Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HUG_23/HUG978
Victor HUGO
LES QUATRE VENTS DE L'ESPRIT
1881
I
LE LIVRE SATIRIQUE
— LE SIÈCLE —
V
La satire à présent, | chant où se mêle un cri, 6+6 a
Bouche de fer d'où sort | un sanglot attendri, 6+6 a
N'est plus ce qu'elle était | jadis dans notre enfance, 6+6 b
Quand on nous conduisait, | écoliers sans défense, 6+6 b
5 À la Sorbonne, endroit | revêche et mauvais lieu, 6+6 a
Et que, devant nous tous | qui l'écoutions fort peu, 6+6 a
Dévidant sa leçon | et filant sa quenouille, 6+6 b
Le petit Andrieux, | à face de grenouille, 6+6 b
Mordait Shakspeare, Hamlet, | Macbeth, Lear, Othello, 6+6 a
10 Avec ses fausses dents | prises au vieux Boileau. 6+6 a
La vie est, en ce siècle | inquiet, devenue 6+6 b
Pas à pas grave et morne, | et la vérité nue 6+6 b
Appelle la pensée | à son secours depuis 6+6 a
Qu'on l'a murée avec | le mensonge en son puits. 6+6 a
15 Après Jean-Jacque, après | Danton, le sort ramène 6+6 b
Le lourd pas de la nuit | sur la triste âme humaine ; 6+6 b
Droit et Devoir sont là | gisants, la plaie au flanc ; 6+6 a
Le lâche soleil rit | au noir dragon sifflant ; 6+6 a
L'homme jette à la mer | l'honneur, vieille boussole ; 6+6 b
20 En léchant le vainqueur | le vaincu se console ; 6+6 b
Toute l'histoire tient | dans ce mot : réussir ; 6+6 a
Le succès est sultan | et le meurtre est visir ; 6+6 a
Hélas, la vieille ivresse | affreuse de la honte 6+6 b
Reparaît dans les yeux | et sur les fronts remonte, 6+6 b
25 Trinque avec les tyrans, | et le peuple fourbu 6+6 a
Reboit ce sombre vin | dont il a déjà bu. 6+6 a
C'est pourquoi la satire | est sévère. Elle ignore 6+6 b
Cette grandeur des rois | qui fit Boileau sonore, 6+6 b
Et ne se souvient d'eux | que pour les souffleter. 6+6 a
30 L'échafaud qu'il faut pièce | à pièce démonter, 6+6 a
L'infâme loi de sang | qui résiste aux ratures, 6+6 b
Qui garde les billots | en lâchant les tortures, 6+6 b
Et dont il faut couper | tous les ongles ; l'enfant 6+6 a
Que l'ignorance tient | dans son poing étouffant 6+6 a
35 Et qui doit, libre oiseau, | dans l'aube ouvrir ses ailes ; 6+6 b
Relever tour à tour | ces sombres sentinelles, 6+6 b
Le mal, le préjugé, | l'erreur, monstre romain, 6+6 a
Qui gardent le cachot | où dort l'esprit humain ; 6+6 a
La guerre et ses vautours, | la peste avec ses mouches, 6+6 b
40 À chasser ; les bâillons | qu'il faut ôter des bouches ; 6+6 b
La parole à donner | à toutes les douleurs ; 6+6 a
L'éclosion d'un jour | nouveau sur l'homme en fleurs ; 6+6 a
Tel est le but, tel est | le devoir, qui complique 6+6 b
Sa colère, et la fait | d'utilité publique. 6+6 b
45 Pour enseigner à tous | la vertu, l'équité, 6+6 a
La raison, il suffit | que la Réalité, 6+6 a
Pure et sereine, monte | à l'horizon et fasse 6+6 b
Évanouir l'horreur | des nuits devant sa face. 6+6 b
Honte, gloire, grandeurs, | vices, beautés, défauts, 6+6 a
50 Plaine et monts, sont mêlés | tant qu'il fait nuit ; le faux 6+6 a
Fait semblant d'être honnête | en l'obscurité louche. 6+6 b
Qu'est-ce que le rayon ? | Une pierre de touche. 6+6 b
La lumière de tout | ici-bas fait l'essai. 6+6 a
Le juste est sur la terre | éclairé par le vrai ; 6+6 a
55 Le juste c'est la cime | et le vrai c'est l'aurore. 6+6 b
Donc Lumière, Raison, | Vérité, plus encore, 6+6 b
Bonté dans le courroux | et suprême Pitié, 6+6 a
Le méchant pardonné, | mais le mal châtié, 6+6 a
Voilà ce qu'aujourd'hui, | comme aux vieux temps de Rome, 6+6 b
60 La satire implacable | et tendre doit à l'homme. 6+6 b
Marquis ou médecins, | une caste, un métier, 6+6 a
Ce n'est plus là son champ ; | il lui faut l'homme entier. 6+6 a
Elle poursuit l'infâme | et non le ridicule. 6+6 b
Un petit Augias | veut un petit Hercule, 6+6 b
65 Et le bon Despréaux | malin fit ce qu'il put. 6+6 a
Elle n'a plus affaire | à l'ancien Lilliput. 6+6 a
Elle vole, à travers | l'ombre et les catastrophes, 6+6 b
Grande et pâle, au milieu | d'un ouragan de strophes ; 6+6 b
Elle crie à sa meute | effrayante : — Courons ! 6+6 a
70 Quand un vil parvenu, | marchant sur tous les fronts, 6+6 a
Écrase un peuple avec | des pieds jadis sans bottes. 6+6 b
Elle donne à ses chiens | ailés tous les despotes, 6+6 b
Tous les monstres, géants | et nains, à dévorer. 6+6 a
Elle apparaît aux czars | pour les désespérer. 6+6 a
75 On entend dans son vers | craquer les os du tigre. 6+6 b
De même que l'oiseau | vers le printemps émigre, 6+6 b
Elle s'en va toujours | du côté de l'honneur. 6+6 a
L'ange de Josaphat, | le spectre d'Elseneur 6+6 a
Sont ses amis, et, sage, | elle semble en démence, 6+6 b
80 Tant sa clameur profonde | emplit le ciel immense. 6+6 b
Il lui faut, pour gronder | et planer largement, 6+6 a
Tout le peuple sous elle, | âpre, vaste, écumant ; 6+6 a
Ce n'est que sur la mer | que le vent est à l'aise. 6+6 b
Quand Colomb part, elle est | debout sur la falaise ; 6+6 b
85 Elle t'aime, ô Barbès ! | Et suit d'un long vivat 6+6 a
Fulton, Garibaldi, | Byron, John Brown et Watt, 6+6 a
Et toi Socrate, et toi | Jésus, et toi Voltaire ! 6+6 b
Elle fait, quand un mort | glorieux est sous terre, 6+6 b
Sortir un vert laurier | de son tombeau dormant ; 6+6 a
90 Elle ne permet pas | qu'il pourrisse autrement. 6+6 a
Elle panse à genoux | les vaincus vénérables, 6+6 b
Bénit les maudits, baise | au front les misérables, 6+6 b
Lutte, et, sans daigner même | un instant y songer, 6+6 a
Se sent par des valets | derrière elle juger ; 6+6 a
95 Car, sous les règnes vils | et traîtres, c'est un crime 6+6 b
De ne pas rire à l'heure | où râle la victime 6+6 b
Et d'aimer les captifs | à travers leurs barreaux ; 6+6 a
Et qui pleure les morts | offense les bourreaux. 6+6 a
Est-elle triste ? Non, | car elle est formidable. 6+6 b
100 Puisqu'auprès des tombeaux | les vainqueurs sont à table, 6+6 b
Puisqu'on est satisfait | dans l'opprobre, et qu'on a 6+6 a
L'impudeur d'être lâche | avec un hosanna, 6+6 a
Puisqu'on chante et qu'on danse | en dévorant les proies, 6+6 b
Elle vient à la fête | elle aussi. Dans ces joies, 6+6 b
105 Dans ces contentements | énormes, dans ces jeux 6+6 a
À force de triomphe | et d'ivresse orageux, 6+6 a
Dans ces banquets mêlant | Paphos, Clamart et Gnide, 6+6 b
Elle apporte, sinistre, | un rire d'euménide. 6+6 b
Mais son immense effort, | c'est la vie. Elle veut 6+6 a
110 Chasser la mort, bannir | la nuit, rompre le nœud, 6+6 a
Dût-elle rudoyer | le titan populaire. 6+6 b
Comme elle a plus d'amour, | elle a plus de colère. 6+6 b
Quoi ! L'abdication | serait un oreiller ! 6+6 a
La conscience humaine | est lente à s'éveiller ; 6+6 a
115 L'honneur laisse son feu | pâlir, tomber, descendre 6+6 b
Sous l'épaississement | lugubre de la cendre. 6+6 b
Aussi la Némésis | chantante qui bondit 6+6 a
Et frappe, et devant qui | Tibère est interdit, 6+6 a
La déesse du grand | Juvénal, l'âpre muse, 6+6 b
120 Hébé par la beauté, | par la terreur Méduse, 6+6 b
Qui sema dans la nuit | ce que Dante y trouva, 6+6 a
Et que Job croyait voir | parler à Jéhovah, 6+6 a
Se sent-elle encor plus | de fureur magnanime 6+6 b
Pour réveiller l'oubli | que pour punir le crime. 6+6 b
125 Elle approche du peuple | et, guettant la rumeur, 6+6 a
Penche l'ïambe amer | sur l'immense dormeur ; 6+6 a
La strophe alors frissonne | en son tragique zèle, 6+6 b
Et s'empourpre en tâchant | de tirer l'étincelle 6+6 b
De toute cette morne | et fatale langueur, 6+6 a
130 Et le vers irrité | devient une lueur. 6+6 a
Ainsi rougit dans l'ombre | une face farouche 6+6 b
Qui vient sur un tison | souffler à pleine bouche. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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