Métrique en Ligne
a voyelle stable
er voyelle ambigüe
e "e" masculin
e "e" féminin
e "e" élidé
e "e" ignoré
e "e" écarté
12 longueur métrique
6-6 mètre
HUG_23/HUG1020
Victor HUGO
LES QUATRE VENTS DE L'ESPRIT
1881
II
LE LIVRE DRAMATIQUE
— LA FEMME —
II
ESCA
DRAME
ACTE PREMIER
LISON
PERSONNAGES
GALLUS.
LISON.
LE BARON GUNICH.
HAROU, paysan.
UN PAGE.
UN NÈGRE.
UN VALET.
Dans un bois.
Une route sur le versant d’une colline boisée. La colline monte et occupe le fond du théâtre. La route passe au premier plan, tourne, puis reparaît au second plan à mi-côte parmi les arbres où elle se perd. En bas, à droite, une maisonnette couverte de chaume, très propre et très pauvre. Un court sentier de traverse, qui n’a que quelques enjambées sur le talus de la colline, met en communication le tronçon de route du premier plan avec le tronçon du deuxième plan. Gros arbres çà et là autour de la maison. Devant la maison, sous un arbre et dans un massif de roses, une source encadrée de grosses pierres frustes. La cabane, très basse, n’a qu’un rez-de-chaussée.
Au lever du rideau, deux voitures cheminent sur la route ; l’une , sur le tronçon supérieur, est une charrette chargée de fumier, attelée d’un âne et menée par un paysan en blouse juché sur le fumier ; l’autre, sur le tronçon inférieur, au premier plan, est un coche de voyage et de gala, tout doré, blasonné d’armoiries, surmonté d’une couronne princière, avec glaces, et intérieur de satin, traîné par quatre chevaux empanachés, harnachés de bossages d’or, avec postillons et laquais. Dans la voiture est Gallus. On aperçoit Gunich dans le compartiment du devant.
La porte de la chaumière est fermée ; la fenêtre est ouverte. Une jeune fille, dans le demi-désordre d’une toilette commencée, se peigne devant la fenêtre. C’est Lison. On voit l’intérieur d’une chambre indigente. Beau soleil. Printemps.
SCÈNE PREMIÈRE
LISON, GALLUS, PUIS HAROU.
GALLUS,
se penchant à la portière du carrosse.
Oh ! La charmante fille !
LISON,
se penchant à la fenêtre de la chaumière.
Oh ! La belle voiture ! 6+6 a
Le carrosse passe et disparaît à droite. La charrette s’arrête. Harou en descend, son fouet à la main. Il dégringole par le sentier qui abrège, court à la chaumière et frappe à la porte d’un coup de sabot. Il a son fouet à la main.
HAROU
Il est neuf heures.
LISON,
par la fenêtre.
Ah !C’est vous.
HAROU
Oui, ma future. 6+6 a
LISON
C’est bon.
Elle jette un fichu sur ses épaules nues, et elle ouvre la porte.
Harou entre.
HAROU
Vous n’êtes pasencor prête ?
LISON
Pardi ! 6+6 a
HAROU
Mais monsieur le curénous attend à midi. 6+6 a
LISON
Bien.
HAROU
5 L’autel est paré.C’est comme aux grandes fêtes. 6+6 a
LISON
Bon.
HAROU
De cette cabaneisolée vous êtes, 6+6 a
Jusqu’à l’église
LISON
Eh bien ?
HAROU
C’est encor loin. Allons, 6+6 a
Vite. Habillez-vous.
LISON
Oui.
HAROU
J’aurai deux violons. 6+6 a
LISON
Bien.
HAROU
Je vais déchargermon fumier, puis je rentre 6+6 a
10 Vous prendre en ma charretteavec Thibaut, le chantre. 6+6 a
LISON
Soit.
HAROU
Mamz’elle Lison
LISON
Dites Lisa.
HAROU
Lisa. 6+6 a
Vous êtes vertueuse,et c’est pour ça.
LISON
Pour ça, 6+6 a
Que quoi ?
HAROU
Que je vous aimeet que je vous épouse. 6+6 a
Vous avez du bonheur,hein ? Plus d’une est jalouse. 6+6 a
15 Vous sentez bien que moiqui suis un gros fermier, 6+6 a
Ayant acquêts et bauxfrancs de droit coutumier, 6+6 a
C’est à qui m’aura. Vous,vous êtes sans famille. 6+6 a
Être madame Harou,quel sort pour une fille ! 6+6 a
Avoir six cents arpentsde blé, trois cents de foin ! 6+6 a
20 Et dire, en regardanttout le pays très loin : 6+6 a
C’est à moi ! Voyez-vous,vous êtes orpheline, 6+6 a
Pas un brin d’herbe n’està vous sur la colline, 6+6 a
Et vous êtes sans dotcomme la fleur des champs. 6+6 a
Cela n’amuse pasles gens qui sont méchants 6+6 a
25 De voir que je vous prendspour femme. ça les fâche. 6+6 a
Vous n’étiez qu’une pauvreouvrière à la tâche, 6+6 a
Seule, et dont les parentssont morts sur des grabats, 6+6 a
Gagnant six sous par jourà ravauder des bas. 6+6 a
Vous allez devenirbourgeoise, et cette chambre 6+6 a
30 vous gelez, pas vrai,dès le mois de novembre, 6+6 a
Vous l’allez changer contreun bon logis, ma foi, 6−6 a
vous serez chez vousbien qu’en étant chez moi, 6+6 a
Et d’ vous pourrez voirla mare avec les vignes, 6+6 a
Et des canards si grosqu’on les prend pour des cygnes ! 6+6 a
35 Ah ! Les commères fontdu train ! Moi, bon luron, 6+6 a
Tout ce tas d’oiseaux noirsqui bat de l’aileron, 6+6 a
Parce qu’elles voudraientêtre ce que vous êtes, 6+6 a
Me fait rire. Piaillez,mesdames les chouettes ! 6+6 a
Quand demain, bras dessusdessous, nous passerons, 6+6 a
40 Cela fera sortirdu trou leurs gros yeux ronds. 6+6 a
Ça sera farce. Et vous,vous prendrez un air crâne, 6+6 a
Vous direz : ma maison,mon champ, mon pré, mon âne. 6+6 a
Et puis du cidre ! Et puisdu pain, plein le buffet ! 6+6 a
Moi, j’ai de l’amitiépour vous. C’est ce qui fait 6+6 a
45 Que j’épouse. Sur vous,du reste, rien à dire. 6+6 a
Vous n’avez qu’un défaut,c’est que vous savez lire. 6+6 a
Moi pas. Ah ! Par exemple,il faudra travailler. 6+6 a
Étant mtresse, on estservante. S’éveiller 6+6 a
Au chant du coq, couperle seigle ou la fougère, 6+6 a
50 Être bonne faucheuseet bonne ménagère, 6+6 a
Manier gentimentla fourche à tour de bras, 6+6 a
Laver les murs, laverles lits, laver les draps, 6+6 a
Donner à boire aux garsayant au dos leurs pioches, 6+6 a
Blanchir l’âtre, écumerle pot, moucher les mioches, 6+6 a
55 Porter, si le cheminest long et raboteux, 6+6 a
Ses souliers à la main,les pieds s’usant moins qu’eux, 6+6 a
Et vivre ainsi pieds nuset riche, heureuse en somme 6+6 a
D’être une brave femmeet d’avoir un brave homme. 6+6 a
Nos bans sont publiés.Je vous ai fait cadeau 6+6 a
60 D’un parapluie, afinque, s’il tombe trop d’eau, 6+6 a
On ne s’en serve point,parce qu’il est en soie. 6+6 a
Et nous nous marionstantôt. Vive la joie ! 6+6 a
Donc, mamz’elle, à midi,l’église. À minuit…
Il fait claquer ses doigts.
Bien ! 6+6 a
Vous êtes un peu maigre.Ah ! Cela ne fait rien. 6+6 a
65 En mangeant du gigot,de la soupe bien chaude, 6+6 a
Du lard, avec le tempsvous deviendrez rougeaude. 6+6 a
La viande, voyez-vous,c’est ça qui fait la chair. 6+6 a
Vous étiez mal nourrie.Au fait, tout est si cher ! 6+6 a
Le moyen qu’une fille,en mangeant peu, soit belle ! 6+6 a
70 Sans chardon, l’âne geint.Sans pré, le mouton bêle. 6+6 a
Nous serons très heureux.Moi, j’aurai soin des bœufs, 6+6 a
Vous des cochons. Des fois,l’étable, c’est bourbeux, 6+6 a
Dame, on pataugeradans la paille mouillée. 6+6 a
Bah !
LISON,
à part.
On nous a souvent,le soir, à la veillée, 6+6 a
75 Dit des contes de fée l’on voit qu’au printemps 6+6 a
Il arrive parfoisaux filles de vingt ans 6+6 a
De trouver au milieude leur chambre un jeune homme 6+6 a
Portant un astre au front,qui leur dit : je me nomme 6+6 a
Le prince Azur, je t’offreun palais tout rit, 6+6 a
80 Chante et danse, je t’aime,et je suis un esprit. 6+6 a
Considérant maître Harou.
Ce n’est pas ça.
HAROU
Je veuxvous donner douze, oui, douze ! 6+6 a
Chemises en bon fil,
Montrant sa manche.
Pareilles à ma blouse. 6+6 a
LISON,
à part.
En toile à torchon !
HAROU
Moi
Gallus et Gunich, enveloppés de manteaux, passent au fond du théâtre et s’arrêtent derrière les arbres, en observation.
LISON,
regardant Harou et reculant.
Quelle odeur !
HAROU
Moi, fermier, 6+6 a
Je
LISON
Que sentez-vous donc ?Pouah !
HAROU
Rien. C’est le fumier. 6+6 a
Ça ne sent pas mauvais.
Il s’approche d’elle galamment.
85 Vous n’êtes pas commode. 6+6 a
J’aime ça. L’autre jour,j’ai, puisque c’est la mode, 6+6 a
Voulu vous embrasser,moi mauvais chenapan, 6+6 a
Mais vous m’avez donnéjuste en plein museau, pan ! 6+6 a
Une pichenette ! Ah !Comme vous m’attrapâtes ! 6+6 a
Il rit et cherche à l’embrasser ; elle recule.
LISON,
le repoussant.
Ah ! Pardon. Vous avezdes mains !
HAROU,
riant plus fort.
90 De bonnes pattes, 6+6 a
Hein ?
Il rit et étale ses mains.
Ça travaille.
Il les retourne toutes hâlées des deux côtés.
C’estde la bonne noirceur. 6+6 a
Lison se remet à se peigner.
LISON
Dire que je n’ai pasune mère, une sœur, 6+6 a
Pour m’habiller le jourde ma noce !
HAROU
L’usage 6+6 a
Est qu’une du payslace votre corsage. 6+6 a
LISON
Je ne veux de personne.
HAROU
95 Oui. Vous êtes ainsi. 6+6 a
Quelle sauvage humeurde vous loger ici ! 6+6 a
Seule, en cette cabaneau bout de la vallée ! 6+6 a
LISON
J’ai ce choix : ici seule ;au village isolée. 6+6 a
Étant pauvre, on n’a pasd’amis, et j’aime mieux 6+6 a
100 Voir le désert au fonddes bois qu’au fond des yeux. 6+6 a
HAROU
Vous avez un parlertrop haut. ça vient, je gage, 6+6 a
Des livres. Quand on lit,ça gâte le langage. 6+6 a
Mais j’y mettrai bon ordre.Ah ! Dans le temps ancien 6+6 a
LISON,
pensive et regardant un livre qui est sur sa table.
En fait de livre ici,je n’ai qu’un paroissien. 6+6 a
À part.
105 Savoir lire, à quoi bon ?Pour lire de la messe ! 6+6 a
Fi !
HAROU,
faisant claquer son fouet.
Je serai le mtre,et j’en fais la promesse. 6+6 a
Il rit.
Çà, pour vous épouseril faut que je sois fou, 6+6 a
Moi qui suis riche, et vousqui n’avez pas le sou ; 6+6 a
Mais l’homme est un nigaudque la femme ensorcelle, 6+6 a
Hein, mam’zelle Lison ?
LISON
110 Dites mademoiselle 6+6 a
Lisa.
À part.
Grossier pain bis,va !
HAROU
Convenablement, 6+6 a
Je suis moins que mari,mais je suis plus qu’amant. 6+6 a
Un baiser.
Il s’approche. Elle le repousse vivement.
LISON
Jamais !
HAROU,
éclatant de rire.
Oh !Jamais !
Il regarde à une grosse montre d’argent qu’il a sous sa blouse.
Çà, je babille. 6+6 a
Il faut vous habiller.Il faut que je m’habille. 6+6 a
LISON,
le regardant de côté.
115 Je crois que pour cravateil a sa corde à puits. 6+6 a
HAROU
Faire un brin de toiletteest nécessaire, et puis, 6+6 a
Vous, pendant ce temps-là,ma-de-moi-selle-Lise, 6+6 a
Avec un clin d’œil.
Est-ce ça ? — Parez-vous.Puis, en route, à l’église, 6+6 a
Gens de la noce ! — et puis,ce soir,
Avec un geste galant qui l’effarouche.
Plus de fichu ! 6+6 a
Il fait claquer son fouet. Il escalade le sentier, rejoint la route d’en haut, remonte
dans la charrette et s’assoit sur le fumier. Il crie.
120 Je vais venir vous prendreen ma voiture. — Hu ! 6+6 a
LISON,
seule.
Elle ôte son fichu, et n’a plus que sa chemise et un jupon. Elle divise et natte ses
cheveux.
C’est là le malaisé.Je suis une rêveuse. 6+6 a
Elle ouvre un tiroir de commode.
Habillons-nous.
Elle prend dans la commode quelques hardes, et s’arrête.
Ma têteest obscure, et se creuse. 6+6 a
Dire que je n’ai pasencor pris mon parti ! 6+6 a
Elle tire de la commode une coiffure de mariée en fleurs d’oranger.
Souvent d’un oui, d’un non,on s’est bien repenti. 6+6 a
Dans une heure il seratrop tard.
Elle déplie une robe de grosse laine neuve, propre et laide.
125 L’ennui me ronge ! 6+6 a
Elle met sur un escabeau une paire de gros souliers de femme, neufs.
Pas de destin auquelon ne préfère un songe ! 6+6 a
Elle regarde la robe, les souliers et les fleurs d’oranger.
Que faire ?
Elle se remet à natter ses cheveux.
Ce bouvierest honnête. — Et hideux. 6+6 a
Elle les roule en tresse.
Lui, soit.
Elle les rattache en couronne sur sa tête.
J’avais pourtantrêvé le ciel à deux ! 6+6 a
Elle interrompt sa toilette et médite.
Aimer, comme c’est bon !S’idôlâtrer sans cesse ! 6+6 a
130 Et n’être pas trop pauvre !Ah ! C’est beau, la richesse ! 6+6 a
La vraie ! En plein. Oui, tout !Pas l’épaisse façon 6+6 a
D’être riche à peu prèsqu’a ce pauvre gaon. 6+6 a
Sa femme ira pieds nus.Les souliers s’usent, dame ! 6+6 a
Moi, je consens très bienaux pieds nus de la femme, 6+6 a
135 À la conditiondu tapis de velours. 6+6 a
Et ces poignets ! Ces gensde campagne sont lourds ! 6+6 a
Il faut, pour cet hymende l’âme avec l’étoile 6+6 a
Qu’on nomme Amour, un lit,pas en trop grosse toile, 6+6 a
Un nuage l’on flotte,on ne sait quel vivant 6+6 a
140 Char d’aurore emportépar le rêve et le vent, 6+6 a
Et pas plus de travailque l’oiseau sur la branche ! 6+6 a
Pensive.
L’œil est d’autant plus douxque la main est plus blanche. 6+6 a
L’amour, dit l’Amadisde monsieur de Tressan, 6+6 a
C’est la vie. Et je haisle parler paysan. 6+6 a
145 Ouvrière. Orpheline.Oh ! Je songe, et Dieu laisse 6+6 a
Entrer dans mon œil troubleun regard de duchesse, 6+6 a
Et j’ai des visionsfolles, plaire, charmer, 6+6 a
Être libre, être belle,être adorée ! Aimer ! 6+6 a
Elle se remet à sa toilette.
Elle prend la coiffure de mariée et regarde les quatre murs de sa chambre.
Je n’ai pas de miroir,tant je suis misérable ! 6+6 a
Elle sort de la chaumière, et va au puits de la source.
150 Si Dieu n’avait pas miscette eau sous cet érable, 6+6 a
Je n’aurais pas moyende me coiffer, vraiment. 6+6 a
Elle se mire dans l’eau, tout en ajustant sa coiffure.
La fleur d’oranger. — Peuh !la rose, c’est charmant. 6+6 a
Elle ôte le bouquet d’oranger, cueille une rose dans le rosier, et la met
dans ses cheveux. Elle se mire.
Pauvre, ou ce mariage.Ah ! La ressource est dure. 6+6 a
Elle ôte la rose et la regarde pensive.
Une fleur, ça se fane.
Gallus, derrière elle et sans qu’elle le voie, sort à moitié du massif qui entoure
la source, avance le bras, et lui pose un épi de diamants dans les cheveux.
GALLUS,
à demi-voix.
Un diamant, ça dure ! 6+6 a
Il rentre vivement dans le massif.
LISON,
se retournant.
Hein ? On a parlé.
Elle regarde.
Non.Personne.
Elle se mire dans la source.
155 Ah ! Dieu, mon Dieu ! 6+6 a
Qu’ai-je au front ?
Elle se redresse effarée.
Qui m’a miscela ?
Elle se mire de nouveau.
Qu’est-ce ? Du feu ? 6+6 a
Ça doit brûler ! — je n’osey toucher.
Relevant la tête.
Je suis bête. 6+6 a
C’est cette eau qui me trompeet qui met sur ma tête 6+6 a
Un reflet de soleil.Ce que c’est que d’avoir 6+6 a
160 Une source au milieud’un bois pour tout miroir ! 6+6 a
Elle se retourne. Un grand miroir de Venise ovale, encadré de vermeil ciselé,
apparaît devant elle dans le massif.
Ciel !
Stupéfaite, elle regarde le miroir. Elle porte la main au bouquet de diamants
qu’elle a sur le front.
Ah ! Les reines sontde la sorte coiffées ! 6+6 a
Elle regarde le miroir.
Est-ce que par hasardil passe un vol de fées 6+6 a
Qui s’est venu posersur les branches du bois ? 6+6 a
Elle regarde sa coiffure de diamants.
Ai-je peur ? Non. J’ai faitce rêve bien des fois. 6+6 a
165 Autour de moi tout trembleet devient ineffable. 6+6 a
Elle approche du miroir. Elle aperçoit un petit être, espèce de nain ou d’enfant,
vêtu de satin blanc glacé vert, qui porte le miroir et le lui présente, et qui disparaît
presque derrière, tant il est petit et tant le miroir est grand.
Lison, admirant l’enfant.
Qu’il est joli !
Elle le considère sans crainte et comme apprivoisée à l’aventure.
C’est ça !Le nain ! C’est une fable 6+6 b
Qui m’arrive.
Elle l’admire.
Il est fée.Es-tu fée ? Oui, pour sûr ! 6+6 c
Quelle est ta reine ?
LE NAIN
Vous,madame.
LISON,
reculant.
C’est obscur, 6+6 c
Mais charmant. Suis-je en vie ?Oh ! L’extase m’accable. 6+6 b
Suis-je morte ?
Pendant qu’elle regarde le nain, le miroir et l’épi de diamants sur sa tête, un collier
vient se poser sur sa gorge et sur ses épaules nues. Elle s’écrie.
Un colliertout en perles !
Elle se retourne et voit un nègre. Ce nègre vient de sortir du massif, et c’est
lui qui lui a agrafé le collier au cou, sans être aperçu d’elle. Il est vêtu de velours
feu. Lison le regarde, pas effarouchée.
170 Le diable ! 6+6 a
Je comprends.
On entend une musique sous les arbres et une vague chanson murmurée qui semble
chantée au loin par des passants invisibles.
CHANSON
Les lutins — Dans les thyms — Les hautbois — 6+6 a
Dans les bois — Les roseaux — Dans les eaux — Ont des voix. 6+6 a
Donc faisons — Des chansonsEt dansons. — L’aube achève 6+6 a
Notre rêveEt l’amourC’est le jour. —
LISON,
pâmée et fascinée.
Je suis Ève ! 6+6 a
Une fumée se disperse dans les branches.
175 Qu’est-ce que cet encensdans l’ombre répandu ? 6+6 a
Je sens comme une odeurde paradis.
GALLUS,
paraissant.
Perdu. 6+6 a
Enfin ! Je tiens mon rêve !
Gallus, sorti du massif, laisse tomber son manteau. Il apparaît vêtu de brocart
d’or de la tête aux pieds, avec son cordon bleu et sa plaque d’ordres. Il a sur
la tête un panache couleur feu. Il se dresse devant Lison.
LISON
Un homme fait de flamme ! 6+6 a
On aperçoit dans les arbres Gunich au guet, caché par l’ombre du bois.
GALLUS,
immobile, l’œil fixé sur Lison. À part.
D’abord disons-lui tu.Le bonheur de la femme 6+6 a
Est d’être tutoyée,et son autre bonheur 6+6 a
180 Est, quand on lui dit tu,de dire monseigneur. 6+6 a
Il hésite et hoche la tête.
Mais diantre ! Tutoyer,c’est brusquer. C’est du style 6+6 a
Bien familier. La nuitest l’intervalle utile. 6+6 a
L’amour dit vous le soiret dit tu le matin. 6+6 a
Il se décide.
Nuances qu’elle doitignorer.
La regardant et l’admirant.
Quel butin ! 6+6 a
Haut à Lison.
185 Que désires-tu ? Parle,et ne sois pas modeste. 6+6 a
Je viens combler tes vœux.
LISON,
maintenant effrayée.
Avec une révérence tremblante.
Monseigneur Satan
GALLUS,
à part.
Peste ! 6+6 a
C’est plus que je n’osaisespérer.
LISON,
éperdue.
Oui. Non. Si ! 6+6 a
Mais je suis toute nue,et c’est plein d’yeux ici. 6+6 a
Un manteau de velours pourpre lui tombe sur les épaules.
C’est le nègre qui lui met ce manteau.
LISON
Monseigneur le démon
LE DUC GALLUS,
souriant, à part.
Elle accepte l’abîme. 6+6 a
Haut.
190 Et d’abord, descendonsde ce sommet sublime. 6+6 a
Je ne suis pas Satan.Je suis un simple roi. 6+6 a
Du moins j’étais celal’an passé ; mais l’emploi 6+6 a
M’ennuyait ; j’ai lâchéle sceptre qui m’assomme ; 6+6 a
Mais je suis encor prince,et même gentilhomme. 6+6 a
195 Sultan, j’ai planté làle sabre et le turban. 6+6 a
LISON
Oh !
GALLUS,
souriant.
Tu vois un monarqueen rupture de ban. 6+6 a
Je me refais aux champsune âme printanière, 6+6 a
Et j’y viens à l’école,école buissonnière. 6+6 a
Sois ma mtresse.
LISON,
effarouchée.
Moi !
GALLUS,
souriant.
D’école. Belle, il sied 6+6 a
200 D’expliquer tout. Ce nègreest mon valet de pied. 6+6 a
J’ai toujours avec moima musique de chambre, 6+6 a
Et, même dans les bois,je fais brûler de l’ambre. 6+6 a
Il montre la fumée d’encens dans les arbres.
De là vient cette odeurde sainteté. Ce nain, 6+6 a
Diabolique à peu près,tant il est féminin, 6+6 a
205 Est un de mes laquais.J’ai de plus dans ma suite 6+6 a
Un rimeur qui me ditla messe, étant jésuite ; 6+6 a
Ce maroufle est chargéde me faire mes vers. 6+6 a
J’en fais moi-même aussiparfois. J’ai pour travers 6+6 a
De rire, et de vouloirqu’autour de moi l’on rie. 6+6 a
210 Je me fabrique un peud’aurore et de féerie. 6+6 a
Je voyage en nababde l’Inde, et mes fourgons, 6+6 a
Que Médée aurait faittrner à ses dragons, 6+6 a
Contiennent en décorsde quoi jouer Armide ; 6+6 a
Je ne suis pas méchant,mais ne suis pas timide. 6+6 a
215 Qu’on nous donne un hallier,de l’ombre, et cætera, 6+6 a
Et nous improvisonsd’emblée un opéra. 6+6 a
Je suis riche, et j’ai pu,grâce à mes viles piastres, 6+6 a
Te mettre sur la têteune coiffure d’astres, 6+6 a
O belle, et te roulerune rivière au cou. 6+6 a
220 C’est là le réel. Pointde rêve. Rien de fou, 6+6 a
Tout est simple, et la fableen vérité s’achève. 6+6 a
LISON,
comme somnambule et l’œil égaré.
Ce réel est déjàtrès joli comme rêve. 6+6 a
GALLUS
Fantastique grenierd’un palais incertain, 6+6 a
le rêve est le cinquièmeétage du destin, 6+6 a
225 et la réalité,c’est le rez-de-chaussée. 6+6 a
Restons en bas. Je suisun prince ; ma pensée, 6+6 a
c’est de jouir ; je vais,tâchant de peu vieillir. 6+6 a
Suis-je un songe-creux ? Non.Mais je voudrais cueillir 6+6 a
le divin rameau d’or l’oiseau bleu se perche. 6+6 a
230 L’homme ayant égaréle bonheur, je le cherche. 6+6 a
Comment t’appelles-tu ?
LISON
Monseigneur…
GALLUS,
la contemplant. — À part.
C’est vraiment 6+6 a
Mon idéal. Le diablea fait évidemment 6+6 a
Tant de perfectionspour y loger des vices. 6+6 a
Une telle rencontreest un des grands services 6+6 a
235 Que peut rendre l’enferà quelqu’un d’ennuyé. 6+6 a
Elle a tout. Front pensif,air sauvage, œil noyé, 6+6 a
Bouche à dents de sourisqui doit haïr le jne, 6+6 a
Mains qui doivent haïrle vil travail.
LISON,
revenant peu à peu à la réalité. — À part.
Pas jeune. 6+6 a
Ce n’est pas encor ça.
Le regardant en dessous.
Tout doré. De beaux yeux. 6+6 a
240 Plus de jeunesse avecmoins de dorure est mieux. 6+6 a
Mais il a l’air d’avoirbien de l’esprit.
GALLUS
Jolie 6+6 a
Comme la trahisonet comme la folie ! 6+6 a
Ce petit pied, ce brasexquis, convenons-en, 6+6 a
Cela n’était pas faitpour rester paysan. 6+6 a
Lison se rapproche du miroir et considère son manteau de velours et d’hermine. Il la regarde se mirer.
245 Elle sera perverseen étant bien conduite. 6+6 a
Rien qu’à la voir songer,j’ai compris tout de suite 6+6 a
Qu’en cette fille pauvreet coquette j’avais 6+6 a
Un bon assortimentde tous les gts mauvais. 6+6 a
Volupté, vanité,toilette, argent, paresse. 6+6 a
250 De son ongle déjàle diable la caresse. 6+6 a
Croquons-la. Cette fois,je me crois bien tombé. 6+6 a
Une faunesse exquiseet digne d’un abbé ! 6+6 b
Il s’approche d’elle avec une admiration passionnée.
LISON,
regardant le duc fixement.
Souvent le cœur est froidquand les yeux semblent ivres. 6+6 c
GALLUS
Comment sais-tu cela ?
LISON
Je l’ai lu dans les livres. 6+6 c
GALLUS,
à part.
255 Elle sait lire ! C’estune difformité. 6+6 b
Ma sauvagesse sortde l’université ! 6+6 a
Une savante ! çatrouble mes conjectures. 6−6 a
Il réfléchit.
Tout se répare avecun bon choix de lectures. 6+6 a
Faublas. Crébillon fils.
Avec un haussement d’épaules.
Aussi je lui trouvais 6+6 a
Un certain air lettré
LISON
260 Lire ! Est-ce donc mauvais ? 6+6 a
GALLUS
Non. Ne pas lire est mieux.Une fille n’est faite 6+6 a
Que pour être jolieet tout changer en fête. 6+6 a
Le temps qu’on donne au livreon le prend à l’amour. 6+6 a
Aucun livre ne vautun baiser.
À part.
Quel sot tour 6+6 a
265 On m’a fait là, d’apprendreà lire à cette fille ! 6+6 a
L’ignorance est sur l’âmeune charmante grille, 6+6 a
Qu’il est fort amusantd’entr’ouvrir lentement. 6+6 a
Nouveau haussement d’épaules, comme quelqu’un qui prend son parti. Il se tourne vers elle.
Crois-moi d’abord en tout.C’est le commencement. 6+6 a
LISON
Je crois tout ce qu’on dit,à moins qu’on ne le jure. 6+6 a
GUNICH,
en observation au fond du théâtre. À part.
270 Bon détail. Je mettraice mot dans ma brochure 6+6 a
Sur les femmes.
GALLUS,
à Lison.
Tu n’astoujours pas dit ton nom. 6+6 a
LISON
Élisabeth, qui faitLise, ou bien Lisa.
GALLUS
Non. 6+6 a
Moi je te nommeraiZABETH Te voilà née. 6+6 a
Je coupe en deux ton nomcomme ta destinée, 6+6 a
275 Et tu t’appellerasla marquise Zabeth. 6+6 a
LISON
Marquise !
GALLUS
Je suis prince.Une étoile tombait, 6+6 a
L’amour la ramassa.Cette étoile est la joie. 6+6 a
Je serai ton esclave.
À part.
Et tu seras ma proie. 6+6 a
Soyons joyeux. Vivons.La vie est un gala. 6+6 a
LISON
se regardant dans le miroir. À part.
280 Oh ! Comme je suis belleavec ces choses-là ! 6+6 a
À GALLUS
Monsieur ! Reprenez tout !
GALLUS
Pourquoi ?
LISON
C’était pour rire, 6+6 a
N’est-ce pas ?
GALLUS
Je l’entendsbien ainsi.
LISON
Je me mire 6+6 a
Avec des diamants,et j’oublie, ah mon Dieu ! 6+6 a
Que je dois aujourd’huime marier.
GALLUS
Parbleu, 6+6 a
Tu peux…
LISON
Dites-moi vous.
GALLUS
285 Madame la marquise, 6+6 a
Vous pouvez
LISON
Laissez-moi !Je suis la pauvre Lise. 6+6 a
On entend un bruit de violons et le claquement d’un fouet dans la route d’en haut.
GALLUS
Votre voiture vient.
LISON
Cette charrette !
GALLUS
À moins 6+6 a
Que vous ne préfériezcelle-ci.
Paraît la voiture dorée à quatre chevaux revenant dans la route basse par le côté d’où elle est sortie.
GUNICH,
au duc. Du fond du théâtre.
Sans témoins 6+6 a
Fuir serait aisé.
LISON,
à gallus.
Mais…à qui donc ce carrosse ? 6+6 a
GALLUS
À vous !
LISON
À moi !
Le carrosse s’arrête. Gunich ouvre la portière.
Gallus abat le marche-pied et y fait monter Lison éperdue.
GALLUS
290 Viens, c’est…ta voiture de noce ! 6+6 a
Tous sont dans le carrosse. La portière est refermée. Le carrosse part. Au moment où il sort, entre dans la route haute, du côté opposé, la charrette traînée par l’âne. On aperçoit dedans un groupe en tête duquel on voit Harou en habits de marié, avec un gros bouquet, et deux violoneux qui jouent du violon.
ACTE DEUXIÈME
LA MARQUISE ZABETH
PERSONNAGES
GALLUS.
ZABETH.
LE BARON GUNICH.
LE DUC DE CRÉQUI.
LE DUC DE MONTBAZON.
LE MARQUIS DE COCHEFILET.
LE VICOMTE DE THOUARS.
LORD EFFINGHAM.
L’ABBÉ.
LE DOCTEUR.
SILLETTE, fille de chambre.
NANTAIS, laquais.
GENTILSHOMMES.
SEIGNEURS.
VALETS.
— À Paris. —
Un boudoir avec tous les raffinements du luxe. C’est l’hiver. Feu dans la cheminée.
Au fond une haute et large fenêtre par où l’on voit les arbres d’un parc, noirs et couverts
de givre. Le boudoir est octogone. Aux deux pans coupés du fond, des deux côtés de la
fenêtre, deux grandes portes dorées à deux battants. La porte de droite donne sur les
appartements intérieurs, la porte de gauche donne sur les vestibules et les antichambres.
Sur une crédence, un bouquet de fleurs exotiques rares ; à côté un écrin ouvert, montrant
un fouillis de pierreries, posé sur un plat de vermeil. Sur une assiette de vermeil, un pli
cacheté.
La cheminée est à droite. En face, à gauche, une porte bâtarde, basse, dorée.
SCÈNE PREMIÈRE
NANTAIS, SILLETTE, PUIS ZABETH.
Sillette range. Elle met l’écrin près du bouquet et l’expose très en vue. Nantais entr’ouvre un battant de la porte de gauche et passe la tête par l’entre-bâillement. On entend une chanson dans la coulisse et un bruit de guitare.
CHANSON au dehors
 Zon, zon, Suzon. 4 a
On croit n’être que douze à table. 8 b
Gibier fin, turbot délectable, 8 b
 Vins à foison. 4 a
295 On n’est que douze, on est bien aise. 8 c
 Mais on est treize, 4 c
 Pas vrai, Suzon ? 4 a
SILLETTE,
apercevant nantais.
Laquais de monseigneur,bonjour.
FREDON,
dans la coulisse.
Zon zon, Suzon. 6+6 a
NANTAIS
Qui chante là ?
SILLETTE
L’abbé,meuble de la maison. 6+6 a
Ton mtre va venir ?
NANTAIS
300 Moi d’abord. En personne. 6+6 a
Puis lui. — Madame est là ?
SILLETTE
J’attends qu’elle me sonne. 6+6 a
Voici divers objetspour elle.
Elle montre la crédence.
Des bouquets. 6+6 a
Des cadeaux. Apportéspar différents laquais. 6+6 a
NANTAIS
Qui fait tous ces présents ?
SILLETTE
On ne sait.
NANTAIS
Tu l’ignores ? 6+6 a
SILLETTE
305 Sont-ce des financiers ?Sont-ce des monsignores ? 6+6 a
Mystère. Tous les joursquelque présent nouveau. 6+6 a
Une main s’ouvre, donne,et se cache.
NANTAIS
Bravo ! 6+6 a
C’est élégant. Sont-ilsplusieurs ?
SILLETTE
Je le suppose. 6+6 a
L’essaim des papillonsflâne autour de la rose. 6+6 a
NANTAIS
Donner sans se montrer,c’est de bon gt.
SILLETTE
310 Ainsi 6+6 a
Tous les jours on nous faitde la musique ici. 6+6 a
C’est un assez beau luxeà Paris. À ces arbres, 6+6 a
Déjà pas mal ornésde grottes et de marbres, 6+6 a
Tous les matins, à l’heure le parc est désert, 6+6 a
315 On ajoute la grâceaimable d’un concert. 6+6 a
Qui paie ? On ne sait pas.Mais l’aubade est exquise. 6+6 a
NANTAIS
Et pendant ce temps-làmadame la marquise 6+6 a
SILLETTE
Dort. Madame est rentréeassez tard, des Bouffons, 6+6 a
D’un bal, qui cte au ducmille écus de chiffons, 6+6 a
320 Ou de la comédie,ou du brelan, que sais-je ? 6+6 a
Elle s’est attabléeavec tout son cortège, 6+6 a
Ayant sur son sofason chat et son abbé, 6+6 a
Puis on a voulu boire,et le punch a flambé, 6+6 a
Elle a soupé, dansé,que c’est une folie, 6+6 a
325 Elle a tout ce temps-là,mon cher, été jolie. 6+6 a
Fatigue. Toujours rire,et vivre au paradis, 6+6 a
Cela vous courbature.Et le matin, tandis 6+6 a
Qu’elle sommeille, aprèsces peines infinies, 6+6 a
Les hommes à madameoffrent des symphonies 6+6 a
330 Qu’elle n’entend pas même ;ils sont faits pour cela. 6+6 a
NANTAIS
Ces filles-là !
La porte à gauche vient de s’ouvrir. Zabeth paraît ; elle est enveloppée d’un surtout de satin et de fourrure, et elle a sa faille et son manchon. Elle écoute.
SILLETTE,
à Nantais.
Silence.On vient.
ZABETH,
à part.
Ces filles-là ! 6+6 a
Haut, à Sillette.
Ma chaise est-elle en bas ?
SILLETTE,
avec un signe affirmatif.
Sous la porte cochère, 6+6 a
À toute heure elle attendmadame.
ZABETH
Bien, ma chère. 6+6 a
Surtout n’oubliez pasmes ordres pour ce soir. 6+6 a
SILLETTE
Tout sera prêt, madame.
ZABETH
335 Ici, dans ce boudoir. 6+6 a
Nouveau signe d’obéissance de Sillette. Elle présente à Zabeth la lettre sur l’assiette de vermeil.
ZABETH
Qu’est-ce ?
Elle ouvre la lettre.
Ah ! Des vers !
Elle met la letre dans son manchon.
SILLETTE
Voicides cadeaux qu’on apporte. 6+6 a
Zabeth regarde les fleurs et l’écrin avec distraction.
ZABETH
J’ai la migraine. Il fautqu’une heure ou deux je sorte. 6+6 a
Si le duc vient, je vaisrentrer.
À part.
Ces filles-là ! 6+6 a
Elle sort par la porte opposée.
NANTAIS,
écoutant à la porte bâtarde.
Elle part. L’autre arrive.
La porte bâtarde s’ouvre. Entrent Gallus et Gunich. Gallus en habit de soie mordorée. Cordon bleu et plaque.
Sur un signe de Gunich, Sillette et Nantais se retirent par la porte du fond à droite.
SCÈNE II
NANTAIS, SILLETTE, PUIS ZABETH.
GALLUS
Et tu dis donc qu’elle a 6+6 b
Moi qui ne quitte pointZabeth…
GUNICH,
à part.
340 Ce qui m’agace. 6+6 c
GALLUS,
continuant.
Je n’en sais pas si longque toi, baron sagace. 6+6 c
Combien d’amants dis-tu ?
GUNICH
Sans vous compter, déjà 6+6 b
J’en ai vu sept ou huitpasser. Cela changea 6+6 a
Comme un décor.
GALLUS
Combiende dettes ?
GUNICH
Elle achève 6+6 a
Son second million,je pense.
GALLUS
345 Bonne élève. 6+6 a
GUNICH
Et vous allez gardercette femme ?
GALLUS
Morbleu ! 6+6 a
C’est mon chef-d’œuvre.
GUNICH
Mais…
GALLUS
C’est quand je gagne au jeu 6+6 a
Que tu me dis : jetezles cartes. Je contemple 6+6 a
Mon ouvrage, et j’élèveaux sept péchés ce temple, 6+6 a
350 Zabeth. C’est peu vraimentqu’un million ou deux 6+6 a
Pour une telle égliseofferte à de tels dieux. 6+6 a
Zabeth me satisfaiten tout. Je l’ai voulue 6+6 a
Fausse.
GUNICH
Elle triche au jeu.
GALLUS
Gourmande.
GUNICH
Elle est goulue. 6+6 a
GALLUS
Vaine.
GUNICH
Elle est folle.
GALLUS
Aimantl’amour.
GUNICH
C’est Astarté. 6+6 a
GALLUS
Prodigue.
GUNICH
Elle est avare.
Gallus le regarde. Il insiste.
355 Et met l’or de côté. 6+6 a
Ah ! Vous réussissez !
GALLUS
Toi, tu la calomnies. 6+6 a
Elle vaut mieux que toi.
GUNICH
Pour vous les gémonies 6+6 a
Sont le vrai panthéon,ô grand prince railleur ! 6+6 a
Pour vous le mal est bien,et le pire est meilleur ; 6+6 a
360 Pourtant, valet, je voisl’intérieur du mtre ; 6+6 a
Vous n’êtes pas mauvais,vous voulez le partre. 6+6 a
Jeu dangereux. Feu noir,dont on sent la cuisson 6+6 a
Tôt ou tard.
GALLUS
Je m’amuse,ô cuistre, à ma façon. 6+6 a
Il fredonne.
 Qu’est-ce en somme que la femme ? 7 a
365  Beaucoup de chair, un peu d’âme, 7 a
 Un éden entre-bâillé, 7 a
 Un masque, un rêve, une fable, 7 b
 Un vaudeville du diable 7 b
 Auquel l’homme a travaillé. 7 a
370 Je travaille à Zabeth.L’outil, c’est la débauche. 6+6 a
Je fais le monstre, moi,dont Satan fit l’ébauche. 6+6 a
Et plein d’extase, ainsique jadis Salomon, 6+6 a
Je regarde sortird’une perle un démon. 6+6 a
GUNICH
Vous m’avez l’air d’un hommeamoureux.
GALLUS
Par exemple ! 6+6 a
GUNICH
Dame ! C’est une idole.
GALLUS
375 Et l’athée à ce temple 6+6 a
Construit par moi, c’est moi.
GUNICH
Vous vous vantez.
GALLUS
Jamais. 6+6 a
Amoureux, moi ! Jamais.Je rirais, si j’aimais ! 6+6 a
GUNICH
Non, mais vous feriez rireet seriez une altesse 6+6 a
Fort compromise aux yeuxdes badauds de Lutèce. 6+6 a
380 Comme avec un éclatde rire ils vous défont ! 6+6 a
Paris la bonne villeest très méchante au fond. 6+6 a
Une altesse, elle morddedans, elle en déjeune. 6+6 a
Quelle chute pour voussi l’on vous trouvait — jeune ! 6+6 a
Vous voilez votre cœur,vous sentant en danger, 6+6 a
385 Ah ! Peste ! Vous le loup,de passer pour berger. 6+6 a
GALLUS
Un Bartholo ! Moi !
GUNICH
Non.Céladon. Grand modèle. 6+6 a
GALLUS
Quoi ! Zabeth !
GUNICH
Monseigneurne peut se passer d’elle. 6+6 a
Vous la trnez partout,cette madame-là. 6+6 a
Cette Lison changéeen marquise brilla 6+6 a
390 Tout de suite, en jetantaux moulins sa cornette, 6+6 a
Près de vous, comme auprèsdu soleil la planète. 6+6 a
Bel astre. Et monseigneura je ne sais quel air 6+6 a
De peu s’en soucieret d’en être très fier. 6+6 a
Ces nuances-là, dontse compose l’églogue, 6+6 a
Sont l’énigme du cœurhumain.
GALLUS,
haussant les épaules.
395 Idéologue ! 6+6 a
GUNICH
Il vous la faut toujours,partout, car elle m’a 6+6 a
Supplanté, cette dame,oui !
GALLUS
L’enfer te forma 6+6 a
De la laideur de l’hommeet de la jalousie 6+6 a
De la femme.
GUNICH
Avouez,c’est une fantaisie, 6+6 a
400 C’est un caprice, on peutaimer par accident, 6+6 a
Convenez avec moivotre vieux confident 6+6 a
Qu’elle égratigne un peuvotre âme.
À part, ricanant.
Une âme mûre ! 6+6 a
GALLUS
Je n’ai point d’âme, oison,donc point d’égratignure. 6+6 a
GUNICH
Au fond, vous la prenezau sérieux.
GALLUS
Qui ? Moi ! 6+6 a
J’en ris.
GUNICH
405 Vous affectezd’en rire. On voit pourquoi. 6+6 a
Vous êtes un dévothonteux de son église. 6+6 a
Vous vous cachez.
GALLUS
Nellam’échappant, j’ai pris Lise. 6+6 a
Je chassais, je cherchaisdes appas indulgents, 6+6 a
Une charmeuse ayantpitié des pauvres gens, 6+6 a
410 Un peu libre, un peu folle,ayant de la clémence. 6+6 a
Tombé sur des vertuspar un hasard immense, 6+6 a
M’étant cassé le nezjuste à l’escarpement 6+6 a
D’une vierge d’acier,d’ombre et de diamant, 6+6 a
Ayant vu tout à coup,quand je rêvais la butte 6+6 a
415 Montmartre dix moulinsfont gment la culbute, 6+6 a
Surgir avec sa neigeauguste la Yungfrau, 6+6 a
Ayant tiré du sacce mauvais numéro, 6+6 a
J’ai dit : je me crois aigleet lion, je suis âne. 6+6 a
Je me suis rejetésur une paysanne 6+6 a
420 Quelconque, fort jolieet pas bête, ma foi, 6+6 a
Et je l’ai faite reineen me défaisant roi. 6+6 a
Roman simple ; et j’en suisau deuxième chapitre. 6+6 a
Gallus fouille dans le gousset de son gilet, en tire sa tabatière, ne s’aperçoit pas qu’il vient d’en tirer en même temps un papier, et prend une prise de tabac. Le papier est tombé à terre. Gunich, en arrière de Gallus, le ramasse, y jette un coup d’œil, et le met dans sa poche pendant que Gallus éternue et secoue d’une chiquenaude les dentelles de son jabot.
GUNICH
Çà, vous êtes un roiduquel je suis le pitre. 6+6 a
GALLUS
Faquin !
GUNICH
Le conseillerd’état, si vous voulez. 6+6 a
425 Je plains les papillonsaux chandelles brûlés. 6+6 a
Je vous vois approcherd’une flamme hagarde, 6+6 a
Charmante et formidable,et je dis : prenez garde. 6+6 a
Quelque chose se passeau fond de votre cœur. 6+6 a
Vous êtes un captifqui se drape en vainqueur. 6+6 a
430 C’est une maladieétrange propre aux hommes 6+6 a
Très corrompus, blasés,exquis, comme nous sommes, 6+6 a
d’idolâtrer avecdédain, et d’être pris 6+6 a
parfois profondément,tout en disant : je ris. 6+6 a
L’eau qu’on jette à ce feule rallume et l’attise. 6+6 a
435 Est-on jaloux ? Fi donc !Tendre ? Quelle bêtise ! 6+6 a
Si quelqu’un vous pénètreet dans votre âme lit, 6+6 a
On se fâche ; on se sentcomme en flagrant délit. 6+6 a
Surtout il ne faut pasque la belle s’en doute. 6+6 a
Qu’aime-t-on d’elle ? Rien.Et tout. Sotte, on l’écoute. 6+6 a
440 Grasse, c’est un Rubens ;maigre, c’est un Watteau. 6+6 a
Don Juan extérieur,Pyrame incognito, 6+6 a
On se croit libertin.Point. On est platonique. 6+6 a
On couve en souriantun vague amour chronique. 6+6 b
On aime l’âme, et nonla chair fragile, on croit 6+6 c
445 N’être que gris, hélas !On est ivre. L’œil froid 6+6 c
Masque le cœur brûlant.
GALLUS
Dadais métaphysique ! 6+6 b
Hors la bonne cuisineet la bonne musique, 6+6 a
Qui sont la même choseau fond, je n’aime rien. 6+6 a
GUNICH
Hum ! Parfois le liona dans sa cage un chien. 6+6 a
450 Il croit d’abord qu’il vale manger ; puis il l’aime. 6+6 a
GALLUS
Rien ne m’enivre.
GUNICH
Hum !
GALLUS
Je suis froid par système. 6+6 a
GUNICH
Hum !
GALLUS
Tu dis ?…
GUNICH
Est-ce un crifactieux ? Je dis : hum ! 6+6 a
GALLUS
Mon cœur est le sommeil.
GUNICH
L’amour est l’opium. 6+6 a
Pardon, le cœur d’un prince,on ne sait trop qu’en dire. 6+6 a
455 Livre doré sur tranche l’on n’ose pas lire. 6+6 a
Pourtant permettez-vousque
GALLUS
Buse, je permets. 6+6 a
GUNICH
L’amour se pique au jeuquand on lui dit : jamais ! 6+6 a
Vous cachez l’aventureet moi je la devine. 6+6 a
La rêver infernaleet la trouver divine, 6+6 a
460 Voilà votre accidentdevant cette Zabeth. 6+6 a
GALLUS
Et d’abord, tu ne saispas même l’alphabet 6+6 a
Du respect. Nomme-lamadame. Elle est au prince. 6+6 a
À moi, qui suis ton mtre.Et maintenant, si mince 6+6 a
Que soit ton intellect,comprends que, sans déchoir, 6+6 a
465 Je ne puis aimer, moiqui jette le mouchoir. 6+6 a
Être un Tityre inepteau fond d’un site agreste, 6+6 a
À d’autres ! N’aimant pas,je reste moi. Je reste 6+6 a
Le mtre. Deveniramoureux, moi rieur ! 6+6 a
Tu crois que je prendraisce rôle inférieur ! 6+6 a
GUNICH,
ricanant.
Le rôle vous prend.
GALLUS
470 Non.Si bon te semble, certe, 6+6 a
Vieux fou, sois amoureux,passe aux femmes, déserte. 6+6 a
Moi, point. J’ai pu, le jour le dégt me prit, 6+6 a
Abdiquer comme roi,mais comme homme d’esprit, 6+6 a
Non pas. Moi, grimacerl’amour ! Qu’on me lapide. 6+6 a
475 Je vois mes rides, va.Me crois-tu donc stupide 6+6 a
Jusqu’à m’imaginerque de jeunes yeux bleus 6+6 a
Planteront là messieursles blancs-becs merveilleux 6+6 a
Pour contempler rêveursmon gilet de flanelle ! 6+6 a
Ah ! Rien ne change, ami,la nature éternelle ! 6+6 a
480 Avril sera toujourspar Aurore ébloui. 6+6 a
Matin et renouveausont des lieux communs ; oui, 6+6 a
C’est vieux, le lys, c’est vieux,la rose ; mais qu’importe, 6+6 a
C’est toujours jeune, et l’aubeest toujours la plus forte. 6+6 a
Oui, pour comprendre l’ombreet les cieux infinis, 6+6 a
485 L’astre et la fleur, Chloése penche sur Daphnis, 6+6 a
Oui, Nella cherche George,oui, les Agnès épellent 6+6 a
Les Chérubins ; jeunesseet jeunesse s’appellent. 6+6 a
Est-ce toi, printemps ? Ditla fauvette tout bas. 6+6 a
Il faut les bleus sommetspour les tendres ébats. 6+6 a
Résignons-nous. Rions.
GUNICH
490 Monseigneur se résigne. 6+6 a
Il est grand, puissant, riche,illustre, auguste, insigne, 6+6 a
et son manteau royald’aigles est parsemé. 6+6 a
GALLUS
À quoi cela sert-ilsi l’on n’est pas aimé ! 6+6 a
GUNICH
Vous êtes toujours sûr,vous, prince, d’être au fte. 6+6 a
GALLUS
495 Devant les femmes, non.L’orgueil du rang est bête. 6+6 a
Pour la femme, un roi passeaprès son page. Un duc 6+6 a
Ne vaut point ses laquais,mon cher, s’il est caduc. 6+6 a
Aucun soleil couchantn’a droit à l’espérance. 6+6 a
Le sage ne fait pasaux jeunes concurrence ; 6+6 a
500 Il ne va pas livrerun sot amour risqué 6+6 a
Aux quolibets des gensqui flânent sur le quai ; 6+6 a
Il voit son œil s’éteindreauprès d’un œil qui brille ; 6+6 a
Il s’observe. Devantn’importe quelle fille, 6+6 a
Devant une cataude trente sous, on est 6+6 a
505 Allié des Habsbourget des Plantagenet, 6+6 a
Landgrave palatin,duc d’Autriche, infant d’Este, 6+6 a
Prince !… — on voit ses cheveuxblanchir, on est modeste. 6+6 a
GUNICH
On se poudre !
GALLUS
Ah ! Tu crois,baron de peu de sens, 6+6 a
Que cette neige-làcache celle des ans ! 6+6 a
Mais j’ai dix lustres !
GUNICH
Soit.Bel âge !
GALLUS
510 Tout s’envole. 6+6 a
Mais je ne serai pasun Géronte frivole. 6+6 a
C’est assez d’avoir crutrop longtemps au matin. 6+6 a
Hélas ! C’est triste. Avoirarrangé son destin, 6+6 a
Son cœur, ses gts, sa vieéclatante et sonore, 6+6 a
515 Pour être à tout jamaisla jeunesse, l’aurore, 6+6 a
L’aube, et voir sur son frontmonter la sombre nuit ! 6+6 a
GUNICH
Ah ! Je conviens que l’âgeà la jeunesse nuit. 6+6 a
Être jeune est le ciel.Rester jeune
GALLUS
Est l’abîme. 6+6 a
Un ridicule à moi !J’aimerais mieux un crime. 6+6 a
520 Oh ! Qui que vous soyez,devant Lise ou Ninon, 6+6 a
Tenez-vous bien, soyezmoqueur et fort, sinon 6+6 a
Vous verrez bientôt poindreune belle hargneuse. 6+6 a
Le méprisant peut seulbraver la dédaigneuse. 6+6 a
Surtout, méfions-nousdes scènes que nous font 6+6 a
525 Ces belles, et des cris,et de leur art profond 6+6 a
De s’irriter, de fondreen pleurs, d’être hardies, 6+6 a
Et ne nous laissons pasprendre à leurs comédies. 6+6 a
Plutôt livrer ma vieau tigre libyen 6+6 a
Qu’à la femme ! — À propos,mon anneau, tu sais bien ? 6+6 a
Ma bague empoisonnée ?
GUNICH
530 Ah ! Cet anneau terrible 6+6 a
Qui contient un poison.
GALLUS
Un remède infaillible. 6+6 a
GUNICH
Eh bien ?
GALLUS
Je ne l’ai plus.
GUNICH
Comment ?
GALLUS
On me l’a pris 6+6 a
Pendant que je dormaisou bien que j’étais gris. 6+6 a
Je le regrette.
GUNICH
Au fait,c’était un joyau rare. 6+6 a
GALLUS
535 Un ami. Cet anneaume venait de Ferrare 6+6 a
Dont une Borgiafut duchesse. On vieillit, 6+6 a
Tu comprends ; le destindevient un mauvais lit ; 6+6 a
Un vieux beau, c’est un êtreabsurde et difficile, 6+6 a
D’un côté sensitiveet de l’autre fossile. 6+6 a
540 On sort de l’opéra,du bal, de chez Mesmer, 6+6 a
De chez le roi de France,avec le mal de mer. 6+6 a
C’est pour cela, dût-onn’en jamais faire usage, 6+6 a
Qu’on tient à ces bijouxsinistres, et qu’un sage, 6+6 a
À tous les biens qu’il a,qu’il attend, qu’on lui doit, 6+6 a
545 Qu’il espère ou qu’il veut,joint la mort, bague au doigt. 6+6 a
GUNICH
Un suicide en l’air,facultatif, possible, 6+6 a
Départ à volontépour le monde invisible, 6+6 a
Avoir toujours la clefdu tombeau sous sa main, 6+6 a
Faire, comme un valet,venir ce noir Demain, 6+6 a
550 Avoir derrière soil’éternité qu’on sonne 6+6 a
Et qui part : que veutmonseigneur ? — J’en frissonne, 6+6 a
Mais c’est bien agréable,au fait.
GALLUS,
pensif.
L’empoisonneur 6+6 a
Des bijoux, c’est le sort.
GUNICH
C’est vous. — Donc, monseigneur, 6+6 a
C’est dit. Vous n’aimez pointvotre bonne fortune. 6+6 a
GALLUS
Zabeth !
Il hausse les épaules.
Bah !
GUNICH
555 Soit. Eh bien !Moi, je vais vous faire une 6+6 a
Révélation.
GALLUS
Quoi ?
GUNICH,
s’approchant de la crédence et montrant le bouquet.
Voyez-vous ce bouquet ? 6+6 a
GALLUS
Oui.
GUNICH
De qui ça vient-il ?
GALLUS
De quelque freluquet 6+6 a
Qui, ne pouvant payerdes diamants infâmes, 6+6 a
S’imagine qu’avecdes fleurs on a des femmes. 6+6 a
GUNICH
560 Tous les jours il en vientpour madame un pareil. 6+6 a
Il montre l’écrin.
Voyez-vous cet écrin ?
GALLUS
Sur ce plat de vermeil ? 6+6 a
Oui. C’est quelque galant,moins innocent que l’autre, 6+6 a
Qui veut plaire.
GUNICH,
s’approchant de la fenêtre et montrant le jardin.
En ce parc,dessiné par Lenôtre, 6+6 a
Tous les matins on joueune aubade.
GALLUS
Oui. Très haut. 6+6 a
565 C’est encore un galantquelconque. Un peu bien sot. 6+6 a
Car c’est à la Vénusqu’il offre la diane. 6+6 a
GUNICH,
continuant.
Quelqu’un tous les jours donneun bouquet.
GALLUS
Qui se fane. 6+6 a
GUNICH,
continuant.
Un écrin, un concert,et monseigneur le sait. 6+6 a
GALLUS
Je sais encor ceciqu’on ne sait pas qui c’est. 6+6 a
570 Ces trois bergers masquéset muets me font rire. 6+6 a
Personne ne conntleurs noms.
GUNICH
Personne, sire, 6+6 a
Excepté moi.
GALLUS
Tu dis ?
GUNICH
Excepté moi.
GALLUS
Tu crois 6+6 a
Les conntre ?
GUNICH
Je peuxles nommer.
GALLUS
Tous les trois ? 6+6 a
GUNICH
Tous les trois. Le premier,le jeune, offrant des roses, 6+6 a
575 C’est vous. L’autre, plus vieux,donnant ces belles choses, 6+6 a
Ces diamants, c’est vous.Le troisième, à genoux 6+6 a
Aussi lui, le seigneurdes aubades, c’est vous. 6+6 a
GALLUS
Eh bien, après ?
GUNICH
C’est vous.
GALLUS
Voilà ta découverte ! 6+6 a
GUNICH
Niez-vous ?
GALLUS
Non. C’est vrai.Qu’en conclut monsieur ?
GUNICH
Certe, 6+6 a
580 Que vous êtes, mon prince,énormément épris. 6+6 a
GALLUS,
se tenant les côtes.
Ah ! Vraiment, mon baronest trop bête. Ah ! J’en ris ! 6+6 a
Ah ! Je suis amoureuxparce que je m’ennuie, 6+6 a
Et qu’il me plt de mettreun rayon dans la pluie, 6+6 a
Du soleil dans la brume,un sourire en des yeux 6+6 a
585 Qui, tristes, seraient laids,et qui sont beaux, joyeux. 6+6 a
C’est mon gt. La beauté,plus la gté ; fleur double. 6+6 a
Ah ! Mon pauvre espionmyope, tu vois trouble. 6+6 a
Ah ! Je suis amoureuxparce que je distrais 6+6 a
Mes cinquante ans à mettreen relief des attraits 6+6 a
590 Qui, charmants sous des fleurs,sont exquis sous des perles ! 6+6 a
Parce que le sommeildes moineaux et des merles 6+6 a
Ne m’est pas à ce pointsacré que dans ce bois 6+6 a
Je ne me glisse avecdes joueurs de hautbois, 6+6 a
Et parce que j’ordonneà cinq ou six maroufles 6+6 a
595 De faire avec leurs chants,leurs gammes et leurs souffles, 6+6 a
Flotter un songe d’orsur de beaux yeux fermés ! 6+6 a
Parce que j’ai le gtdes bouquets embaumés, 6+6 a
Des bijoux envoyésaux belles, par Hercule, 6+6 a
Je suis un vieux crétind’amoureux ridicule ! 6+6 a
600 Je m’amuse, morbleu !J’ai cette fille-là, 6+6 a
Et j’en fais le motifd’un éternel gala ! 6+6 a
Mais à qui donc veux-tuque je donne des roses ? 6+6 a
À toi ? Quand tes gros yeuxcollent leurs cils moroses, 6+6 a
Quand tu dors, dois-je aller,pendant une heure ou deux, 6+6 a
605 Faire de la musiqueà tes rêves hideux ? 6+6 a
Faut-il qu’au point du joursous tes volets je rôde ? 6+6 a
Dois-je faire coulerla perle et l’émeraude 6+6 a
En rivières autourde ton vieux cou ridé ? 6+6 a
Dois-je te déclarersultane validé ? 6+6 a
610 Ægipans, nymphes, dieux,ô faunes de Sicile, 6+6 a
Accourez, venez voircet immense imbécile ! 6+6 a
Mais pense un peu, voyons,peux-tu ? Lise a vingt ans, 6+6 a
J’en ai cinquante. Eh bien,je me masque, et j’entends, 6+6 a
À défaut du bonheur,fleur que nul ne transplante, 6+6 a
615 Lui faire une nuéeamoureuse et galante. 6+6 a
Personnages du conte :Angélique et Médor. 6+6 a
Elle est Danaë. Soit.Moi, pluie et grêle d’or. 6+6 a
Elle est Héro, pensive,et moi je me ranime 6+6 a
À lui faire rêverun Léandre anonyme. 6+6 a
620 Trouves-tu qu’être aimableest au-dessous de moi ? 6+6 a
Trop de distance ! Elle estgoton et je suis roi. 6+6 a
Non, belître. Elle est femme,et je suis gentilhomme. 6+6 a
Être amoureux ! Jamais.Non. Mais être économe, 6+6 a
Non plus. Garder son cœur,dépenser son argent, 6+6 a
625 C’est ma mode. Être aux gtsd’une femme indulgent ; 6+6 a
Lui faire tous les joursd’agréables surprises ; 6+6 a
Lui racheter l’ennuide voir vos mèches grises 6+6 a
Par des bals, des bijoux,des fleurs ; être courtois ; 6+6 a
Et se taire ; et n’allerpas crier sur les toits : 6+6 a
630 Mesdames et messieurs,je suis celui qui paie ! 6+6 a
Faire en somme à la belleune existence gaie, 6+6 a
Libre, opulente, viveet jeune, de façon 6+6 a
À se dire : après toutje suis un bon gaon ! 6+6 a
Voilà l’élégance. Hein ?
GUNICH
Vous êtes à l’escrime 6+6 a
Très fort.
GALLUS
635 Je te dis, moi,de m’accuser d’un crime, 6+6 a
Et non d’une bêtise.Étant déjà l’amant, 6+6 a
Si j’étais l’amoureux,je serais fou vraiment. 6+6 a
GUNICH
Vous me jetez ce mot :buse !
GALLUS
Oui, je le décoche. 6+6 a
GUNICH
Mais il ne faudrait pasalors de votre poche 6+6 a
640 Laisser tomber ces versécrits de votre main. 6+6 a
Il présente à Gallus le papier que Gallus a laissé tomber, le déploie, et se met à lire.
Sonnet. À Zabeth.
Déclamant.
… Belleau regard inhumain 6+6 a
GALLUS,
lui arrachant le papier.
O stupide espion !Voleur plus bête encore ! 6+6 a
Que ne suis-je encor roipour que je te décore 6+6 a
De l’ordre d’ânerieinventé tout exprès ! 6+6 a
GUNICH
Mais lisez, monseigneur.
Lui montrant le sonnet.
645 — … Vos appas… vos attraits… — 6+6 a
Donc vous voulez charmer !Donc vous désirez plaire ! 6+6 a
Gallus jette le papier au feu.
GALLUS
Tu me feras creverde joie et de colère. 6+6 a
Tudieu ! Quel animalréjouissant ! Comment ! 6+6 a
Parce qu’étant poëte,un peu, suffisamment 6+6 a
650 Pour égaler, si bonme semble, qui ? Virgile, 6+6 a
Je bâcle un vers ou deux,je meurs d’amour ! Mais, Gille ! 6+6 a
Un poëte est un êtreindifférent, divers, 6+6 a
Qui s’exerce à viserun cœur avec un vers, 6+6 a
Qui prend pour but d’une odeune femme quelconque, 6+6 a
655 Et qui, tout en criant :c’est Vénus dans sa conque ! 6+6 a
C’est Léda sur son cygne !Hébé ! Turlututu, 6+6 a
Ne veut pas plus charmercette femme, vois-tu, 6+6 b
Qu’un archer dans un tirne veut tuer la cible. 6+6 c
La cible est en carton.La femme aussi. L’horrible, 6+6 c
660 C’est d’avoir pour laquaisun baron saugrenu 6+6 b
Tel que toi, mariéjadis, jadis cornu, 6+6 a
Croyant aux vers ! Le vraipoëte est impassible. 6+6 a
Si les sonnets comptaient,tout serait impossible. 6+6 a
Être forcé d’aimer,parce que ça rime !
GUNICH
Oui. 6+6 a
Au fond, c’est vrai. La rimeest piège.
GALLUS
665 Homme inouï, 6+6 a
Apprends tout. Ce sonnet,pour comble d’aventure, 6+6 a
Zabeth l’a dans les mains !
GUNICH
Mais d’une autre écriture. 6+6 a
Gageons.
GALLUS
Certes. Je puisfabriquer, s’il me plt, 6+6 a
Des vers, mais je les faisécrire à mon valet. 6+6 a
670 Par instants, une envie,honnête et sage en somme, 6+6 a
Me prend d’écorcher vifce hideux gentilhomme ! 6+6 a
Apollon, c’est ainsique tu remercias, 6+6 a
Pour avoir chanté faux,le nommé Marsyas. 6+6 a
GUNICH
Je chante juste.
GALLUS
Va,je suis impénétrable. 6+6 a
Inaccessible, inex…
GUNICH
Pugnable.
Souriant et saluant.
675 Et vulnérable. 6+6 a
GALLUS
Comme Achille alors. Soit.Au talon. Non au cœur. 6+6 a
GUNICH
Le cœur, souvent les grandsl’ont au talon.
GALLUS
Moqueur, 6+6 a
Tu seras avec moile moqué. Je t’enseigne, 6+6 a
Et ma gté te crible,et ta bêtise saigne. 6+6 a
GUNICH
680 Vous perdez vos anneaux,vous perdez vos sonnets. 6+6 a
Prenez garde.
GALLUS,
lui tournant le dos.
Il me prendpour un de ces benêts 6+6 a
Qui, vu qu’un grand cordonleur coupe en deux le ventre, 6+6 a
Rêvent de plaire au sphinxaccroupi dans son antre, 6+6 a
À la femme.
S’affermissant sur ses talons et regardant Gunich en face.
L’amourpour les niais est bon. 6+6 a
685 Je puis être un vieillard,mais jamais un barbon. 6+6 a
De Louis quinze vieuxbien souvent nous sourîmes, 6+6 a
Personne ne rirade moi. Quant à mes rimes, 6+6 a
C’est un jeu, mes bouquets,de même. Et, fût-on roi, 6+6 a
Il faut avec la femmeenfin qu’on a chez soi, 6+6 a
690 Belle ou non, paysanne,ou marquise, ou comtesse, 6+6 a
Savoir vivre. De làmes cadeaux. Politesse. 6+6 b
GUNICH
Vous êtes, monseigneur,éperdument poli. 6+6 c
GALLUS
À présent, sois muet.Je t’ordonne l’oubli. 6+6 c
Si de ceci tu disun mot, ma politesse 6+6 b
T’étranglera.
GUNICH,
écoutant à la grande porte de gauche.
695 J’annonceun groupe à votre altesse. 6+6 a
Entre Zabeth, et avec elle une foule de petits jeunes gens, parmi lesquels le duc de Montbazon, avec le cordon bleu, le duc de Créqui avec la croix de Saint-Louis, Lord Effingham avec la jarretière, le vicomte de Thouars. Au milieu des jeunes gentilshommes, un docteur, noir, en perruque ronde. En avant du groupe, un abbé. L’abbé entre le premier, en dansant et en raclant une guitare.
SCÈNE III
LES MÊMES, ZABETH, L'ABBÉ LE DUC DE CRÉQUI, LE DUC DE MONTBAZON, LORD EFFINGHAM, LE MARQUIS DE COCHEFILET, LE VICOMTE DE THOUARS, LE DOCTEUR, SEIGNEURS ET GENTILHOMMES.
Tous, en arrivant, saluent Gallus, qui donne la main à quelques-uns.
L'ABBÉ,
chantant et dansant.
 Les bœufs aux champs, 4 a
 Commère ! 2 b
 Les Anglais sont méchants, 6 a
 La Prusse est en colère, 6 b
700  L’Autriche n’est pas claire, 6 c
 Qu’ils s’en aillent lanlaire. 6 c
 Commère, 2 b
 Les bœufs aux champs ! 4 a
 O belle bocagère, 6 d
705  Va couper la fougère, 6 d
 Ote tes bas, bergère, 6 a
 Les sentiers sont bourbeux. 6 b
 Commère, 2 a
 Aux champs les bœufs ! 4 b
Zabeth en entrant jette sur un fauteuil sa faille et son manchon. Elle tire du manchon son éventail et le pli que lui a remis Sillette à sa sortie. Gallus la salue d’un signe de tête, et Gunich d’une profonde révérence. Gallus se met à causer avec le docteur. Les jeunes gens entourent Zabeth.
LORD EFFINGHAM
710 Vous avez là, marquise,une mouche assassine. 6+6 a
LE DUC DE MONTBAZON
Mes enfants, mon talentà moi, c’est la cuisine. 6+6 a
ZABETH
De là ce cordon bleu.
LE VICOMTE DE THOUARS
J’arrive du sermon. 6+6 a
L’ABBÉ,
posant la guitare sur un pliant.
Je n’y vais plus. On dittrop de mal du démon. 6+6 a
On exagère.
LE VICOMTE
Oh oui !L’abbé Maury, du reste, 6+6 a
715 Tonne agréablement.Voltaire, Oedipe, Oreste, 6+6 a
La vierge d’Orléans,les juifs, les mécréants… 6+6 a
ZABETH
Qu’est-ce que c’est que ça,la vierge d’Orléans ? 6+6 a
LE VICOMTE,
continuant.
Il prêche à lui tout seulcomme les douze apôtres. 6+6 a
À Zabeth.
Vous autres n’êtes pasadmises là.
ZABETH,
à part.
Vous autres ! 6+6 a
LE DUC DE CRÉQUI
720 La vierge, autrement ditla pucelle. Cela 6+6 a
n’a jamais existé.Des vierges, oh la la ! 6+6 a
Il rit.
Grande, la femme est fille ;enfant, elle est poupée. 6+6 a
Une vierge ! On n’en voitjamais !
ZABETH
Bah ! Votre épée. 6+6 a
Le duc de Créqui pirouette dédaigneusement et lui tourne le dos.
LE DUC DE CRÉQUI,
au vicomte de Thouars.
La Duthé dans un balt’a, dit-on, maltraité. 6+6 a
LE VICOMTE
725 Et j’ai fait mettre au For-l’Évêque la Duthé, 6−6 a
Vu que je suis Rohan.
ZABETH,
à part, regardant le baronnet.
Breton du premier ordre. 6+6 a
L'ABBÉ,
à Zabeth, lui montrant les seigneurs.
Dieu fit vos dents pour rireet fit les leurs pour mordre. 6+6 a
ZABETH,
à l’abbé, montrant le duc de Créqui.
D’ vient que ce petitest duc ?
L’ABBÉ
Le droit du sang. 6+6 a
Il était digne d’êtreopulent et puissant, 6+6 a
730 N’ayant rien dans le cœurni dans l’âme. Il hérite 6+6 a
D’un oncle. On a toujoursles oncles qu’on mérite. 6+6 a
ZABETH,
à lord Effingham.
À propos, je reçoisdes sonnets.
LORD EFFINGHAM
Des sonnets ! 6+6 a
ZABETH,
à Gallus.
Laclos prête sa femmeau duc de Nivernais. 6+6 a
Que dites-vous d’un hommeacceptant cet opprobre ? 6+6 a
GALLUS,
continuant sa conversation comme s’il n’entendait pas zabeth.
735 Les pléiades, docteur,qu’on voyait en octobre 6+6 a
À l’est, sont maintenantà l’ouest. Sans Képler 6+6 a
Cela serait obscur ;grâce à lui, c’est très clair. 6+6 b
ZABETH,
insistant, à Gallus.
Le duc lui prend sa femme.
GALLUS,
s’asseyant.
Eh bien ! Il l’a conquise. 6+6 c
On est très bien assisdans vos fauteuils, marquise. 6+6 c
740 Dites-moi donc le nomde votre tapissier. 6+6 b
Il se tourne vers les petits seigneurs épars et causant autour de lui.
Allons-nous voir ce soirBrizard officier 6+6 a
En grand prêtre tragique ?On donne Montezume. 6+6 a
Il se remet à causer avec le docteur.
LE VICOMTE DE THOUARS,
au duc de Montbazon.
Montrant Zabeth.
Nous sommes tous icises amants, je présume. 6+6 a
Le duc ne s’apeoitde rien. Vois comme il rit. 6+6 a
LE DUC DE MONTBAZON
745 Il s’apeoit de tout,mais il a de l’esprit. 6+6 a
LE DUC DE CRÉQUI,
au vicomte.
Le crois-tu bête au pointd’aimer cette donzelle ? 6+6 a
Zabeth prête l’oreille.
ZABETH,
à part.
Donzelle !
LE DUC DE CRÉQUI,
au vicomte.
Vois-tu bien,celle qu’on paie et celle 6+6 a
Qu’on aime, c’est deux.
LE VICOMTE DE THOUARS
Maisd’autres sont fort épris. 6+6 a
LE DUC DE CRÉQUI
Pas lui.
LE VICOMTE DE THOUARS,
montrant la crédence.
Vois ces cadeaux.
LE DUC DE CRÉQUI,
regardant les diamants.
L’écrin est d’un grand prix, 6+6 a
Certe !
L’ABBÉ,
flairant le bouquet.
En hiver, des fleursde serre !
ZABETH,
à Gallus.
750 Votre altesse 6+6 a
Est poëte.
GALLUS
Jamais.
ZABETH,
lui tendant le pli qu’elle a à la main.
Lisez donc ceci.
GALLUS
Qu’est-ce ? 6+6 a
Il prend le papier et y jette un coup d’œil.
Des vers. Fi donc !
ZABETH
Commentles trouvez-vous ?
GALLUS,
les parcourant négligemment.
Mauvais. 6+6 a
ZABETH
Vous les trouveriez bonssi vous les aviez faits. 6+6 a
GALLUS
Dieu m’en garde.
ZABETH
Ces verssont jolis.
GALLUS
Plats.
ZABETH
Vous êtes 6+6 a
Contrariant.
GALLUS
755 Des versd’amour sont toujours bêtes. 6+6 a
L’abbé se remet à flairer les roses de Chine.
L’ABBÉ,
se retournant vers zabeth.
Beau bouquet ?
LE DOCTEUR,
à Zabeth.
Qui vous l’adonné ?
ZABETH,
montrant le bouquet à gallus.
Qu’en dites-vous ? 6+6 a
GALLUS
C’est un de ces bouquetsqu’on a pour trente sous 6+6 a
Chez la fleuriste au coindu pavillon d’Hanovre. 6+6 a
L’ABBÉ,
admirant les diamants.
Bel écrin !
ZABETH
Je ne saisqui me l’envoie.
GALLUS
Un pauvre 6+6 a
760 Évidemment. Écrinmédiocre, et fané. 6+6 a
ZABETH
Vous le trouveriez beausi vous l’aviez donné. 6+6 a
LE MARQUIS DE COCHEFILET,
à Zabeth.
À propos, des hautboisdans un parc, c’est classique, 6+6 a
Les jardins d’aujourd’huisont faits pour la musique, 6+6 a
J’aime les violonsdans les bois, et l’écho 6+6 a
765 Des cors de chasse au fonddes grottes rococo. 6+6 a
Vous offre-t-on toujoursune aubade ?
ZABETH
Oui.
GALLUS
C’est fade. 6+6 a
Je ne sais de qui peutvous venir cette aubade. 6+6 a
C’était joli jadis,mais la mode en passa. 6+6 a
ZABETH
Si c’était de vous, duc,vous ne diriez pas ça. 6+6 a
GUNICH,
à part, observant Gallus.
Il a bien dépistéZabeth.
ZABETH
770 Moi, je déclare 6+6 a
Ces fleurs belles, ces verscharmants, cet écrin rare. 6+6 a
L’aubade, comme un chantdes anges affaibli, 6+6 a
Me berce, et le matinm’apporte un peu d’oubli. 6+6 a
C’est anonyme. Soit.Moi, pour ne rien vous taire, 6+6 a
775 Si je savais qui m’offre,avec tant de mystère, 6+6 a
Tant de galanterie,oui, je pourrais…
GALLUS
Eh bien ? 6+6 a
ZABETH
L’aimer.
LORD EFFINGHAM
Ils sont plusieurs.
LE DUC DE CRÉQUI
Oh ! Cela ne fait rien. 6+6 a
À Gallus.
Hein ? Si nous savions qui,les bonnes gorges chaudes ! 6+6 a
GALLUS
À part.
Comme ils riraient ! —
Haut.
Les vers,les fleurs, les émeraudes, 6+6 a
Et les aubades, peuh !
Il hausse les épaules et pirouette sur ses talons.
ZABETH
780 Toujours vous me froissez, 6+6 a
Monseigneur. On diraitque vous me haïssez. 6+6 a
GALLUS,
froid.
Non.
ZABETH
Mais ça m’est égal.
LE DUC DE MONTBAZON,
à Zabeth.
La haine, c’est province. 6+6 a
L’ABBÉ,
à Zabeth.
Ne point aimer, ne pointhaïr, c’est être prince. 6+6 a
LE MARQUIS, au duc de Créqui.
Duc, en raillant l’estocdont tu nous éblouis, 6+6 a
785 Elle éclabousse un peuta croix de Saint-Louis. 6+6 a
LE DUC DE CRÉQUI
De sa boue.
Il rit et regarde Zabeth.
LE MARQUIS
Elle entend.Prends garde. Tu la blesses. 6+6 a
LE DUC DE CRÉQUI
Qu’est-ce que ça me fait,ces drôlesses ?
ZABETH,
aux écoutes, à part.
Drôlesses ! 6+6 a
Ricanements autour de Zabeth. Gallus fait un signe. Tous s’approchent de lui. Zabeth
reste seule à l’autre coin du boudoir.
GALLUS,
à demi-voix, au groupe des gentilshommes.
Je n’ai pas le travers,qu’ont les gens fatigués, 6+6 a
D’empêcher, étant vieux,les jeunes d’être gais. 6+6 a
Riez. —
Au duc de Créqui.
790 Pourvu, monsieurle duc et pair de France, 6+6 a
Que cela n’aille pasjusqu’à la transparence. 6+6 a
Les femmes ! Y comprisla reine, j’ai souci 6+6 a
De toutes ces margotsautant que de ceci ; 6+6 a
Il fait claquer ses doigts.
Mais une étant chez moi,l’on ne doit pas en rire. 6+6 a
795 Nous sommes bons amis.Je ne trouve à redire 6+6 a
Qu’à de certains clins d’yeuxrailleurs. Messieurs, milords, 6+6 a
C’est compris, n’est-ce pas ?Car, autrement, alors 6+6 a
Il faudrait voir un peula pointe des épées. 6+6 a
Il s’approche de Zabeth et lui montre le paysage nocturne au dehors.
Ah ! Madame, admirezces belles échappées 6+6 a
800 De clair de lune au fondde ces arbres ! La nuit 6+6 a
Est un profond concertque gâte notre bruit. 6+6 a
Ce monde, l’homme ôté,serait beau.
Il revient vers le groupe des gentilshommes.
Mais, j’y pense, 6+6 a
Messieurs, la comédieà huit heures commence. 6+6 a
LE DOCTEUR,
tirant sa montre.
Neuf heures.
GALLUS
Hâtons-nous,si nous voulons la voir. 6+6 a
N’y venons-nous pas tous ?
ZABETH,
à Gallus.
805 Pas vous. Pas moi. Ce soir 6+6 a
Vous soupez tête à têteavec moi.
GALLUS
Tête à tête ! 6+6 a
La surprise est charmante,et c’est toute une fête. 6+6 b
Messieurs, vous entendez.Je vous laisse partir. 6+6 c
À ZABETH
Je reste.
LE DUC DE MONTBAZON
Comme il vas’ennuyer !
LE DUC DE CRÉQUI
O martyr ! 6+6 c
Tous saluent Gallus et sortent.
Zabeth va à la cheminée et sonne. La porte de droite s’ouvre à deux battants. Entre Sillette, suivie de quatre laquais portant une table à deux couverts sur laquelle est servi un en-cas. Gibier. Vins. Cristaux. Au centre, un surtout de table en vermeil avec deux girandoles allumées.
Les valets posent la table au centre du boudoir, et placent un fauteuil devant chacun des couverts qui se font vis-à-vis.
Zabeth fait signe à Sillette et aux valets de sortir. Elle ôte et jette sur un sofa sa pelisse de soie et de martre, sous laquelle elle est décolletée, avec un collier et des bracelets de pierreries.
Elle montre à Gallus un des deux fauteuils et s’assied sur l’autre.
SCÈNE IV
GALLUS, ZABETH.
GALLUS
810 Vous renvoyez vos gens.Solitude complète. 6+6 b
C’est tout à fait aimable.
Il s’assied.
Montrant un grand trumeau à glace derrière Zabeth.
Ah ! Ce trumeau reflète 6+6 a
Des appas, qui feraienttourner la tête
ZABETH
À qui ? 6+6 a
Pas à vous.
GALLUS
Je suis vieux.Mais ce petit Créqui 6+6 a
ZABETH
À lui pas plus qu’à vous,prince. D’ailleurs, qu’importe ! 6+6 a
815 Je crois qu’il vient un peude vent par cette porte. 6+6 a
Elle va à la porte du fond, comme pour s’assurer que personne n’écoute, l’entr’ouvre, puis la referme.
Gallus prend une bouteille, emplit le verre de Zabeth, puis le sien. Zabeth revient s’asseoir.
GALLUS,
regardant le couvert.
Joli dessus de table !
Il boit tout en examinant l’orfévrerie.
Oui, j’aime ce sommeil 6+6 a
Des nymphes sous des rocssauvages, en vermeil. 6+6 a
Il prend une pièce de gibier et la découpe.
Le râle de genêt.Fin gibier. ça patauge 6+6 a
Tout l’été dans le thym,la lavande, la sauge, 6+6 a
820 La mauve, et ça devientexquis, surtout avec 6+6 a
La choucroute tudesqueet le bon vieux vin grec. 6+6 a
Il offre une aile à Zabeth, met de la choucroute dans son assiette et se verse à boire.
Dites-moi, trouvez-vousici quelque lacune 6+6 a
Dans l’hôtel, dans la tableou le service ?
ZABETH
Aucune. 6+6 a
GALLUS,
désignant du doigt le jardin.
Vous pourriez pour ce parc,c’est un conseil, pardon, 6+6 a
825 Commander deux ou troisdéesses à Houdon. 6+6 a
ZABETH
Tout me vient de vous, duc,je dois le reconntre. 6+6 a
GALLUS,
tout en mangeant et tout en servant Zabeth.
Ce tout n’est rien, madame.Une femme est un être 6+6 a
Charmant parce qu’il esttremblant, fort éperdu, 6+6 a
Très frêle, et qui doit êtreen tout temps défendu 6+6 a
830 Contre tout ce qui peutd’une ride être cause, 6+6 a
Contre un frisson d’auroreet contre un pli de rose. 6+6 a
Il faut sur son alcôveun chant de séraphin, 6+6 a
Le nectar à sa soif,l’ambroisie à sa faim ; 6+6 a
De nos jours, ce progrèsest gté de Tartuffe, 6+6 a
835 Le nectar est sauterneet l’ambroisie est truffe, 6+6 a
Et quant au séraphin,il s’appelle Grétry. 6+6 a
Des millions ! Sans quoi,la femme, ange meurtri, 6+6 b
Languit, souffre. Exister,madame, est nécessaire. 6+6 c
Il faut tuer le tempsqui nous tient dans sa serre ; 6+6 c
840 Donc des plaisirs ; toujours,sans trêve, hier, aujourd’hui ; 6+6 b
On ne saurait percerde trop de coups l’ennui. 6+6 a
Avoir froid est ignoble ;avoir faim est étrange ; 6+6 a
Pourtant, dans un plat d’or,sans ridicule on mange ; 6+6 a
Et si la cheminéeest un bijou charmant 6+6 a
845 Du plus beau marbre, on peuts’y chauffer décemment. 6+6 a
La vie enfin doit presqueêtre un conte de fée. 6+6 a
Je la veux de chansonset de joie étoffée ; 6+6 a
Phébus, si cet orchestreà ma guise marchait, 6+6 a
Ne serait pas de troppour en tenir l’archet. 6+6 a
850 Morbleu ! Je n’entends pasque l’ennui vous assomme. 6+6 a
Je vous protège, moi.Marquise, un galant homme 6+6 a
Prend une femme en gré,sans être un songe-creux, 6+6 a
Sans être pour celaforcé d’être amoureux, 6+6 a
Et, gment, au-dessusdes misères, l’enlève. 6+6 a
855 Les besoins de la vieet les besoins du rêve 6+6 a
Se tiennent ; c’est la robeavec le falbala. 6+6 a
J’ai tâché de comprendreà peu près tout cela, 6+6 a
Et je prétends, c’est làma façon d’être tendre, 6+6 a
Vous préserver de toutet de tout vous défendre. 6+6 a
ZABETH,
regardant Gallus fixement.
Désirez-vous savoirla vérité ?
GALLUS
860 Fort peu. 6+6 a
ZABETH
Je vous ruine.
GALLUS
Après ?
ZABETH
Je vous trompe.
GALLUS
Parbleu ! 6+6 a
Il découpe une aile de perdrix et l’offre à Zabeth.
Des amants, c’est de droit.Moi, par-dessus la tête 6+6 a
J’en aurais, si j’étaisfemme, et, comme c’est bête ! 6+6 a
Ça n’empêcherait pasque je n’aime quelqu’un. 6+6 a
865 Trompez-moi. Je n’ai pasle gt d’être importun 6+6 a
Et jaloux, ni le tempsd’être amoureux et fade. 6+6 a
Et ruinez-moi. J’aimeavoir une naïade, 6+6 a
Une femme, chez moi,qui, d’un air négligent, 6+6 a
Penche l’urne d’ couleà grands flots mon argent. 6+6 a
ZABETH
870 Monseigneur, vous m’avezde vos bienfaits comblée. 6+6 a
Une pauvre âme fauveaux bois obscurs mêlée, 6+6 a
C’était moi. Je vivaisdans des lieux inconnus, 6+6 a
Misérable, et j’étaisune fille pieds nus ; 6+6 a
On m’avait par pitiéfait lire une grammaire ; 6+6 a
875 Comme je n’avais plusmon père ni ma mère, 6+6 a
Et que je travaillaisbeaucoup pour gagner peu, 6+6 a
J’étais parfois sans pain,j’étais souvent sans feu, 6+6 a
Et je n’avais pas mêmeun miroir. Un jour, sire, 6+6 a
Vous vîntes. Vous m’avez,duc, avec un sourire, 6+6 a
880 Prise en une cabaneet mise en un palais. 6+6 a
Tout à coup j’eus des gens,des femmes, des valets, 6+6 a
Je vis vers moi monter,avec un bruit de joie, 6+6 a
Moi, fille de la bure,un flot d’or et de soie, 6+6 a
Un océan d’azur,de perles, de saphirs ; 6+6 a
885 Et j’eus à mon serviceavril et les zéphirs 6+6 a
Et l’aurore, et l’éden,avec tout ce qui tente 6+6 a
Et charme, et je devinsune femme éclatante. 6+6 a
Aujourd’hui, vous m’avezdorée en me touchant. 6+6 a
Loge à la comédieet carrosse à Longchamp, 6+6 a
890 J’ai tout, et, comme au fonddu ciel noir, dans les boucles 6+6 a
De mes cheveux on voitluire des escarboucles ; 6+6 a
Je suis superbe, grâceà vous ; je resplendis, 6+6 a
Je brille, je suis riche.
Elle se lève.
Eh bien, je vous maudis ! 6+6 a
GALLUS
Tiens, ça vous va très biend’avoir l’air en colère. 6+6 a
À part.
Que veut dire ceci ?
ZABETH
895 L’âme en tombant s’éclaire. 6+6 a
Ah oui, contre la faim,le froid, vous l’avez dit, 6+6 a
Contre tout ce qui presse,étreint, froisse, engourdit 6+6 a
Les indigents sur quitourbillonne la neige, 6+6 a
Une barrière d’orme couvre et me protège ; 6+6 a
900 Vous m’entourez de soins,duc, n’importe à quel prix, 6+6 a
Et vous me préservezde tout. — Hors du mépris ! 6+6 a
GALLUS
Je vous défends.
ZABETH
C’est vrai,mais je vous en dispense. 6+6 a
Oui, de ce que l’on dit.Non de ce que l’on pense. 6+6 a
GALLUS
Ce qu’on pense, ah ! Vraiment,ce qu’on pense, en effet, 6+6 a
Je ne puis l’empêcher.
ZABETH
905 C’est vous qui l’avez fait. 6+6 a
GALLUS
C’est pour rire, pas vrai ?Vous avez des épaules 6+6 a
Charmantes.
ZABETH
La drôlesseinsultera les drôles. 6+6 a
Se tournant vers la porte par où tous sont sortis.
sont-ils, ces faquins ?Ah ! Vil groupe rieur ! 6+6 a
À GALLUS
Savez-vous ce qu’il fautà la femme, monsieur ? 6+6 a
910 C’est l’amour. Je n’ai pasce pain sacré de l’âme, 6+6 a
Et je me sens haïeet je me vois infâme. 6+6 a
Soyez maudit.
Gallus s’accoude sur la table et la considère avec attention. Elle poursuit.
Ces ducs,ces princes, ces marquis ! 6+6 a
Tous ! Ils sont monstrueux,à force d’être exquis ! 6+6 a
Ils me glacent. Ils sontjoyeux de quoi ? De haine. 6+6 a
915 Ils ont la libertéféroce ; j’ai la chne. 6+6 a
Ils ont une patrie,eux, c’est l’immense azur, 6+6 a
C’est le ciel. Dans la nueils marchent d’un pied sûr. 6+6 a
Ils sont comme des dieux.On me mêle à la fête. 6+6 a
J’y vais. J’ai l’air d’en être.Et tout luit sur ce fte, 6+6 a
920 tout chante. C’est à quirira, boira, vivra. 6+6 a
Marquis, que donne-t-once soir à l’Opéra ? 6+6 a
Veux-tu souper ? Dansons.Mille louis. Je joue. 6+6 a
Belle, la rose est pâleauprès de votre joue. 6+6 a
Festins. Chasses. On ades lilas en janvier. 6+6 a
925 On va droit au plaisirsans jamais dévier. 6+6 a
De l’assouvissementon fait sa destinée, 6+6 a
Et je suis la proscrite,et je suis la damnée ! 6+6 a
Vous savez bien, les loupset les tigres des bois, 6+6 a
Je les préfère à vousles hommes.
GALLUS,
à part.
C’est, je crois, 6+6 a
Sérieux.
ZABETH
930 Pas d’amouret pas d’espoir ! Je souffre. 6+6 a
J’ai dans le cœur le videet dans l’âme le gouffre. 6+6 a
Monseigneur ! Monseigneur !Que vous avais-je fait ? 6+6 a
Ah ! L’auguste et profondsoleil me réchauffait, 6+6 a
Ah ! J’avais l’innocenteaurore pour ivresse ! 6+6 a
935 Ah oui, c’est vrai, d’accord,j’étais une pauvresse, 6+6 a
Et parmi les vivants,et sous le grand ciel bleu, 6+6 a
Et dans tout l’univers,je n’avais rien, — que Dieu ! 6+6 a
Je ne l’ai plus. Abîme !Oui, j’avais pour ressource 6+6 a
De cueillir une mûreet de boire à la source, 6+6 a
940 J’étais libre, et j’avaispour ami le rocher. 6+6 a
Quelle idée tes-vousde venir me chercher ? 6+6 a
Ce Gunich vous aida,votre digne ministre. 6+6 a
Vous fîtes ce jour-là,prince, un complot sinistre 6+6 a
Contre l’inconnu. Mettreun piège dans les cieux ! 6+6 a
945 Saisir une âme au volpour lui crever les yeux ! 6+6 a
Ah ! Ce qu’on tue au ciel,pour l’enfer on le crée. 6+6 a
O monseigneur, j’étaisl’ignorance sacrée. 6+6 a
Qu’avez-vous fait de moi ?L’aveugle, mal conduit, 6+6 a
Maudit son guide trtre.Hélas ! J’étais la nuit, 6+6 a
950 Et vous avez étéla mauvaise lumière. 6+6 a
Vous fûtes l’incendie,et j’étais la chaumière. 6+6 a
Sans doute je penchaisvers la faute, mettons 6+6 a
Que j’étais coquette, oui,mais j’étais à tâtons, 6+6 a
J’hésitais, un conseilhonnête m’t sauvée. 6+6 a
955 Ah ! Duc ! Vous m’avez faitune affreuse arrivée 6+6 a
Dans la chute par l’âcreet fausse ascension, 6+6 a
Et par l’enivrementdans la perdition ! 6+6 a
Oui, j’étais l’alouette.Est-ce un crime ? Hélas, être, 6+6 a
Moi la pauvre aile folle,et vous le miroir trtre, 6+6 a
960 Ce fut notre destin.Moi, vaine et sans effroi ; 6+6 a
Vous, sans frein, et frivole !à quoi bon être roi 6+6 a
Si l’on n’a dans le cœurquelque haute chimère ? 6+6 a
Duc, laissant, au-dessusdu vil peuple éphémère, 6+6 a
Votre esprit souverainflotter dans l’absolu, 6+6 a
965 Vous rêviez un grand rêve,altesse ; il vous a plu 6+6 a
D’essayer de jeterune âme dans ce moule ; 6+6 a
Devant les yeux d’un roil’infini se déroule ; 6+6 a
Créer, rien n’est plus beau ;vous avez, duc féal, 6+6 a
Voulu réaliserenfin cet ial, 6+6 a
970 Ce but noble le cœurd’un grand prince s’applique, 6+6 a
Et c’est pourquoi je suisune fille publique. 6+6 a
Un, c’est le paradis,et l’enfer c’est plusieurs. 6+6 a
Qu’est-ce que j’avais fait,ciel juste, à ces messieurs ! 6+6 a
J’ignorais ; ils savaient.Un jour, tremblante, nue, 6+6 a
975 Je me suis vue au fondde l’opprobre, ingénue ! 6+6 a
Ah ! C’est un crime, c’estun sombre outrage à Dieu, 6+6 a
Ah ! C’est l’assassinatd’une âme, et c’est un jeu ! 6+6 a
Jusqu’à quel point c’est noir,vous l’ignorez vous-même ! 6+6 a
On ne sait pas toujoursquel est le grain qu’on sème. 6+6 a
980 On s’imagine avoirle droit de s’amuser, 6+6 a
Et que, puisqu’on nous dore,on peut bien nous briser ! 6+6 a
Vous n’êtes pas méchantpourtant, mais vous vous faites 6+6 a
De nos chutes à nous,tristes femmes, des fêtes ! 6+6 a
Ah ! La fille du peupleest prise, et le seigneur 6+6 a
985 L’emporte, éblouissantet louche suborneur, 6+6 a
Et les voilà tous deuxdans la même nuée. 6+6 a
Folle, et sa chevelureéparse et dénouée, 6+6 a
La malheureuse rit,et lui l’entrne au fond 6+6 a
D’une ombre le démonavec Dieu se confond, 6+6 a
990 Et l’on s’enivre, ensembleon s’égare, et l’on erre, 6+6 a
Et de ce noir baisersort un coup de tonnerre ! 6+6 a
L’atome, on peut marcherdessus. Non. Je crierai. 6+6 a
Duc, vous êtes le chardu triomphe doré, 6+6 a
Mais savez-vous de quoivous êtes responsable ? 6+6 a
995 C’est de l’écrasementdu pauvre grain de sable. 6+6 a
Il cassera ce chardont l’orgueil est l’essieu. 6+6 a
La prostitution,c’est l’hymen malgré Dieu. 6+6 a
Vous n’avez vu dans moiqu’une esclave qui ploie, 6+6 a
Une chair misérable,un vil spectre de joie, 6+6 a
1000 Acceptant ce veuvageéternel, l’impudeur. 6+6 a
Vous vous êtes trompé,monsieur. J’étais un cœur. 6+6 a
Ah ! Vous le croyez donc,vous avez fait ce songe 6+6 a
D’être ma providence,et moi je dis : mensonge ! 6+6 a
Vous m’avez tout donné ?Vous m’avez tout volé ! 6+6 a
1005 Vous m’avez pris l’honneur,le nom immaculé, 6+6 a
Le droit aux yeux baissés,la paix dans la prière, 6+6 a
Et la gaie innocence,et cette extase fière 6+6 a
De pouvoir confronter,quel que soit le destin, 6+6 a
Sa conscience avecl’étoile du matin ! 6+6 a
1010 Vous m’avez pris la joieet donné l’ironie. 6+6 a
Duc, j’avais le sommeil,je vous dois l’insomnie. 6+6 a
Mon père, ma mère ! Oh !J’y songe avec remords, 6+6 a
Et je sens la rougeurvenir au front des morts. 6+6 a
Vos bienfaits, vos bontés,prince, sont des sévices ; 6+6 a
1015 vos dons sont des soufflets.Qu’est-ce que j’ai ? Des vices. 6+6 a
Par ces hideux passantsmon cœur sombre est troublé. 6+6 a
GALLUS
Mais…
ZABETH
Oh ! Sarcler dans l’herbe !Oh ! Glaner dans le blé ! 6+6 b
M’éveiller, m’en aller,sereine et reposée, 6+6 c
L’âme dans la candeur,les pieds dans la rosée, 6+6 c
1020 J’avais cela ! J’avaisla sainte pauvreté ! 6+6 b
Maintenant je vois crtreautour de moi, l’été, 6+6 a
L’hiver, sans fin, sans cesse,un luxe énorme, étrange, 6+6 a
Fait de plaisir, de pourpreet d’orgueil, — et de fange ! 6+6 a
Je n’ai plus rien, je râle,et tout me manque enfin ! 6+6 a
1025 Le mépris, c’est le froid ;l’estime, c’est la faim. 6+6 a
Je dois cette indigenceà vos tristes manœuvres, 6+6 a
Monseigneur.
Elle arrache ses parures.
O collierset bracelets, couleuvres ! 6+6 a
O diamants hideuxet vils ! Joyaux méchants ! 6+6 a
Bijoux trtres !
Elle les foule aux pieds.
doncêtes-vous, fleurs des champs ? 6+6 a
Se retournant vers Gallus.
1030 Mais, direz-vous, avoirce lourd fermier pour mtre 6+6 a
M’t froissée, et j’auraiseu quelque amant ? Peut-être ! 6+6 a
J’eusse pu rencontrer,oui, pourquoi le nier ? 6+6 a
Quelque âpre aventurierdes bois, un braconnier, 6+6 a
Que sais-je ? Un voleur ! Oui,dans l’antre et dans l’ortie, 6+6 a
1035 Un homme commençant,prince, une dynastie, 6+6 a
Un bandit, le fusilsur l’épaule, un rôdeur 6+6 a
Demandant aux monts noirs,pleins d’ombre et de grandeur, 6+6 b
Aux bois, le soleildans l’or sanglant se couche, 6+6 c
Une épouse, et j’auraispris cette âme farouche, 6+6 c
1040 Et j’aurais laissé prendreà cette âme mon cœur ! 6+6 b
Il t été mon chêneet j’eusse été sa fleur. 6+6 a
Et je vivrais ainsi,pauvre avec l’homme sombre, 6+6 a
Habitant le hallier,la fuite, le décombre, 6+6 a
Aussi hors de la loique l’aigle et le vautour, 6+6 a
1045 Nue, en haillons, sans gîteEh bien ! J’aurais l’amour ! 6+6 a
Et j’entendrais peut-êtreen cette vie amère 6+6 a
Une petite voixqui me dirait : ma mère ! 6+6 a
Et mon voleur auraitde l’estime pour moi. 6+6 a
Il serait tendre et bon,n’étant pas encor roi, 6+6 a
1050 Et nous serions tous deuxhonnêtes l’un pour l’autre. 6+6 a
Tenez, duc, et voyezquelle soif est la nôtre ! 6+6 a
Vous êtes prince et vieux,deux choses que je hais, 6+6 a
Eh bien, pourtant peut-être,hélas ! Nos vains souhaits 6+6 a
Gardent au fond de l’ombreune porte fermée, 6+6 a
1055 Je vous aurais aimési vous m’aviez aimée ! 6+6 a
GALLUS
Mais…
ZABETH
C’est fini. Silence !Avoir rêvé le ciel, 6+6 a
Et s’éveiller avecl’arrière-gt du fiel, 6+6 a
Et de tous les affrontssentir qu’on est la cible ! 6+6 a
Hélas ! Vous m’avez faitle cœur noir et terrible. 6+6 a
Soyez maudit.
Gallus veut parler. Elle l’arrête du geste.
1060 Silence !Il me reste, et c’est beau, 6+6 a
Contre vous, votre ennui,ma haineet le tombeau. 6+6 a
GALLUS
Mais que voulez-vous donc ?Dites-le !
ZABETH
Ne plus vivre. 6+6 a
Elle tire de son sein quelque chose qu’elle approche de ses lèvres.
GALLUS
Qu’a-t-elle dans la main ?Grand Dieu !
ZABETH
Ce qui délivre. 6+6 a
Une nuit, vous étiezivre, usage des grands. 6+6 a
Je vous ai pris ceci.
Elle montre à Gallus une bague.
GALLUS
L’anneau !
Zabeth mord vivement le chaton, et, pâle, tend l’anneau à Gallus.
ZABETH
1065 Je vous le rends. 6+6 a
GALLUS
Ciel ! Mais c’est un poison !La mort terrible et prompte ! 6+6 a
ZABETH
Boire la mort n’est rienquand on a bu la honte. 6+6 a
Elle s’affaisse sur un fauteuil.
Adieu. Je prends mon vol,triste oiseau des forêts. 6+6 a
Personne ne m’aima.Je meurs.
Elle expire.
GALLUS,
se jetant à ses pieds.
Je t’adorais ! 6+6 a
mètre profils métriques : 4, 8, 7, 2, 6, 6−6
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