauvage et joyeuse, | allant de l'antre au nid, 6+6 b
Commencée en idylle, | en tonnerre finit. 6+6 b
Astre ! Elle a son amour, | son rire, sa colère, 6+6 a
110 Et son deuil, comme toi | ton tourbillon stellaire ; 6+6 a
Rayon, verbe, elle est douce | aux hommes asservis, 6+6 b
Donne aux passants, tyrans | ou peuples, des avis, 6+6 b
Chante pour les bons cœurs, | luit pour les cœurs funèbres, 6+6 a
Parle, et sur la clarté | renseigne les ténèbres ; 6+6 a
115 Elle est l'humanité | debout, changée en voix. 6+6 b
Elle ôte les Césars | de dessus les pavois, 6+6 b
Les découronne, et met | à leur place l'idée. 6+6 a
Elle est France, Italie, | Hellénie et Chaldée. 6+6 a
Satire, elle flétrit ; | drame, elle aime ; chanson 6+6 b
120 Ou psaume, elle a du sort | le lugubre frisson ; 6+6 b
Épopée, elle peut | montrer aux rois tragiques 6+6 a
La tyrannie aveugle | et toutes ses logiques, 6+6 a
L'effrayante moisson | des noirs semeurs du mal, 6+6 b
Et le carrosse d'or | du sacre triomphal 6+6 b
125 Dans l'ombre accompagné | par l'invisible roue 6+6 a
D'un tombereau hideux | que le pavé secoue ; 6+6 a
Elle fait, sur ce globe | où pleure Adam banni, 6+6 b
La même fonction | que toi dans l'infini ; 6+6 b
Et quoique, fixe et calme | au fond du ciel immense, 6+6 a
130 Tu ramènes au but | la comète en démence 6+6 a
Et remettes l'étoile | errante en son chemin, 6+6 b
Tu n'es pas lumineux | plus que l'esprit humain 6+6 b
Qui montre Dieu, l'enfer, | les bonheurs, les désastres, 6+6 a
Ô phare à feux tournants | de l'océan des astres ! 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
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