Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HUG_21/HUG971
Victor HUGO
RELIGIONS ET RELIGION
1880
RELIGIONS ET RELIGION
Ce livre a été commencé en 1870 ; il est terminé
en 1880. L'an 1870 a donné à la papauté
l'infaillibilité et à l'empire Sedan. Que fera l'an 1880 ?
I
QUERELLES
I
LE DIMANCHE
— Je n'ai pas entendu | le facteur frapper. — Certe ! 6+6 a
Votre porte aujourd'hui, | monsieur, n'est pas ouverte. 6+6 a
— Ah bah ! — Vous n'aurez pas | aujourd'hui de journaux. 6+6 b
— Pourquoi ?
Mary, qui vient | d'éteindre ses fourneaux, 6+6 b
5 Est superbe ; elle a mis | sa grande coiffe blanche. 6+6 a
— Ni de lettres. — Pourquoi ? | — Parce que c'est dimanche. 6+6 a
— Eh bien ? — On ne lit pas | de lettres ce jour-là. 6+6 b
— Pourquoi ? — Parce que Dieu | fit le monde. Il parla 6+6 b
Et travailla pendant | six jours. — Soit. Que m'importe ? 6+6 a
10 — Le dimanche on ne peut | frapper à votre porte. 6+6 a
— Mais pourquoi ? — C'est le jour | où Dieu s'est reposé. 6+6 b
Apprendre au maître, impie | et français, l'A Bé Cé, 6+6 b
C'est beau ; Mary triomphe, | et ne se sent pas d'aise, 6+6 a
Étant bonne chrétienne | et servante irlandaise. 6+6 a
15 On entend bourdonner | la cloche dans la tour. 6+6 b
Ainsi l'infini va | jusqu'au septième jour ! 6+6 b
Arrivé là, c'est dit ; | l'infini devient morne, 6+6 a
Reste court, et s'arrête | épuisé ; c'est sa borne. 6+6 a
Nous appelons cela | le dimanche. Il est sûr 6+6 b
20 Qu'il faut pour faire un ciel | bien des rouleaux d'azur, 6+6 b
Qu'un chêne à fabriquer | n'est pas un mince arbuste, 6+6 a
Et qu'il faut une échelle | étrangement robuste 6+6 a
Et que l'échafaudage | ait été bien construit 6+6 b
Pour peindre l'aube à fresque | au mur noir de la nuit. 6+6 b
25 Ainsi ce grand travail | qu'on nomme la nature 6+6 a
Ne s'est point terminé | sans quelque courbature ! 6+6 a
Ainsi le Tout-Puissant | a dit : Je n'en puis plus ! 6+6 b
Et las, suant, soufflant, | ankylosé, perclus, 6+6 b
Pris d'un vieux rhumatisme | incurable à l'échine, 6+6 a
30 Après avoir créé | le monde, et la machine 6+6 a
Des astres pêle-mêle | au fond des horizons, 6+6 b
La vie, et l'engrenage | énorme des saisons, 6+6 b
La fleur, l'oiseau, la femme, | et l'abîme, et la terre, 6+6 a
Dieu s'est laissé tomber | dans son fauteuil Voltaire ! 6+6 a
II
PREMIÈRE RÉFLEXION
35 Pas de religion | qui ne blasphème un peu. 6+6 b
L'une en croquemitaine | habille le bon Dieu ; 6+6 b
Il fait son paradis | du hurlement des âmes ; 6+6 a
Sa cave à son plafond | jette un reflet de flammes, 6+6 a
Il grince, et son bonheur | est d'avoir un enfer 6+6 b
40 À remuer avec | une fourche de fer. 6+6 b
L'autre à la main lui plante | un grand sabre, et l'affuble 6+6 a
D'un uniforme, mal | caché par sa chasuble ; 6+6 a
Il a l'obus en bas | et la foudre là-haut ; 6+6 b
Il était Jehovah, | le voilà Sabaoth ; 6+6 b
45 On le fait tambour-maître | et général d'armée ; 6+6 a
Il va-t-en guerre. Étant | riche en noir de fumée, 6+6 a
Belzébuth jusqu'à Dieu | se glisse, et cet escroc 6+6 b
Lui charbonne en riant | deux moustaches en croc ; 6+6 b
Le Père-Éternel sent | vaguement qu'on le berne, 6+6 a
50 Se laisse faire, met | l'éclair dans sa giberne, 6+6 a
Se voit destitué | par le pape, permet 6+6 b
Que la bataille accroche | à sa mitre un plumet, 6+6 b
Ferme les yeux sur l'homme, | être irrémédiable, 6+6 a
Et, n'étant plus bon Dieu, | tâche d'être bon diable. 6+6 a
III
LE THÉOLOGIEN
O théologien, | tu dis :
55 — Rêveurs, penseurs, 6+6 b
En fouillant on ne sait | sous quelles épaisseurs, 6+6 b
Vous avez découvert | un Dieu sans fin, sans forme ; 6+6 a
Vous niez qu'il se lasse | et vous niez qu'il dorme ; 6+6 a
Ce Dieu n'a pas d'histoire. | Est-il juif, arien, 6+6 b
60 Grec, indou, parsi ? Non. | Il ne ressemble à rien, 6+6 b
Il n'a pas de légende | arrangeable en cantique. 6+6 a
Raisonnons. Croyez-vous | ce Dieu-là bien pratique ? 6+6 a
Tu dis : — Un Dieu n'est pas | ce que vous supposez. 6+6 b
Un Dieu, c'est une tour | dont on fait les fossés. 6+6 b
65 C'est une silhouette | au delà d'un abîme. 6+6 a
Ne point le voir est mal | et trop le voir est crime. 6+6 a
L'autel, c'est lui. Jamais | la foule n'admettrait 6+6 b
L'être pur, l'infini | compliqué par l'abstrait. 6+6 b
Dieu, cela n'est pas, tant | que ce n'est pas en pierre. 6+6 a
70 Il faut une maison | pour mettre la prière. 6+6 a
Dieu doit aller, venir, | entrer, passer, marcher. 6+6 b
Il a l'ange à sa porte, | ainsi qu'un roi l'archer. 6+6 b
Homme, il me faut son pied | imprimé sur mon sable. 6+6 a
Et ce pied, c'est le dogme. | Un Dieu point saisissable, 6+6 a
75 Un Dieu sans catéchisme, | un Dieu sans bible, un Dieu 6+6 b
Que saint Luc et saint Marc, | saint Jean et saint Mathieu 6+6 b
Ne tiennent pas tout vif, | et par les quatre membres, 6+6 a
Dont les vieilles n'ont pas | le portrait dans leurs chambres, 6+6 a
Dont personne ne peut | dire : — Il est ainsi fait, 6+6 b
80 Il venait voir Moïse, | il parlait à Japhet, 6+6 b
Il a tué beaucoup | de gens dans l'Idumée, 6+6 a
Il est un, il est trois, | il aime la fumée, 6+6 a
Il ne veut pas qu'on touche | à ses arbres fruitiers ; 6+6 b
Un Dieu qu'on chercherait | pendant des mois entiers 6+6 b
85 Sans le voir flamboyer | soudain dans les broussailles ; 6+6 a
Un Dieu qui ne connaît | ni Rome, ni Versailles, 6+6 a
Et qui ne comprendrait | pas grandchose aux sermons, 6+6 b
Aux schémas, aux missels, | où nous le renfermons ; 6+6 b
Un Dieu qu'on n'apprend point | par demande et réponse, 6+6 a
90 Dont on ne fourbit pas | avec la pierre ponce 6+6 a
L'auréole, dorée | au fond d'un cul-de-four 6+6 b
Dans une niche en plâtre | au coin du carrefour ; 6+6 b
Un Dieu comme cela | ne vaut rien. Qu'il nous montre 6+6 a
Son Pentateuque avec | le pour auprès du contre, 6+6 a
95 Ou son Toldos Jeschut, | ou son Zend-Avesta, 6+6 b
Son Verbe que lut Job | et qu'Esdras attesta, 6+6 b
Ses psaumes que chantaient | les chevaliers de Malte, 6+6 a
Son Talmud ! Mais quoi, rien ! | pas d'évangile ! Halte ! 6+6 a
Qu'est-ce que ce Dieu-là ? | C'est un Dieu sans papiers. 6+6 b
100 Un Dieu pour paysans, | un Jésus pour troupiers, 6+6 b
Voilà ce qu'il nous faut. | L'Homme-Dieu. Dogme ou fable, 6+6 a
Il nous le faut visible, | il nous le faut mangeable. 6+6 a
Il faut qu'il ait un peu | toutes nos passions. 6+6 b
Bons croyants, faisons-nous | quelques concessions. 6+6 b
105 Prenez notre séné, | je prends votre rhubarbe. 6+6 a
Tu dis : — On n'est pas Dieu | sans une grande barbe. 6+6 a
Dieu doit être très vieux. | Ça met l'homme à genoux. 6+6 b
Un gibet d'autrefois | transfiguré par nous 6+6 b
Charme le peuple, et l'âme | en aime le mystère ; 6+6 a
110 La croix de saint André | commande à l'Angleterre, 6+6 a
Le gril de saint Laurent | produit l'Escurial. 6+6 b
Tu dis : — L'homme n'a foi | qu'à l'immémorial. 6+6 b
Une religion | qui veut qu'on croie en elle 6+6 a
Doit être séculaire, | antique, solennelle, 6+6 a
115 Appuyée au monceau | des âges révolus. 6+6 b
Tu dis : — Nous vénérons | un culte d'autant plus 6+6 b
Que dans la profondeur | de l'histoire il s'éloigne ; 6+6 a
Toute l'autorité | du temps passé témoigne : 6+6 a
Croyons. Voilà mille ans, | deux mille ans, trois mille ans 6+6 b
120 Que ce temple est sacré | pour les hommes tremblants ; 6+6 b
C'est ici que le temps | vient effeuiller les races, 6+6 a
Et des peuples éteints | mêle les sombres traces ; 6+6 a
Il donne pour garants | à ces croyances-là 6+6 b
Les générations | dont l'âme s'envola. 6+6 b
125 Vieille religion, | donc religion sainte. 6+6 a
De la tradition | l'homme approche avec crainte. 6+6 a
C'est vrai, car c'est ancien ; | et nos pères l'ont cru. 6+6 b
Un autel par l'amas | des siècles est accru. 6+6 b
Donc, c'est en vieillissant | que les dogmes se prouvent ; 6+6 a
130 Au fond du puits des jours | les vérités se trouvent ; 6+6 a
Il est bon pour un temple | ou bien pour un koran 6+6 b
Que, sur les bords du Tibre | ou sous le ciel d'Iran, 6+6 b
Une procession | d'ancêtres et de sages 6+6 a
Ait gravi ses degrés | ou feuilleté ses pages ; 6+6 a
135 Un dogme a le cadran | des heures pour souci ; 6+6 b
Tant qu'il n'a point de ride, | il n'a pas réussi ; 6+6 b
Il lui faut, et c'est là | sa seule inquiétude, 6+6 a
Le rajeunissement | de la décrépitude ; 6+6 a
C'est par la vétusté | qu'il plaît ; Christ envieux 6+6 b
140 Regarde Teutatès | caduc et Brahma vieux ; 6+6 b
Le vrai n'est vrai, dans l'ombre | où le temps nous dépouille, 6+6 a
Qu'à la condition | d'être couvert de rouille. 6+6 a
Un dogme vermoulu | fait bien dans le ciel bleu. 6+6 b
La patine du bronze | est nécessaire à Dieu. 6+6 b
145 L'évidence a besoin, | dans l'azur de l'idée, 6+6 a
D'être depuis longtemps | des hommes regardée, 6+6 a
De beaucoup de croyants | brûlant du même feu, 6+6 b
Et de beaucoup de terre | au-dessous d'elle. Un dieu 6+6 b
N'est dieu qu'autant qu'il prend | racine comme un arbre ; 6+6 a
150 L'argile de la foi | durcit et devient marbre ; 6+6 a
Soyez un verbe, un rite, | une religion, 6+6 b
Apportez-nous des saints | groupés en légion 6+6 b
Et des anges coiffés | d'étoiles à facettes, 6+6 a
Réglez l'esprit, le cœur, | l'âme, ayez des recettes 6+6 a
155 Pour faire janvier chaud | ou juillet pluvieux, 6+6 b
C'est bien ; mais commencez | d'abord par être vieux. 6+6 b
Si les autels ont droit | d'être environnés d'âmes, 6+6 a
Si c'est le ciel qui parle | en chaire aux bonnes femmes, 6+6 a
Si les cultes sont purs, | solides, sûrs, certains, 6+6 b
160 Vrais, cela se mesure | au nombre des matins 6+6 b
Qu'a vus le coq juché | sur la tour du village ; 6+6 a
Une religion | qui sent lui venir l'âge 6+6 a
Triomphe à chaque siècle, | et dit : Encor cent ans ! 6+6 b
J'existe ! — Et l'Éternel | cherche à gagner du temps ! 6+6 b
IV
AU THÉOLOGIEN
165 Soit que vous vous coiffiez | de turbans en batiste, 6+6 a
Ou de mitres mêlant | la perle à l'améthyste, 6+6 a
O prêtres, ô porteurs | d'éphods et de rabats, 6+6 b
Étant donné le droit | de sottise ici-bas, 6+6 b
Vous en usez avec | une ardeur sans pareille. 6+6 a
170 Parce que le Très-Haut, | faisant la sourde oreille, 6+6 a
A l'air de ne rien voir | et de tout accepter, 6+6 b
Parce que Dieu se laisse | à peu près insulter, 6+6 b
Et que ce patient | des Te deum ne raille, 6+6 a
Dans sa bonté, pas même | un évêque qui braille, 6+6 a
175 Vous avez profité | de son air bon enfant 6+6 b
Pour lui faire endosser | l'absurde triomphant, 6+6 b
Là dans les sanhédrins | et là dans les conciles, 6+6 a
Et pour bâcler beaucoup | de livres imbéciles. 6+6 a
Prêtres, vous remuez | aussi facilement 6+6 b
180 La malédiction, | le mensonge inclément, 6+6 b
L'imposture et l'erreur | dans vos pesants volumes 6+6 a
Que le petit oiseau | fouille du bec ses plumes. 6+6 a
Où prends-tu, moine, abbé | de visions imbu, 6+6 b
Ce Tout-Puissant myope | et ce Très-Haut fourbu ? 6+6 b
185 Prêtre, qu'est-ce que c'est | que cet Orgon céleste, 6+6 a
Dieu podagre que dupe | un démon jeune et leste ? 6+6 a
Ah ! docteur ! quel beau jeu | tu donnes, imprudent, 6+6 b
Aux rieurs, point fâchés | d'avoir Dieu sous la dent ! 6+6 b
Écoute-les :
— Fakir, | talapoin, muphti, mage, 6+6 a
190 Brave homme, Dieu, dis-tu, | t'a fait à son image. 6+6 a
Alors il est fort laid. | J'y consens. Prêtre blanc, 6+6 b
Prêtre noir, qu'il vous soit | à tous deux ressemblant, 6+6 b
C'est son affaire. Et moi | je siffle. Que de choses 6+6 a
Mal faites dans le tas | de ses métempsycoses ! 6+6 a
195 Les diacres aux gros yeux | m'ordonnent d'admirer ; 6+6 b
Je ris. La cathédrale | en vain pour m'attirer 6+6 b
Ouvre les deux battants | de sa porte cochère ; 6+6 a
Je laisse bougonner | ces bonshommes en chaire. 6+6 a
Paix aux dévots béats ! | quant à moi, je me tiens 6+6 b
200 Le plus loin que je peux | des orateurs chrétiens ; 6+6 b
J'écris sur mon carnet : | Fuir Nonotte ; et je cloue 6+6 a
À mon chevet : Ne point | aller à Bourdaloue. 6+6 a
Les raisonneurs bigots | sont un de mes effrois. 6+6 b
J'abhorre ces forêts | de piliers lourds et froids 6+6 b
205 D'où ; tombent les frissons, | les toux, les pleurésies ; 6+6 a
Je ne m'expose point | aux églises moisies ; 6+6 a
Je n'irai point gagner | quelques bonnes fraîcheurs 6+6 b
Pour le plaisir d'entendre | aboyer vos prêcheurs, 6+6 b
Bavards à barbe ou clercs | ras tondus, dont le geste 6+6 a
210 S'empêtre dans les plis | d'une prose indigeste. 6+6 a
Prêtres de plomb, Laynez, | Frayssinous, Bellarmin ! 6+6 b
L'ennui pleut de leur phrase ; | et, son croc à la main, 6+6 b
Le chiffonnier qui met | les âmes dans sa hotte, 6+6 a
Satan, s'il passe là | d'aventure, chuchote : 6+6 a
215 — Quand plus tard, dans l'enfer | vengeur, nous assommons 6+6 b
Tous ces lourds sermonneurs, | c'est avec leurs sermons. 6+6 b
Dieu. Le monde. Anier triste | et mauvaise bourrique. 6+6 a
Ah ! prêtres ! s'il faut croire | à votre rhétorique, 6+6 a
Dieu mène tout. Tant pis. | L'univers disloqué, 6+6 b
220 Mal sorti du chaos, | penche et se cogne au quai. 6+6 b
On distingue ses mâts | sur le ciel d'un noir d'encre. 6+6 a
Il n'a plus sa boussole, | il a perdu son ancre, 6+6 a
Et semble par moments | faire eau de toutes parts… 6+6 b
Tout ce que l'homme croit, | dans l'abîme est épars. 6+6 b
225 La foi nage, le droit | flotte, le vrai tournoie ; 6+6 a
On voit les bras levés | de l'espoir qui se noie ; 6+6 a
Qu'est-ce que votre Dieu | fait pendant ce temps-là ? 6+6 b
Rien. Je me trompe. Il fait | Nemrod, Cham, Attila, 6+6 b
Gengiskhan, Tamerlan, | Charles-Quint, Bonaparte ; 6+6 a
230 Il brise Rome, il tue | Athène, il détruit Sparte ; 6+6 a
C'est grâce à lui qu'un roi | dit : NOMINOR LEO ; 6+6 b
S'il donne au monde un saint, | vite, il lâche un fléau ; 6+6 b
Il guide les Colombs, | mais conduit les Pizarres ; 6+6 a
Il est fantasque ; il fait | des actions bizarres 6+6 a
235 Dont Bossuet prendra | note derrière lui. 6+6 b
Son éclipse survient | dès que son aube a lui. 6+6 b
Cet astre est un aveugle. | Il est contradictoire. 6+6 a
Ce monde est sa défaite | autant que sa victoire. 6+6 a
Ce Très-Haut tourne et change. | Il est hydre, il est Dieu. 6+6 b
240 D'une roue insensée | il est le noir moyeu. 6+6 b
Il est tantôt Hasard | et tantôt Providence. 6+6 a
Toute l'horreur humaine | en ce Dieu se condense, 6+6 a
Et vous le façonnez | si ressemblant à vous 6+6 b
Que, père, il est vengeur, | et, maître, il est jaloux. 6+6 b
245 Il nous défend le lard | tel jour de la semaine ; 6+6 a
Et, si nous en mangeons, | l'ange des morts nous mène 6+6 a
Au gouffre où tout est feu, | braise, flamme et charbon, 6+6 b
Si bien qu'il a caché | l'enfer dans un jambon. 6+6 b
Ce qu'il crée, il le fêle ; | et s'il met trop de sable, 6+6 a
250 Trop d'ombre ou trop de neige, | il en est responsable. 6+6 a
Une peste nous vient | de lui ; quand un essieu 6+6 b
Casse, c'est Jehovah | qui se détraque, et Dieu 6+6 b
Est sale quand la boue | à mon talon s'attache ; 6+6 a
Le mendiant, — pourquoi | des mendiants ? — le tache ; 6+6 a
255 Tous les haillons du pauvre, | à toute heure, en tout lieu, 6+6 b
L'accusent, et, souillés, | infects, pendent à Dieu. 6+6 b
Dieu fait tout. Par-dessus | le marché, cette droite 6+6 a
Terrible, formidable, | immense, est maladroite. 6+6 a
Pour punir un village, | il noie un continent. 6+6 b
260 Moi, je lui dis son fait, | je suis impertinent, 6+6 b
Je le lorgne, je flâne | et ris, je baguenaude, 6+6 a
Son nez majestueux | reçoit ma chiquenaude ; 6+6 a
Certe, il se fâche ; il dit, | furieux et rêvant : 6+6 b
— Où diable ai-je fourré | ma foudre ? — Mais avant 6+6 b
265 Que ce Géronte ait mis | la main sur son tonnerre, 6+6 a
Moi, tranquille et marchant | de mon pas ordinaire, 6+6 a
Je suis déjà bien loin. | Il foudroie à côté. 6+6 b
De là votre éloquence | et de là ma gaîté, 6+6 b
Bons prédicateurs.
Certe, | à cela que répondre ? 6+6 a
270 La foi vient couver l'œuf | qu'on a vu l'erreur pondre ; 6+6 a
L'église sur l'enfant | fait peser les aïeux, 6+6 b
Et met à l'ignorance | un dogme sur les yeux. 6+6 b
Le prêtre apporte à l'homme | une carte routière 6+6 a
Du ciel profond, avec | péage à la frontière. 6+6 a
275 Fouille-toi, mort. On paie | au pont du paradis. 6+6 b
Si tu n'as pas le sou, | reste avec les maudits. 6+6 b
Un Dieu méchant qu'on loue, | un Dieu bon qui menace, 6+6 a
Un Dieu signé Sanchez, | Trublet, de Maistre, Ignace, 6+6 a
Luit dans l'ombre, entouré | de vieillards clignotants, 6+6 b
280 Et c'est fini ; voilà | de la nuit pour longtemps. 6+6 b
O prêtres ! ce Dieu-là, | sous son dais à panache, 6+6 a
Est du monde idiot | la suprême ganache ; 6+6 a
Il a l'utilité | des vieux épouvantails ; 6+6 b
On le sculpte, aïeul sombre, | au cintre des portails ; 6+6 b
285 Il écoute, un peu sourd, | la cloche sa voisine 6+6 a
Il fait joindre les mains | aux passants, il fascine 6+6 a
Les bons moutons humains | que mènent les bedeaux, 6+6 b
Et charme les rapins | qui, le sac sur le dos 6+6 b
Et les guêtres aux pieds | vont barbouillant des croûtes 6+6 a
290 Dans les pays, en juin, | quand les arbres des routes 6+6 a
S'agitent et se font | mille signes de loin, 6+6 b
Joyeux d'avoir peigné | les charrettes de foin. 6+6 b
V
INVENTION
Vous avez inventé | le diable. Il est très bête. 6+6 a
Il empoigne les gens | par les pieds, par la tête, 6+6 a
295 Part, et croit avoir fait | quelque chose de beau 6+6 b
En portant Jésus-Christ | au mont Tibidabo 6+6 b
Il dit : Je t'offre ça, | la terre. Sois docile. 6+6 a
Il ne s'est même pas | aperçu, l'imbécile, 6+6 a
Que celui qu'il a pris | par les cheveux, c'est Dieu ; 6+6 b
300 Et que Jésus, qui cache | étrangement son jeu, 6+6 b
Pourrait lui dire : Affreux | Jocrisse, pitre immonde, 6+6 a
Tu me donnes la terre | à moi qui tiens le monde ! 6+6 a
Peu de religions, | rêvant sur Anankè, ' 6+6 b
Savent faire un titan, | et le diable est manqué. 6+6 b
305 Il est, à n'en parler | ici que comme artiste, 6+6 a
Plat et vulgaire ; il fait | enrager Jean-Baptiste 6+6 a
Et tente saint Antoine | avec fort peu d'esprit. 6+6 b
C'est le démon ; tremblez. | Non, c'est le diable ; on rit. 6+6 b
Trop massif, il se traîne, | ou, trop maigre, il s'efflanque. 6+6 a
310 Belphégor ne ferait | pas vivre un saltimbanque ; 6+6 a
Belzébuth promené | de foire en foire, aurait 6+6 b
Moins de succès qu'un loup | pris dans une forêt. 6+6 b
Quant à moi, si j'étais | montreur de phénomènes, 6+6 a
Pour faire écarquiller | les prunelles humaines, 6+6 a
315 J'aimerais mieux, plutôt | que Sadoch, nain bougon, 6+6 b
Ou Moloch, vieux pantin | en forme de dragon, 6+6 b
Ou Bélial soufflant | le feu de sa narine, 6+6 a
Avoir un bon lapin | savant qui tambourine. 6+6 a
Le gouffre étant donné, | toute l'ombre et l'horreur 6+6 b
320 Amoncelée autour | d'un géant éclaireur, 6+6 b
On est surpris du peu | que votre fable en tire ; 6+6 a
Vous n'avez rien trouvé | de mieux que le satyre. 6+6 a
Le paganisme en lui | chez vous est revenu. 6+6 b
Toujours le pied fourchu, | toujours le front cornu. 6+6 b
325 Toujours la même ampoule | au dos du même gnome. 6+6 a
Aveugle, plus, boiteux, | c'est là tout le binôme. 6+6 a
Lucifer, Asmodée ; | un infirme, un serpent ; 6+6 b
L'un ne voit pas Dieu ; l'autre | erre clopin-clopant. 6+6 b
La maison d'or, à Rome, | a sur ses vieilles briques 6+6 a
330 Des fantômes qui font | des gambades lubriques, 6+6 a
Des nains à grosse tête | et d'affreux chèvrepieds ; 6+6 b
L'enfer chrétien les a | simplement copiés. 6+6 b
Vous avez baptisé | le faune ; et c'est le diable. 6+6 a
Le vaste mécontent | qui tire sur le câble 6+6 a
335 De l'univers, et veut | casser l'amarre, afin 6+6 b
Que tout rentre au chaos, | et que le séraphin, 6+6 b
L'étoile, le ciel, l'homme, | et Dieu lui-même, roulent 6+6 a
L'un sur l'autre à vau-l'eau | pêle-mêle, et s'écroulent ; 6+6 a
Le fourbe qui, pensif, | sous Jehovah créant, 6+6 b
340 Construit la trahison | immense du néant ; 6+6 b
L'être noir, l'effrayante | âme démesurée 6+6 a
Qui fait refluer l'ombre | ainsi qu'une marée, 6+6 a
Le parodiste amer | et terrible qui prend 6+6 b
L'homme, et qui fait petit | tout ce que Dieu fit grand, 6+6 b
345 Ce monstre, ce méchant | d'une si fière taille, 6+6 a
Qu'il attend le tonnerre | et lui livre bataille, 6+6 a
Qu'il a pour plaie au front | le mal universel, 6+6 b
Et que tout l'océan | n'aurait pas trop de sel 6+6 b
Pour sa raillerie acre | et son rire insondable, 6+6 a
350 Ce colosse enchaîné | sous l'Etna formidable, 6+6 a
Se retrouve en vos mains | pygmée, avec l'ennui 6+6 b
D'avoir la petitesse | et la laideur sur lui ; 6+6 b
Il était dans l'Érèbe | énorme ; il est au bagne ; 6+6 a
Et se voit une bosse | au lieu d'une montagne. 6+6 a
355 En somme, vous avez | fort peu d'invention. 6+6 b
Vous refaites le cercle | où tournait Ixion. 6+6 b
La nature a le singe | et l'église a le diable ; 6+6 a
Vive le singe ! il est | plus gai. Dans votre fable, 6+6 a
Le Capricorne, étoile, | astre, tombe si bas 6+6 b
360 Qu'il n'est plus que le bouc | immonde des sabbats ; 6+6 b
L'enfer triste est doublé | d'un paradis féroce ; 6+6 a
Démons, damnés, maudits, | sont dans la cuve atroce, 6+6 a
Leur tourment fait le ciel | plus céleste, et le bain 6+6 b
Qui les cuit, rafraîchit | là-haut le chérubin ; 6+6 b
365 Mais le démon a beau | rôtir, il est fort terne ; 6+6 a
Et l'on ne comprend pas | que dans cette citerne 6+6 a
Du flamboiement sans fond, | avec un tel grief 6+6 b
Et tant de haine, Iblis | ait si peu de relief. 6+6 b
La femelle d'Othryx, | la pieuvre dont les pattes 6+6 a
370 Sans quitter l'Ararat | s'accrochaient aux Carpathes, 6+6 a
Et qui, plongeant sous l'eau, | faisait hausser les mers, 6+6 b
N'est plus qu'une nabote | aux petits ongles verts, 6+6 b
Et le peuple, qu'au fond | votre impuissance blesse, 6+6 a
Rit devant la titane | avortée en diablesse ; 6+6 a
375 Linus venant du ciel | sur Pégase, au relai, 6+6 b
Trouve votre sorcière | enfourchant son balai ; 6+6 b
La diablerie au moine | apparaît, et pullule, 6+6 a
Espèce de vermine, | au mur de la cellule ; 6+6 a
Mais ces monstres sont vils, | ces nains sont plus blafards 6+6 b
380 Que le lourd sphinx sortant | la nuit des nénuphars 6+6 b
Et que l'impur crapaud | caché sous les broussailles ; 6+6 a
Et l'on dirait que ceux | qui firent ces grisailles 6+6 a
Et tous ces à-peu-près | et tous ces camaïeux, 6+6 b
N'ont ébauche Satan | que pour créer Mayeux. 6+6 b
VI
LES MAINS LEVÉES AU CIEL
385 Ciel, laisse-moi tout dire ! | O ciel, source des êtres, 6+6 a
Tu vois mon âme ; il faut | que je parle à ces prêtres. 6+6 a
VII
CHEF-D'ŒUVRE
Vous prêtez au bon Dieu | ce raisonnement-ci : 6+6 b
— J'ai, jadis, dans un lieu | charmant et bien choisi 6+6 b
Mis la première femme | avec le premier homme ; 6+6 a
390 Ils ont mangé, malgré | ma défense, une pomme ; 6+6 a
C'est pourquoi je punis | les hommes à jamais. 6+6 b
Je les fais malheureux | sur terre, et leur promets 6+6 b
En enfer, où Satan | dans la braise se vautre, 6+6 a
Un châtiment sans fin | pour la faute d'un autre. 6+6 a
395 Leur âme tombe en flamme | et leur corps en charbon. 6+6 b
Rien de plus juste. Mais, | comme je suis très bon, 6+6 b
Cela m'afflige. Hélas ! | comment faire ? Une idée ! 6+6 a
Je vais leur envoyer | mon fils dans la Judée ; 6+6 a
Ils le tueront. Alors, | — c'est pourquoi j'y consens, 6+6 b
400 Ayant commis un crime, | ils seront innocents. 6+6 b
Leur voyant ainsi faire | une faute complète, 6+6 a
Je leur pardonnerai | celle qu'ils n'ont pas faite ; 6+6 a
Ils étaient vertueux, | je les rends criminels ; 6+6 b
Donc je puis leur rouvrir | mes vieux bras paternels, 6+6 b
405 Et de cette façon | cette race est sauvée, 6+6 a
Leur innocence étant | par un forfait lavée. 6+6 a
VIII
SUITES
L'homme étant la souris | dont le diable est le chat, 6+6 b
On appelle ceci | Rédemption, Rachat, 6+6 b
Salut du monde ; et, Christ | est mort, donc l'homme est libre ; 6+6 a
410 Et tout est désormais | fondé sur l'équilibre 6+6 a
D'un vol de pomme avec | l'assassinat de Dieu ; 6+6 b
Soit. Mais ne rions plus | quand Thor, à coups d'épieu, 6+6 b
Cherche à tuer Matchi, | le grand tigre invisible ; 6+6 a
Ni quand l'archer Zuvoch | prend l'astre Aleph pour cible ; 6+6 a
415 Ne raillons plus Horus | qui trompe Hermès l'expert ; 6+6 b
Ni Sog qui joue aux dés | la lune et qui la perd ; 6+6 b
Ni la tortue ayant | sur son écaille ronde 6+6 a
Huit grands éléphants blancs | qui soutiennent le monde ; 6+6 a
Ne raillons plus ces dieux | étranges de Délos, 6+6 b
420 Ailés, palmés, sachant | les noms de tous les flots, 6+6 b
Dont la nuit on voyait | confusément les trônes 6+6 a
Luire aux pâles sommets | des monts Acrocéraunes ; 6+6 a
Et cessons de hausser | les épaules devant 6+6 b
Les Hottentots prenant | dans leurs poings noirs le vent, 6+6 b
425 Devant les Grecs faisant, | dans un luncheon nocturne, 6+6 a
Manger ses petits-fils | au grand-père Saturne ; 6+6 a
Et ne bafouons plus | le nègre et son tabou, 6+6 b
Ni ce temple meublé | d'idoles en bambou 6+6 b
Où les sauvages vont | avec les sauvagesses. 6+6 a
430 O religions, dieux, | certitudes, sagesses ! 6+6 a
IX
QUESTIONS
Qui que tu sois, qui vas | devant toi, méditant 6+6 b
Des perquisitions | dans ce ciel éclatant 6+6 b
Que l'homme de ses dieux | au hasard ensemence, 6+6 a
Toi qui rêves, tu n'as | de sûr que ta démence, 6+6 a
435 Toi qui montes, tu n'as | de grand que ton orgueil. 6+6 b
D'abord, chercheur, qu'es-tu ? | Sur ce flamboyant seuil, 6+6 b
C'est là ce qu'il faut voir | avant toute autre chose. 6+6 a
T'appelles-tu Pamphile, | Euthyme, Eusèbe, Orose, 6+6 a
N'es-tu qu'un scoliaste, | un clerc, un professeur, 6+6 b
440 D'un palimpseste obscur | feuilletant l'épaisseur, 6+6 b
Citant Pierre, Thomas | ou Paul, sois blême et triste, 6+6 a
Et ne demande rien | au ciel, ô casuiste ; 6+6 a
Fais en dehors de lui | ton Dieu. Sois le rhéteur, 6+6 b
Et n'escalade pas | l'inutile hauteur. 6+6 b
445 Si tu n'es que Lactance, | homme, il doit te suffire 6+6 a
D'abattre Hiéroclès | et d'écraser Porphyre ; 6+6 a
Si tu n'es qu'un docteur | d'un culte officiel, 6+6 b
Tu n'as rien à tirer | du mystère et du ciel 6+6 b
Qui ne tourne au profit | d'une thèse arbitraire, 6+6 a
450 Et tu ne pourras point, | frêle esprit, en extraire 6+6 a
De meilleures raisons | que celles que donna 6+6 b
Irénée à Blastus | ou Justin à Zena. 6+6 b
C'est bien. Adore un texte, | apprends, répète, imite, 6+6 a
Et fais-toi d'une lettre | écrite ta limite. 6+6 a
455 Le ciel, ce précipice | où tu plongerais mal, 6+6 b
N'enseigne rien à ceux | que lie un joug fatal 6+6 b
Et qui ne veulent pas | que le vrai les délivre. 6+6 a
Reste dans une ornière | et rampe dans un livre. 6+6 a
Mais es-tu d'aventure | un penseur libre, errant 6+6 b
460 Du côté de la nuit | qui semble transparent, 6+6 b
N'ayant pas pris d'avance | un parti sur l'abîme, 6+6 a
N'imposant aucun dogme | à la brume sublime, 6+6 a
Ne poursuivant dans l'air, | dans l'onde et dans le feu 6+6 b
Aucune forme humaine | ou terrestre de Dieu ; 6+6 b
465 Es-tu l'homme qui cherche | et l'esprit qui s'envole ? 6+6 a
Alors il te faut mieux | qu'un maître, qu'une école, 6+6 a
Et qu'un missel, fardeau | du lutrin vermoulu. 6+6 b
Il te faut le concret | et l'abstrait, l'absolu, 6+6 b
L'infini sans cadrans, | sans horloges, sans montres, 6+6 a
470 Sans compas, sans boussole, | et les grandes rencontres 6+6 a
De la nuit où l'on sent | passer les inconnus ; 6+6 b
Il te faut les vents noirs, | des profondeurs venus, 6+6 b
Qui dispersent dans l'ombre | on ne sait quels messages. 6+6 a
Mais n'attends pas du gouffre | où s'effacent les âges, 6+6 a
475 N'attends pas du grand tout, | farouche, illimité, 6+6 b
Où flotte l'invisible, | où, dans l'obscurité, 6+6 b
L'aile des tourbillons | heurte l'aile des aigles, 6+6 a
Une explication | de Dieu selon les règles, 6+6 a
Ni que, pour contenter | ton pauvre esprit courbé, 6+6 b
480 L'être va te prouver | l'être par A plus Bé. 6+6 b
Si tu veux que l'ensemble | étoile te démontre 6+6 a
Un dogme, en débattant | les raisons pour et contre, 6+6 a
Comme ferait Sanchez | commentant Loyola, 6+6 b
La Nuit ne monte point | dans cette chaire-là. 6+6 b
485 Ne confonds pas l'abîme | avec un clerc ; distingue 6+6 a
Entre Oxford et la nuit, | entre l'aube et Gœttingue. 6+6 a
Les théologiens, | les universités, 6+6 b
Les lourds in-folio | doctement feuilletés, 6+6 b
Sont une chose, et l'ombre | immense en est une autre. 6+6 a
490 De quelle vérité | le gouffre est-il l'apôtre ? 6+6 a
Tâche de le savoir ; | mais n'en espère point 6+6 b
Un cours de faculté | suivi de point en point. 6+6 b
La lumière dévore | et le collège broute ; 6+6 a
L'enseignement d'en haut | ne suit pas l'humble route 6+6 a
495 Par où passe en boitant | l'enseignement d'en bas ; 6+6 b
Le mystère a ses lois, | la Sorbonne a ses bâts ; 6+6 b
La science de l'Être, | âpre, escarpée, ardue, 6+6 a
Aire idéale où fuit | la pensée éperdue, 6+6 a
L'algèbre du grand Tout, | le problème absolu, 6+6 b
500 Noir livre de la nuit | où le rêve a seul lu, 6+6 b
Je ne te cache pas | qu'il se peut qu'on l'apprenne 6+6 a
Dans la profondeur bleue, | ineffable et sereine, 6+6 a
Ou dans la pâle horreur | des brouillards infernaux, 6+6 b
Autrement qu'à Bologne | au collège Albornoz. 6+6 b
505 Vois ! c'est l'empyrée ; aube, | éther, sans bords, sans voiles, 6+6 a
Avec sa plénitude | effroyable d'étoiles, 6+6 a
Étalant ses azurs | au bleu jamais terni, 6+6 b
Espèces de cristaux | vagues de l'infini. 6+6 b
Qu'est-ce que tu vas faire | en ce cosmos sans terme, 6+6 a
510 Plus terrible s'il s'ouvre | encor que s'il se ferme ? 6+6 a
Comment ton frêle esprit | se comportera-t-il 6+6 b
Dans ce sombre océan | du grand et du subtil ? 6+6 b
À qui parleras-tu | dans ce milieu tragique ? 6+6 a
Tout ton savoir humain, | ta raison, ta logique, 6+6 a
515 Ne vont-ils pas se rompre | en angles plus confus 6+6 b
Que les coudes du chêne | au fond des bois touffus ? 6+6 b
Dis, que vont devenir, | homme, tes syllogismes 6+6 a
Quand ils rencontreront | l'énormité des prismes ? 6+6 a
Pourras-tu supporter | l'immense brisement 6+6 b
520 De l'idéal, du vrai, | du jour, du firmament ? 6+6 b
Savoir fut de tout temps | la démence des sages. 6+6 a
Osiris consultait | l'abîme ; des visages 6+6 a
Y viennent effarer | les prophètes vaincus ; 6+6 b
Mars inspirait Solon | et Pallas Zaleucus ; 6+6 b
525 Numa cherchait la nymphe | en sa grotte enchantée ; 6+6 a
Minos questionnait | Zéus sur le Dictée ; 6+6 a
Lycurgue allait à Delphe | écouter Apollon. 6+6 b
Tout cela, c'est le gouffre ; | et l'obscur aquilon 6+6 b
Mêle au même brouillard | tous ces pâles fantômes. 6+6 a
530 Tout cela, c'est la fuite | immense des atomes ; 6+6 a
C'est le doute.
Le doute, | hélas ! Sur cette mer, 6+6 b
Où tous les vents, le chaud, | le froid, l'impur, l'amer, 6+6 b
Épuisent les fureurs | de leurs rauques poitrines, 6+6 a
Apparaît l'archipel | ténébreux des doctrines ; 6+6 a
535 Sommets qui sont des ports | s'ils ne sont des écueils. 6+6 b
Là se dressent Vesale | entr'ouvrant des cercueils, 6+6 b
Socrate lumineux, | Zenon dans un jour triste, 6+6 a
Pyrrhon vague, et si noir | qu'on ne sait' s'il existe, 6+6 a
Les sept sages, pareils | aux Cyclades, couverts 6+6 b
540 De nuages, de flots, | de brumes et d'hivers, 6+6 b
Swift, Rabelais, Montaigne, | Herder, Kant en détresse, 6+6 a
Hegel sombre, et, là-bas, | cette cime, Lucrèce. 6+6 a
Les plus mornes, ce sont | les rieurs. Avoir ri, 6+6 b
Ce n'est pas contre l'ombre | étoilée un abri ; 6+6 b
545 Cela ne construit pas | un toit sur notre tête 6+6 a
Contre l'Être, sinistre | et splendide tempête ; 6+6 a
Cela n'empêche pas | les monts d'être debout ; 6+6 b
Cela ne fait pas taire | un Vésuve qui bout, 6+6 b
Ni les clairons de l'ombre | aux bouches des borées ; 6+6 a
550 Cela n'empêche pas | les mers démesurées 6+6 a
D'offrir on ne sait quels | hommages écumants 6+6 b
À la pâle planète | au fond des firmaments ; 6+6 b
Rire, cela ne peut | déconcerter la rose 6+6 a
Qui s'ouvre en juin, ayant | pour devoir d'être éclose ; 6+6 a
555 Fermer l'œil et crier : | Je lie veux pas les voir ! 6+6 b
Cela n'empêche pas | les rayons de pleuvoir. 6+6 b
Riez. Soit. L'Inconnu | derrière sa muraille 6+6 a
Ne s'inquiète pas | de Lucien qui raille ; 6+6 a
Ni les eaux, ni les champs, | ni les fleurs, ni les blés, 6+6 b
560 Ni les forêts ne sont | d'un sarcasme troublés ; 6+6 b
L'invisible cocher | des sept astres du pôle 6+6 a
Ne baisse pas le front, | ne tourne pas l'épaule, 6+6 a
En poussant au zénith | l'effrayant chariot, 6+6 b
Pour voir ce que Voltaire | écrit à Thiriot. 6+6 b
565 Les rieurs sont-ils sûrs | de leur rire ? Leur style 6+6 a
Élide volontiers | Dieu, syllabe inutile ; 6+6 a
Du vieux surplis du prêtre | ils chiffonnent l'empois ; 6+6 b
Mais que veulent-ils ? Faire | aux croyants contrepoids. 6+6 b
Est-ce tout ? À quoi bon ? | Quel choix dans la nuit noire ! 6+6 a
570 Le hasard de nier | ou le hasard de croire ! 6+6 a
Que sert, dans cette énigme | où l'homme est enfoui, 6+6 b
De balbutier Non | parce qu'on bégaie Oui ? 6+6 b
Donc, esprit, prends ton vol, | si tu te sens des ailes. 6+6 a
Mais, homme, quel que soit | l'éclair de tes prunelles, 6+6 a
575 N'espère pas, si haut | que ton âme ait monté, 6+6 b
T'envoler au delà | de ton humanité. 6+6 b
Va ! mais, songes-y bien, | nul ne sort de sa sphère. 6+6 a
L'Être en qui tout se fond, | mais de qui tout diffère, 6+6 a
A fait les régions | pour qu'on s'y renfermât ; 6+6 b
580 Et l'oiseau le plus libre | a pour cage un climat. 6+6 b
II
PHILOSOPHIE
Homme, qu'est-ce que c'est | que tes cérémonies 6+6 a
Misérables, devant | les choses infinies ? 6+6 a
À quoi bon tes pæans, | tes chants, tes hosannas ? 6+6 b
Pourquoi, n'ayant pas plus | de jours que tu n'en as, 6+6 b
585 Prier au pied d'un tas | d'autels contradictoires ? 6+6 a
Quelle manie, atome | en proie aux purgatoires, 6+6 a
As-tu d'interpeller | les cieux ? et quel besoin 6+6 b
De prendre l'invisible | et l'obscur à témoin ? 6+6 b
Crois-tu féconder l'Ombre | en y semant des rites, 6+6 a
590 Des formules de nuit | sur du brouillard transcrites ? 6+6 a
T'imagines-tu donc, | être aux songes bornés, 6+6 b
Que, lorsqu'avec tes yeux, | tes oreilles, ton nez, 6+6 b
Tu bâtis un fétiche | ayant ta ressemblance, 6+6 a
En t'adressant au vide | insondable, au silence, 6+6 a
595 Au mystère, à l'horreur, | tu les amèneras 6+6 b
À lui faire des pieds | quand tu lui fais des bras ? 6+6 b
Te figures-tu pas | que le gouffre, où Socrate, 6+6 a
Les druides d'Armor, | les mages de l'Euphrate, 6+6 a
Jean de Patmos, et Dante, | et Thaïes ont frémi, 6+6 b
600 Entrera pour sa part, | et de compte à demi, 6+6 b
Dans la formation | de quelque être inutile 6+6 a
Que la réalité | de toutes parts mutile ? 6+6 a
Quiconque, apôtre, augure, | ou barde au large front, 6+6 b
Forge un Dieu de son mieux | et l'offre au ciel profond, 6+6 b
605 N'aperçoit que la brume | et la noirceur confuse 6+6 a
Du firmament sinistre | et calme, qui refuse ; 6+6 a
L'homme a beau présenter | un Dieu, prémédité 6+6 b
Dans son aveuglement | et dans sa surdité, 6+6 b
Que ce Dieu soit indou, | païen, grec ou biblique, 6+6 a
610 L'ombre ne donne pas | à l'homme la réplique ; 6+6 a
Sans écho, sans qu'un signe | ait paru dans l'éther, 6+6 b
L'Être a vu par Orphée | enfanter Jupiter, 6+6 b
Allah par Mahomet, | Jehovah par Moïse ; 6+6 a
La négation triste | est dans le vide assise ; 6+6 a
615 Le prêtre par l'abîme | est toujours éconduit ; 6+6 b
L'immobilité grave | et morne de la nuit 6+6 b
Suffit au Tout lugubre, | et le gouffre n'invente 6+6 a
Aucune idole, ayant | l'éternelle épouvante. 6+6 a
Ah ! tu montes vers l'ombre | avec un Dieu tout fait. 6+6 b
620 Que Dieu soit. Ton néant | de grandeur le revêt ; 6+6 b
Ta nuit lui pose au front | l'aurore éblouissante ; 6+6 a
Puis au-dessous de lui | tu mets une descente 6+6 a
D'anges, d'êtres ayant | l'azur pour point d'appui, 6+6 b
Décroissant jusqu'à toi, | puis croissant jusqu'à lui. 6+6 b
625 Il te faut ta série | allant du ciel à terre ; 6+6 a
Tu veux d'un seul regard | embrasser le mystère ; 6+6 a
Voir le point d'arrivée | et le point de départ ; 6+6 b
Tu veux dire : voici | la moitié, puis le quart ; 6+6 b
Compter les échelons ; | tu rêves ce quadrille : 6+6 a
630 Dieu, puis l'archange, et l'homme | en regard du mandrille ; 6+6 a
Eh bien, non. Tout n'est qu'Un. | Sache, ô sombre écolier, 6+6 b
Qu'on ne monte pas Dieu | comme ton escalier ; 6+6 b
Il est dans une ruche | aussi bien que dans Rome ; 6+6 a
Le ver n'est pas plus loin | de l'infini que l'homme. 6+6 a
635 Nous autres les songeurs | que dévorent la faim 6+6 b
Et la soif de connaître, | et qui, sans peur, sans fin, 6+6 b
Creusons l'éternité | formidable et candide, 6+6 a
Du côté noir, ainsi | que du côté splendide 6+6 a
Où l'on voit tant de vie | et de flamme abonder, 6+6 b
640 Nous avons beau guetter, | contempler, regarder, 6+6 b
Observer, épier, | jamais nous n'aperçûmes 6+6 a
Pas plus ce que tu crois | que ce que tu présumes. 6+6 a
Connaître à fond Celui | qui Vit, ses attributs, 6+6 b
Son essence, sa loi, | son pouvoir, — de tels buts 6+6 b
645 Sont plus hauts que l'effort | de l'homme qui trépasse. 6+6 a
Les invisibles sont. | Ils emplissent l'espace, 6+6 a
Ils peuplent la lumière, | ils parlent dans les bruits ; 6+6 b
Mais ne ressemblent point | à ce que tu construis. 6+6 b
Renonce à fatiguer | le réel de tes songes ; 6+6 a
650 L'Ombre, en bas comme en haut, | repousse tes mensonges ; 6+6 a
Le tonnerre n'est pas | l'ami ni l'ennemi 6+6 b
De ton Dieu que ne hait | ni n'aime la fourmi ; 6+6 b
Quand ta dévotion | dresse un temple et s'y mure, 6+6 a
L'ouragan en ricane | et l'abeille en murmure' ; 6+6 a
655 Tu n'es pas moins raillé | du nain que du géant ; 6+6 b
Tes dragons sont d'airain, | tes dieux sont de néant ; 6+6 b
Tu peux les ciseler, | mais non les faire vivre ; 6+6 a
L'oiseau craint le serpent | et perche sur ta guivre ; 6+6 a
Sculpte tes déités ! | dans leurs yeux de granit 6+6 b
660 Le vautour fait sa fiente | et le crapaud son nid ! 6+6 b
Toi-même tu rirais, | si tu pouvais connaître 6+6 a
À quel point tu ne peux, | homme, rien faire naître, 6+6 a
Rien construire en dehors | des formes que tu vois ; 6+6 b
À quel point tous tes arts, | travaillant à la fois, 6+6 b
665 Tes peintres, tes sculpteurs, | sont nuls pour rien produire 6+6 a
Hors du cercle où tu vois | un jour pâle te luire ; 6+6 a
Jusqu'où sont puérils | tes rêves délirants ; 6+6 b
Quelle est, pour inventer, | l'enfance des plus grands ; 6+6 b
Combien est infécond | Rembrandt, et dans quel lange 6+6 a
670 Sont encor Phidias, | Rubens et Michel-Ange ! 6+6 a
La nature, l'aïeule | aux mille sombres voix 6+6 b
Rugissantes parmi | les antres et les bois, 6+6 b
La nourrice des loups, | des ours et des panthères, 6+6 a
À des dessous profonds | peuplés de noirs mystères 6+6 a
675 Qui te feraient pâlir | si tu les pénétrais, 6+6 b
Et, dans l'énormité | des eaux et des forêts, 6+6 b
Riche en monstres, n'a pas | besoin de tes chimères. 6+6 a
Crois-tu pas qu'épousant | tes songes éphémères, 6+6 a
Elle accepte ton hydre | ou ta licorne, ayant 6+6 b
680 Son tigre, son lion | au regard flamboyant, 6+6 b
Et son hippopotame | horrible, et qu'elle abdique 6+6 a
Son grand aigle des monts | pour ton aigle héraldique ? 6+6 a
Ah ! pauvre homme inutile | et fou sous le ciel bleu, 6+6 b
Tu ne peux faire un monstre | et tu veux faire un Dieu ! 6+6 b
685 Et puis quand tu l'auras, | fort bien, que tu lui fasses 6+6 a
Deux sexes comme à Fô, | comme à Janus deux faces, 6+6 a
Que tu l'ornes d'un tas | de titres et de noms, 6+6 b
Le voilà sur ses pieds, | c'est Dieu, nous le tenons, 6+6 b
Où le mettre ? En quel gouffre, | homme ? ou dans quelle sphère ? 6+6 a
690 Perceras-tu, toi l'homme, | un trou dans la lumière 6+6 a
Pour y loger ce Dieu | que ton esprit forma 6+6 b
D'un peu de Jupiter | et d'un peu de Brahma ? 6+6 b
Ce Zésus, cet Allah, | ce Pan, que tu fabriques 6+6 a
Avec tes passions | féroces et lubriques, 6+6 a
695 Comment le mettras-tu | dans les astres ? Quel clou 6+6 b
Prendras-tu pour clouer | au fond des cieux Vishnou ? 6+6 b
Fusses-tu secondé | d'Alcée et de Terpandre, 6+6 a
Dis, comment feras-tu | pour fixer, pour suspendre, 6+6 a
Et pour faire tenir | Érigone aux seins nus, 6+6 b
700 Érynnis, Astarté, | Bellone, la Vénus, 6+6 b
Ces buveuses de sang | et ces prostituées, 6+6 a
Dans la façade énorme | et pâle des nuées ? 6+6 a
Ah ! noir vivant, tu veux | un Dieu ! Qu'en feras-tu ? 6+6 b
Auras-tu moins d'orgueil, | homme, et plus de vertu ? 6+6 b
705 Embrasseras-tu l'homme ? | aimeras-tu ton frère ? 6+6 a
Deviendras-tu flambeau ? | briseras-tu la guerre, 6+6 a
Ce vieux glaive éternel | d'où dégoutte le sang ? 6+6 b
Dis, jetteras-tu moins | de pierres en passant 6+6 b
Aux penseurs, aux héros, | aux martyrs, aux apôtres ? 6+6 a
710 Laisseras-tu, devant | l'affliction des autres, 6+6 a
Entrer la pitié blanche | et douce dans ton cœur ? 6+6 b
Seras-tu plus pensif, | plus grave et moins moqueur, 6+6 b
Surtout pour les déchus | et pour les incurables ? 6+6 a
Seras-tu moins hautain | devant les misérables, 6+6 a
715 Plus doux pour l'insensé | qu'entraînent ses penchants, 6+6 b
Moins grand pour les petits | et meilleur aux méchants ? 6+6 b
Réponds, mêleras-tu, | dis, un peu de tendresse, 6+6 a
O juste, à ta justice, | ô sage, à ta sagesse ? 6+6 a
Feras-tu grâce au monstre | en pleurs, et seras-tu 6+6 b
720 Un Abel moins altier | pour Caïn abattu ? 6+6 b
Et, si tu n'es qu'un monstre | et qu'un Caïn toi-même, 6+6 a
Viendras-tu t'effarer | à la lueur suprême, 6+6 a
Et te prosterner, pâle, | heureux, épouvanté, 6+6 b
Sous la prodigieuse | et clémente clarté ? 6+6 b
725 Un Dieu tient de la place, | homme, dans une sphère. 6+6 a
Avant d'en vouloir un, | il faut savoir qu'en faire. 6+6 a
Un Dieu, quand ce n'est pas | un port, c'est un péril. 6+6 b
Ah ! la plupart du temps, | sénile et puéril, 6+6 b
Importunant les cieux, | livide solitude, 6+6 a
730 Tu veux un Dieu, de peur | d'en perdre l'habitude, 6+6 a
Parce que du passé | tu subis l'ascendant, 6+6 b
Tu veux un Dieu, pour rien, | pour faire, en attendant 6+6 b
Que ton cadavre tombe | au sépulcre et pourrisse, 6+6 a
Ce que ton père a fait, | ce qu'a fait ta nourrice, 6+6 a
735 Par ennui, pour sentir | sur ta tête un patron, 6+6 b
Pour avoir quelque chose | à mettre en ton juron. 6+6 b
Enfin te rends-tu compte | un peu du vaste rêve 6+6 a
Où ton destin commence, | où ton destin s'achève, 6+6 a
Qu'on nomme l'univers, | et qui flotte infini ? 6+6 b
740 En vois-tu le côté | fatal, blessé, puni ? 6+6 b
Le lait coule, et le sang | aussi ; l'esprit s'effraie. 6+6 a
Sous la grande mamelle | on voit la grande plaie. 6+6 a
Lucine pleure ayant | devant elle Atropos. 6+6 b
Hélas ! hélas ! s'il est | quelqu'un qui, sans repos, 6+6 b
745 Crée, engendre et produit, | homme, il est quelque chose 6+6 a
Qui sans trêve détruit, | dévore et décompose. 6+6 a
Ce fileur ne fait rien | que pour ce déchireur. 6+6 b
Les êtres sont épars | dans l'indicible horreur. 6+6 b
L'ombre en étouffe plus | que le jour n'en anime. 6+6 a
750 La lumière s'épuise | à traverser l'abîme ; 6+6 a
Les rayons dans l'éther | s'enfoncent éperdus ; 6+6 b
L'obscurité, vers qui | tous les bras sont tendus, 6+6 b
Livide, est toujours là | qui fait la nuit, et creuse 6+6 a
Ce trou pour engloutir | la clarté généreuse ; 6+6 a
755 Quoi que fasse l'étoile | et l'aube à l'horizon, 6+6 b
Tout n'est qu'une malsaine | et nocturne prison ; 6+6 b
Malgré le vaste effort | de l'aurore, tout souffre ; 6+6 a
Quelle épaisseur de nuit | ne faut-il pas au gouffre 6+6 a
Pour amortir la flèche | énorme du soleil ? 6+6 b
760 Eh bien, vois ! Mars est noir ; | Saturne est-il vermeil ? 6+6 b
Les azurs sont brumeux, | les planètes sont pâles. 6+6 a
Quant à ton globe à toi, | des pleurs, des cris, des râles. 6+6 a
Ta sphère a-t-elle un Dieu ? | S'il existe, il dément 6+6 b
Sans cesse la beauté, | l'astre, le firmament ; 6+6 b
765 Que ce Dieu donne un chant | aux oiseaux, qu'il revête 6+6 a
Le rossignol de joie | et d'amour la fauvette, 6+6 a
Qu'importe s'il les fait | guetter par l'épervier ! 6+6 b
Soi-même s'abhorrer, | soi-même s'envier, 6+6 b
Telle est l'obscure loi | de l'être lamentable. 6+6 a
770 Ton affreux ciel mugit | comme un bœuf dans l'étable ; 6+6 a
Quant au genre humain, vois ! |
Esclaves et bourreaux, 6+6 b
Vil tas de cendre ayant | pour tisons les héros, 6+6 b
Paille éteinte d'un souffle | et d'un souffle allumée, 6+6 a
Foule qu'on voit passer | et dans de la fumée 6+6 a
775 Fuir après qu'on l'a vue | un instant se mouvoir ! 6+6 b
À peine en reste-t-il | quelque chose de noir. 6+6 b
Ses chefs n'ont pas de but, | ses dieux n'ont pas de norme ; 6+6 a
Rien que pour les nommer, | son histoire est difforme ; 6+6 a
Les canons remplaçant | les chars armés de faulx, 6+6 b
780 Des trônes, des bûchers, | d'affreux arcs triomphaux, 6+6 b
Des profils de césars | équestres sous des porches, 6+6 a
De toutes ces lueurs | l'homme faisant des torches, 6+6 a
Un reflux d'ombre après | un flux de liberté, 6+6 b
De la haine et du bruit, | voilà l'humanité. 6+6 b
785 La vie est de la nuit, | la mort seule est lucide ; 6+6 a
La science aboutit | à l'âme suicide ; 6+6 a
Tout ment ; et les esprits | se blessent aux scalpels. 6+6 b
Les sens à la raison | font d'obscènes appels ; 6+6 b
Sur la chair croît le vice, | infâme parasite ; 6+6 a
790 Le mal tente l'esprit, | l'esprit tremblant hésite. 6+6 a
La conscience est là | pour régler ces débats ? 6+6 b
Soit. Mais a-t-elle peur ? | pourquoi parler si bas ? 6+6 b
Vois ton indignité, | dont tu fais ta victoire. 6+6 a
Est-il, bien que le ciel | ait aussi sa nuit noire, 6+6 a
795 Un coin du firmament, | d'ombre ou d'azur baigné, 6+6 b
Qui ne jette sur l'homme | un regard indigné ? 6+6 b
Est-il une vertu | que l'homme dans ses doutes 6+6 a
N'ait flétrie ou niée ? | Interroge-les toutes. 6+6 a
Demande au dévouement, | au courage, à l'amour, 6+6 b
800 Ce qu'ils pensent de l'homme, | âpre et vil tour à tour. 6+6 b
La justice en a peur | quand elle voit sa toge. 6+6 a
Questionne sur lui | la sagesse ; interroge 6+6 a
La faiseuse d'ingrats, | la mère au sein mordu, 6+6 b
La bonté. Le devoir | est un flambeau perdu. 6+6 b
805 Qui grandit soudain penche, | et qui naît périclite. 6+6 a
O vivants, Démocrite | aussi bien qu'Héraclite, 6+6 a
Rabelais comme Job, | Timon comme Pangloss, 6+6 b
Tout s'écroule en chimère | ou se fond en sanglots. 6+6 b
Là, des pôles tombeaux, | ici, des déserts mornes 6+6 a
810 Où rôdent le bubale | et la vipère à cornes, 6+6 a
Où le soleil emplit | de venin les buissons, 6+6 b
Où la lumière sert | à faire des poisons. 6+6 b
Le soir, comme un mourant | les horizons blêmissent ; 6+6 a
Ce globe, couvert d'eaux | et d'arbres qui frémissent, 6+6 a
815 Entrecoupe on ne sait | quels cris et quels abois 6+6 b
Dans un balancement | de vagues et de bois. 6+6 b
Tout menace et tout tremble ; | et la mer accoutume 6+6 a
La terre misérable | à l'immense amertume. 6+6 a
Homme, ton univers | a l'air d'être inquiet. 6+6 b
820 Devant qui ? Tout s'enfuit. | Le jour craint, la nuit hait. 6+6 b
L'être est un bloc confus | de masques et de bouches 6+6 a
Mêlés lugubrement | dans des effrois farouches ; 6+6 a
Comme deux oiseaux noirs | sans fin se poursuivant 6+6 b
L'éclair étreint la nuit | dans la fuite du vent, 6+6 b
825 Et la nature entr'ouvre | au fond de ces alarmes 6+6 a
Son œil mystérieux, | noyé de sombres larmes. 6+6 a
L'être est morne, odieux | à sonder, triste à voir. 6+6 b
De là les battements | d'ailes du désespoir. 6+6 b
Tu dis : — Je vois le mal, | et je veux le remède. 6+6 a
830 Je cherche le levier, | et je suis Archimède. 6+6 a
Le remède est ceci : | Fais le bien. Le levier, 6+6 b
Le voici : Tout aimer | et ne rien envier. 6+6 b
Homme, veux-tu trouver | le vrai ? cherche le juste. 6+6 a
Mais quant au dogme, neuf | et jeune, ou vieux et fruste, 6+6 a
835 Quant aux saints fabliaux, | quant aux religions 6+6 b
Inoculant l'erreur | dans leurs contagions, 6+6 b
Semant les fictions, | les terreurs, les présages, 6+6 a
Quant à tous ces docteurs, | à ces essaims de sages 6+6 a
Qui vont l'un maudissant | ce que l'autre a béni, 6+6 b
840 Qui, volant, bourdonnant, | harcelant l'infini, 6+6 b
Feraient abriter Dieu | sous une moustiquaire, 6+6 a
Quant au daïri roi, | quant au pape vicaire, 6+6 a
Quant à tous ces korans | que chaque âge inventa, 6+6 b
Edda, Veda, Talmud, | King ou Zend-Avesta, 6+6 b
845 Ce n'est qu'une confuse | et perverse mêlée ; 6+6 a
En les étudiant, | ô pauvre âme aveuglée, 6+6 a
Tu n'apprendras pas plus | le réel qu'en cherchant 6+6 b
À composer, avec | des insultes, un chant ! 6+6 b
Et qu'importe, après tout, | que l'homme prie ou croie ; 6+6 a
850 Qu'avec son propre songe, | inepte, il se foudroie ; 6+6 a
Qu'il adore le Tout | informe, ou l'esprit pur, 6+6 b
Une statue en bronze | ou bien un pan d'azur ; 6+6 b
Que l'homme au ciel s'égare | ou qu'il se fanatise 6+6 a
Avec la fauve odeur | des bûchers qu'il attise ; 6+6 a
855 Que sa religion | ait des pieds et des mains 6+6 b
Et des sens, et se livre | aux appétits humains, 6+6 b
Ou soit vapeur, fumée, | ombre ; que dans l'église 6+6 a
Son Dieu se pétrifie | ou se volatilise ; 6+6 a
Que l'homme, impur, s'aveugle | à suivre n'importe où 6+6 b
860 Tantôt l'abstraction, | tantôt le manitou ; 6+6 b
Que ce soit la chandelle | ou l'astre qu'il contemple ; 6+6 a
Qu'il adore une idée | ou qu'il adore un temple ; 6+6 a
Que, croyant voir des dieux, | au fond des bois épais, 6+6 b
Il nomme Argès l'éclair, | la foudre Stéropès ; 6+6 b
865 Que, l'un couché dans l'or, | l'autre nu sur des nattes, 6+6 a
Le nègre ait ses tabous | et César ses pénates ; 6+6 a
Que le flamine encense | en chlamyde de lin 6+6 b
Le morne Olympien, | le noir Capitolin ; 6+6 b
Qu'on ait un Dieu hantant | l'alcôve impériale, 6+6 a
870 Un pour le sénateur, | un pour le curiale ; 6+6 a
Que les dieux soient divers | et mesurés aux rangs, 6+6 b
Pour l'esclave petits | et pour le maître grands ; 6+6 b
Qu'en l'honneur d'un Indra | quelconque, le brahmine 6+6 a
Se laisse dévorer | vivant par la vermine ; 6+6 a
875 Qu'on se damne en carême | â manger du jambon ; 6+6 b
Que pour faire un saint Pierre | un Jupiter soit bon, 6+6 b
Et que la foule, au fond | des hautes basiliques, 6+6 a
Use un orteil païen | de baisers catholiques, 6+6 a
Si bien qu'un vieux Très-Haut | ressert et se revend, 6+6 b
880 Et qu'avec un dieu mort | on bâcle un saint vivant ; 6+6 b
Qu'ainsi qu'un terre-neuve | attaque un boule-dogue, 6+6 a
La mosquée en fureur | morde la synagogue ; 6+6 a
Que Rome ait en dédain | Moscou ; que Borgia 6+6 b
Soit pour la Vierge et non | pour la Panagia ; 6+6 b
885 Que les frontons sacrés | changent d'hiéroglyphe ; 6+6 a
Que le blanc d'Hildebrand | soit le noir de Caïphe ; 6+6 a
Que l'homme à Mahomet | donne un dôme écrasé, 6+6 b
À Notre-Dame un chœur | fait en bois menuisé, 6+6 b
Au grand éléphant blanc | un éventail de plumes ; 6+6 a
890 Qu'il ait ses dieux brochés | en plusieurs gros volumes ; 6+6 a
Qu'il discute si c'est | le Pinde, âpre coteau, 6+6 b
Qui vit l'hydre déesse, | Amphitrite Céto 6+6 b
Sortir de la mer bleue | et triste, ou si l'Élide 6+6 a
La première aperçut | l'effroyable annélide ; 6+6 a
895 Qu'il donne Thèbe aux sphinx | et Tyr aux belzébuths ; 6+6 b
Qu'il appelle le jour | Adonis ou Phébus ; 6+6 b
Qu'il écoute de Pan | les invisibles flûtes ; 6+6 a
Qu'il bâtisse un cromlech | avec des pierres brutes, 6+6 a
Ou fasse à Phidias | sculpter le Parthénon ; 6+6 b
900 Qu'il juche Dieu sur l'aigle | ou bien sur un ânon ; 6+6 b
Qu'il serve le Baal | avec la Baaltide ; 6+6 a
Qu'il soit évêque, et propre, | ou derviche, et fétide, 6+6 a
Vil caloyer barbu, | beau diacre tonsuré, 6+6 b
Très révérend ministre, | ou monsieur le curé ; 6+6 b
905 Que la sottise autour | du mensonge se groupe ; 6+6 a
Que le meilleur orfèvre, | avec sa bonne loupe, 6+6 a
Ne puisse distinguer | les dieux vrais des dieux faux ; 6+6 b
Que le rêve ait Endor, | que la chair ait Paphos ; 6+6 b
Qu'avant de croire en Dieu, | le genre humain le crée ; 6+6 a
910 Que sous la pression | de la crainte sacrée, 6+6 a
Que, sous la pesanteur | des vagues régions, 6+6 b
Les superstitions | et les religions 6+6 b
Sortent de son esprit | comme l'eau des éponges ; 6+6 a
Que, sans savoir pourquoi, | dans un noir tas de songes, 6+6 a
915 Il choisisse tel dogme | ou tel autre ; qu'en bloc, 6+6 b
Acceptant Irmensul, | il rejette Moloch ; 6+6 b
Qu'il adopte une idole | infâme et s'en entiche, 6+6 a
Faisant le délicat | pour quelque autre fétiche ; 6+6 a
Que, sur Dieu, pour savoir | s'il est de bonne humeur, 6+6 b
920 Il consulte le vent | ou le flot en rumeur, 6+6 b
Ou la flamme, ou l'oiseau | planant dans des tempêtes ; 6+6 a
Qu'il nourrisse ce Dieu | de la viande des bêtes, 6+6 a
De gâteaux sans levain | ou de pain trois fois cuit, 6+6 b
Qu'est-ce que cela fait, | homme, au puits de la nuit ? 6+6 b
925 Qu'est-ce que cela fait | au précipice énorme, 6+6 a
Où la vie en de l'ombre | et du vent se transforme, 6+6 a
Où le songeur hagard | n'aperçoit vaguement 6+6 b
Qu'un incommensurable | et sombre écroulement, 6+6 b
Où le jour, blêmissant | dans les vides sans bornes, 6+6 a
930 Meurt dans l'aveuglement | des immensités mornes ! 6+6 a
Invente, si tu veux, | toi, ta doctrine aussi, 6+6 b
Et quand tu l'auras faite | et construite, crois-y ; 6+6 b
Combine, tu le peux, | d'autres idolâtries. 6+6 a
Après ces tourbillons | de croyances flétries, 6+6 a
935 Après ces larves, Bel, | Ammon, Janus, Rhéa, 6+6 b
Osiris, Odin, Thor, | que la guerre créa, 6+6 b
Ces enfers, ces édens, | ces cieux, ces rêveries, 6+6 a
Et les houris donnant | la main aux walkyries, 6+6 a
Homme, après le dieu bœuf, | après le dieu dragon, 6+6 b
940 Après Chronos, après | Magog, après Dagon, 6+6 b
Apportés, remportés | par les nuits grandissantes, 6+6 a
Qu'importe à l'infini | livide que tu sentes 6+6 a
Une religion | de plus, flottant au bord 6+6 b
De tout ce que tu fais | dans la brume du sort, 6+6 b
945 Promener sur ton front | son souffle de fantôme, 6+6 a
Et, dans l'ombre sans forme, | où tu rêves un dôme, 6+6 a
Dans le ciel, plus menteur | et plus noir que la mer, 6+6 b
Un Dieu de plus passer | sur le poil de ta chair ! 6+6 b
Toute religion, | homme, est un exemplaire 6+6 a
950 De l'impuissance ayant | pour appui la colère. 6+6 a
Toute religion | est un avortement 6+6 b
Du rêve humain devant | l'être et le firmament ; 6+6 b
Le dogme, quel qu'il soit, | juif ou grec, rapetisse 6+6 a
À sa taille le vrai, | l'idéal, la justice, 6+6 a
955 La lumière, l'azur, | l'abîme, l'unité ; 6+6 b
Il coupe l'absolu | sur sa brièveté ; 6+6 b
Tous les cultes ne sont, | à Memphis comme à Rome, 6+6 a
Que des réductions | de l'éternel sur l'homme, 6+6 a
Fragments d'indivisible, | ombres de la clarté, 6+6 b
960 Masques de l'infini | pris sur l'humanité. 6+6 b
Leur tonnerre est un bras | qui lance un dard de soufre ; 6+6 a
Leur cercle n'admet pas | l'immensité ; leur gouffre 6+6 a
Est comblé d'un Odin | ou d'un Adonaï. 6+6 b
Eh bien, penseurs, niez | Olympe et Sinaï ; 6+6 b
965 Au lieu de ce vain ciel | qui sur un mont s'appuie, 6+6 a
Et d'Éole trouant | les outres de la pluie, 6+6 a
Et des quatre chevaux | d'Apollon hennissant 6+6 b
De joie et de fureur | vers la nuit qui descend ; 6+6 b
Au lieu de ces palais | de nuage et de flammes 6+6 a
970 Où flottent, transparents, | des dieux hommes et femmes, 6+6 a
Où, les foudres au poing, | rôdent tous ces fléaux 6+6 b
Que l'homme appelle Allah, | Sabaoth, Fô, Théos ; 6+6 b
Au lieu de l'éléphant | pontifical qui groupe 6+6 a
sur sa tête les cieux | et l'enfer sur sa croupe ; 6+6 a
975 Au lieu de cette mer | du désert ténébreux 6+6 b
Qui laisse fuir Moïse | et passer les Hébreux 6+6 b
Entre ses flots ainsi | qu'entre deux murs de verre ; 6+6 a
Au lieu de cette lune | étrange du Calvaire, 6+6 a
Toute rouge du sang | que Jésus a sué ; 6+6 b
980 Au lieu du faux soleil | qu'arrête Josué, 6+6 b
Et de l'eau sur laquelle | un Christ étoile marche, 6+6 a
Montrez aux bonzes noirs, | gardant le temple et l'arche, 6+6 a
Quoi ? la Réalité, | ce prodige inouï, 6+6 b
La lumière, ce vaste | aspect épanoui, 6+6 b
985 La mort créant la vie, | et transformant la tombe 6+6 a
En crèche où fait son nid | l'âme, cette colombe, 6+6 a
Le miracle des gaz, | des forces, des aimants, 6+6 b
L'infini ténébreux, | plein d'éblouissements, 6+6 b
L'ombre ayant des soleils | plus que la mer n'a d'ondes, 6+6 a
990 La confrontation | formidable des mondes, 6+6 a
L'étoile, astre central, | et la terre tournant, 6+6 b
L'homme, atome perdu | dans ce tout rayonnant, 6+6 b
Les comètes, les feux, | les souffles, les bolides, 6+6 a
Les sphères tourbillons | et les globes solides, 6+6 a
995 Les univers sans fin, | splendides visions, 6+6 b
Et les créations | et les créations ; 6+6 b
Montrez les profondeurs | saintes ; montrez aux prêtres 6+6 a
Les abîmes de vie | et les océans d'êtres, 6+6 a
Vous les verrez crier : | Cela n'est pas ! horreur ! 6+6 b
1000 Vous verrez se ruer | les cultes eh fureur, 6+6 b
Païens, sur Hicétas, | chrétiens, sur Galilée, 6+6 a
Et l'autel tressaillir | sur la terre ébranlée, 6+6 a
Et les pâles docteurs | frémir dans le saint lieu, 6+6 b
Et les religions | reculer devant Dieu. 6+6 b
1005 Fanatismes ! terreurs ! | la fable est sur les hommes ! 6+6 a
Sur tous ces yeux fermés | faisant de sombres sommes ! 6+6 a
Quel rêve ! quel monceau | d'olympes insensés ! 6+6 b
Que d'effroi ! que d'enfer ! |
Assez, prêtres ! assez ! 6+6 b
La bacchante au flanc nu | rit dans le bois infâme ; 6+6 a
1010 L'Indou qui saigne et pend | aux crocs de fer, se pâme ; 6+6 a
La mère, avec la chair | de son enfant, nourrit 6+6 b
Le dieu-fournaise aux dents | de feu, Baal-Bérith ; 6+6 b
Ici, temple à la Nuit ; | là, temple à la Famine ; 6+6 a
Le cheval de Piman | de la Mecque chemine 6+6 a
1015 Sur des hommes couchés | à terre, qui lui font 6+6 b
Un fumier de leur âme, | un pavé de leur front ; 6+6 b
La Chine donne aux mœurs, | aux arts, aux lois, aux codes 6+6 a
La forme monstrueuse | et folle des pagodes. 6+6 a
Que d'hommes ont vécu | sans jamais être nés ! 6+6 b
1020 Et ceux-ci, ces croyants | épris et forcenés 6+6 b
Sur qui le sphinx romain | pose ses larges griffes, 6+6 a
Que d'affreux hommes dieux, | qu'ils appellent pontifes, 6+6 a
Courbent sous leur vil sceptre, | infaillible, accepté, 6+6 b
Insolent pour l'azur | et pour l'éternité, 6+6 b
1025 Oh ! les infortunés ! | est-il rien de plus triste 6+6 a
Que leur sinistre foi | dans la Rome papiste ! 6+6 a
Rome, charnier sous l'aigle, | est, sous la croix, bazar. 6+6 b
Quel est le plus hideux | de Pierre ou de César ? 6+6 b
Rome a l'un après l'autre. | Épouvantable liste ! 6+6 a
1030 Ce vampire c'est Jean, | ce spectre c'est Caliste ; 6+6 a
Boniface a des fils | de ses nièces ; Urbain 6+6 b
Fait saigner et mourir | cinq prêtres dans leur bain ; 6+6 b
Borgia dans Gomorrhe | y serait une tache ; 6+6 a
Grégoire tient la torche | et Sixte tient la hache ; 6+6 a
1035 Félix est un désastre | et Simplicius ment ; 6+6 b
Cet Innocent brûlait | les hommes, ce Clément 6+6 b
Les massacrait, ce Pie | est un vendeur du temple ; 6+6 a
Jule est l'épouvantail | comme Christ est l'exemple ; 6+6 a
Toutes les passions | se tenant par la main, 6+6 b
1040 Toute la turpitude | et tout l'orgueil humain 6+6 b
Se donnent rendez-vous | dans la ville éternelle ; 6+6 a
Tout vient là, dol, parjure, | impureté charnelle, 6+6 a
Tous les forfaits connus | et tous les inconnus, 6+6 b
Tous les crimes masqués | et tous les vices nus ; 6+6 b
1045 Rome appelle à son lit | tous ces passants infâmes ; 6+6 a
Rome, l'entremetteuse | et la marchande d'âmes, 6+6 a
Rit, et se prostitue, | une tiare au front ; 6+6 b
Et, tandis que Brutus | tressaille de l'affront 6+6 b
Et que Trajan frémit | sur sa haute colonne, 6+6 a
1050 Eux, ces fous, se livrant | à cette Babylone, 6+6 a
Chantent, et, croyant voir | la céleste Sion, 6+6 b
D'elle ils adorent tout, | fraude, inquisition, 6+6 b
La luxure, l'horreur, | le bûcher, le massacre, 6+6 a
Et les saints qu'elle fait | et les rois qu'elle sacre, 6+6 a
1055 Et, l'extase au cœur, fiers | du joug, captifs, amants, 6+6 b
Ils respirent l'odeur | de ses vomissements ! 6+6 b
Et dire que la terre | est tout entière en proie 6+6 a
Aux affirmations | de ces prêtres sans joie, 6+6 a
Sans pitié, sans bonté, | sans flambeau, sans raison, 6+6 b
1060 Dont l'ombre, l'ombre, l'ombre | et l'ombre est l'horizon ! 6+6 b
III
RIEN
Mais quelqu'un me vient-il | en aide, ô nuit farouche ? 6+6 a
J'écoutais, j'entendis. | Ombre obscure ! Une bouche 6+6 a
Parlait, et dégageait | de la brume en parlant. 6+6 b
— « La croyance est une hydre | et vous ronge le flanc. 6+6 b
1065 Niez tout. O vivants, | l'atome sort, puis rentre. 6+6 a
Pas de ciel, pas d'enfer. | L'ombre éparse. Aucun centre. 6+6 a
Rien n'existe en deçà, | rien n'existe au delà. 6+6 b
Tout meurt. Dormez. »
Ainsi | l'étrange voix parla. 6+6 b
O nuit ! qu'est-ce que c'est | que cet auxiliaire ? 6+6 a
Mais écoutons. La voix | poursuit.
1070 « O fourmilière, 6+6 a
O foule, ô genre humain ! | L'homme flotte, et c'est tout. 6+6 b
Cette apparence d'être | est un moment debout ; 6+6 b
Il palpite le temps | d'être inique, funeste, 6+6 a
Méchant, obscène, aveugle ; | et qu'est-ce qu'il en reste ? 6+6 a
1075 La terre le reprend | et dit : A-t-il été ? 6+6 b
Et la terre elle-même | est-elle ? O cécité ! 6+6 b
Ténèbres ! Vous nommez | ces feux follets des âmes ? 6+6 a
C'est du néant. Passant, | qu'est-ce que tu réclames ? 6+6 a
« Homme, tu n'as à toi | que l'heure où tu te meus, 6+6 b
1080 Triste ou gai, sage ou fou, | dans l'affreux tout brumeux ! 6+6 b
Goutte d'eau, quand la mer | s'ouvre, à quoi bon la lutte ? 6+6 a
Prends ce que ton destin | a de clair, la minute, 6+6 a
Avril quand il sourit, | la fleur quand elle éclôt. 6+6 b
Laisse au gouffre éternel | rouler l'éternel flot. 6+6 b
Vis, meurs.
1085 « Tu veux un Dieu, | toi l'homme, afin d'en être 6+6 a
Si tu veux l'infini, | c'est pour y reparaître. 6+6 a
Quoi ! vivre avant la vie | et vivre après la mort ! 6+6 b
Traverser toute l'ombre | immense avec ton sort ! 6+6 b
Que ce cosmos, couvert | du voile babélique, 6+6 a
1090 De ton moi misérable | à jamais se complique ! 6+6 a
Que tout ce que régit | l'inconcevable loi 6+6 b
Soit nécessairement | un composé de toi ! 6+6 b
Que tu n'en puisses point | être absent ! que tu fasses, 6+6 a
Toujours vivant, le fond | de toutes ces surfaces ! 6+6 a
1095 Que jamais l'être humain, | rayé, clos, aboli, 6+6 b
Ne s'appelle trépas | et ne se nomme oubli ! 6+6 b
Quoi ! ce qu'a reçu l'homme, | il ne doit pas le rendre ! 6+6 a
Il est ; donc il sera ! | Quoi, l'homme, cette cendre 6+6 a
Sur qui le vent de vie | obscurément souffla, 6+6 b
1100 Être quelqu'un ! Quel rêve | absurde fais-tu là ! 6+6 b
Ce monde est-il ? Qui sait ? | N'est-il pas ? C'est possible. 6+6 a
Tout flotte. Le certain | n'est pas dans le visible. 6+6 a
Mais toi, fourmi, ciron, | grain de poussière, avoir 6+6 b
Une place quelconque | en ce grand chaos noir ! 6+6 b
1105 Vain songe du néant | dont ton orgueil est dupe ! 6+6 a
Vas-tu croire qu'un Dieu — | s'il existe — s'occupe 6+6 a
De toi, larve ! et qu'il veille | et médite, agité 6+6 b
Par l'éphémère au fond | dé son éternité ! 6+6 b
« Matière ou pur esprit, | bloc sourd ou dieu sublime, 6+6 a
1110 Le monde, quel qu'il soit, | c'est ce qui dans l'abîme 6+6 a
N'a pas dû commencer | et ne doit pas finir. 6+6 b
Quelle prétention | as-tu d'appartenir 6+6 b
À l'unité suprême | et d'en faire partie, 6+6 a
Toi, fuite ! toi monade | en naissant engloutie, 6+6 a
1115 Qui jettes sur le gouffre | un regard insensé, 6+6 b
Et qui meurs quand le cri | de ta vie est poussé ! 6+6 b
« Ah ! triste Adam, flocon | qui fonds presque avant d'être, 6+6 a
Lugubre humanité, | n'est-ce pas trop de naître ? 6+6 a
N'est-ce pas trop d'avoir | à vivre, en vérité, 6+6 b
1120 O morne genre humain, | bref, rapide, emporté ! 6+6 b
Il ne te suffit pas, | quoique ta fange souffre, 6+6 a
D'apparaître une fois | dans la lueur du gouffre ! 6+6 a
L'homme éternel, voilà | ce que l'homme comprend. 6+6 b
Tu demandes au ciel, | au grand ciel ignorant 6+6 b
1125 Qui t'assourdit de foudre | et t'aveugle d'étoiles, 6+6 a
Quel fil te noue, ô mouche, | à ses énormes toiles, 6+6 a
Comment il tient à l'homme, | et quel est ce lien ? 6+6 b
Tu devrais te sentir | pourtant tellement rien 6+6 b
Qu'avec ce vil néant | que tu nommes ta sphère 6+6 a
1130 Le ciel — en supposant | qu'il soit — n'a rien à faire ! 6+6 a
Tout ce qu'il peut cacher, | couver ou contenir, 6+6 b
Est hors de toi, qui n'as | qu'un soir pour avenir. 6+6 b
O le risible effort | de rattacher ce dôme 6+6 a
De prodige, d'horreur | et d'ombre à ton atome ! 6+6 a
1135 Quel besoin as-tu donc | d'être de l'univers ? 6+6 b
Chair promise au tombeau, | contente-toi des vers ! 6+6 b
« Et d'ailleurs, à quoi bon | avoir un personnage 6+6 a
Dans ce mystérieux | et fatal engrenage ? 6+6 a
À quoi bon être un pli | dans ces flux et reflux 6+6 b
1140 Qui font effort pour être | et déjà ne sont plus ? 6+6 b
À quoi bon être un chiffre | et compter dans la foule 6+6 a
Qui n'est que de l'écume | ajoutée à la houle ? 6+6 a
Regarde : tout est vain, | fuyant, triste, inouï. 6+6 b
Avant d'être apparu, | tout est évanoui. 6+6 b
1145 Ces groupes de soleils, | de globes, de planètes, 6+6 a
Moins funèbres peut-être | ou plus noirs que vous n'êtes ; 6+6 a
Ce zodiaque obscur | qui jamais ne finit 6+6 b
De descendre au nadir, | de monter au zénith ; 6+6 b
Ces Jupiters, ces Mars, | ces Vénus, ces Saturnes, 6+6 a
1150 Qui semblent des édens | ou des bagnes nocturnes, 6+6 a
Et qu'on rêve peuplés | d'anges ou de démons 6+6 b
D'après l'ombre que font | sur leur face les monts ; 6+6 b
Ces visions de cieux | que rougit ou que dore 6+6 a
Tantôt le soir sanglant, | tantôt la fauve aurore ; 6+6 a
1155 Ces lunes dont on voit | l'épouvantable flanc ; 6+6 b
Ces blêmes tourbillons, | ces abîmes roulant 6+6 b
Des apparitions | de mondes dans leurs vagues ; 6+6 a
Cette succession | de créations vagues 6+6 a
Qu'on aperçoit au fond | des gouffres entr'ouverts ; 6+6 b
1160 Cet enchevêtrement | d'astres et d'univers 6+6 b
Dont la série immense | et pâle se dévide 6+6 a
Dans le ciel, dit Platon ; | Pyrrhon dit : dans le vide ; 6+6 a
Spectres qui n'ont entre eux | rien de commun, sinon 6+6 b
Qu'un chaînon traîne et tire | à lui l'autre chaînon ; 6+6 b
1165 Ces constellations | confusément tournées 6+6 a
Par la roue invisible | et sombre des années, 6+6 a
Et qui te feraient peur | si nous pénétrions 6+6 b
Jusqu'aux profonds azurs | de leurs septentrions ; 6+6 b
Ces masques effrayants | d'une vie inconnue 6+6 a
1170 Qu'entrevoit le songeur | au-delà de la nue ; 6+6 a
Ces firmaments qu'on sonde | et dont on n'est pas sûr ; 6+6 b
L'aérolithe, errant | en foule dans l'azur, 6+6 b
Plus nombreux que l'abeille | au sommet de l'Hymète, 6+6 a
Le météore au vol | furieux, la comète 6+6 a
1175 Qui s'évade d'un ciel | comme d'un cabanon, 6+6 b
Tous ces mondes ne sont | que les formes, sans nom 6+6 b
De l'obscurité vaste | et morne des espaces ; 6+6 a
Et que gagneras-tu, | toi, pauvre esprit qui passes, 6+6 a
Quand tu mêleras l'homme, |' et son trouble, et son bruit, 6+6 b
1180 À ces nœuds de fumée | ondoyant dans la nuit ? 6+6 b
« Dieu n'est pas. Nie et dors. | Tu n'es pas responsable. 6+6 a
Ris de l'inaccessible, | étant l'insaisissable. 6+6 a
Sois humble, pas de ciel. | Pas d'enfer, sois content. 6+6 b
Fais ce que tu voudras. | Personne ne t'attend. 6+6 b
J'ai dit. — »
Soit. Plus d'enfer. |
1185 Mais rien après la vie, 6+6 a
Rien avant ; la lueur | des ténèbres suivie ; 6+6 a
Tout ramené pour l'homme | à l'instinct animal ; 6+6 b
Le bien n'ayant pas plus | raison contre le mal 6+6 b
Que le tropique n'a | raison contre le pôle ; 6+6 a
1190 De Sade, triomphant, | raillant Vincent de Paule ; 6+6 a
Tout réduit à l'atome | inerte, inconscient, 6+6 b
Sourd, tantôt tourmenteur | et tantôt patient ; 6+6 b
Tout dans les appétits | et dans les épigastres ; 6+6 a
Par l'aube, par le jour, | par la nuit, par les astres, 6+6 a
1195 Par l'univers, sur l'homme | ouvert et refermé, 6+6 b
Socrate démenti, | Lacenaire affirmé ; 6+6 b
Pour tout dogme : — « Il n'est point | de vertus ni de vices ; 6+6 a
« Sois tigre, si tu peux. | Pourvu que tu jouisses, 6+6 a
« Vis n'importe comment | pour finir n'importe où ; » 6+6 b
1200 Caligula le sage, | Aristide le fou ; 6+6 b
Jésus-Christ et Judas | désagrégés ensemble, 6+6 a
Puis remêlés à l'ombre | éternelle qui tremble, 6+6 a
Sans que l'atome, au fond | de l'être ou tout périt, 6+6 b
Sache s'il fut Judas | ou s'il fut Jésus-Christ ! 6+6 b
1205 Oui, c'est vrai, plus d'enfer, | rêve hideux de Rome, 6+6 a
Plus d'affreux punisseur | rôdant derrière l'homme. 6+6 a
Mais tout nivelant tout ; | je croyais, tu niais, 6+6 b
Qu'importe ! l'honneur sot, | le martyre niais ; 6+6 b
Pas d'âme ; pas de moi | qui survive et qui dure ; 6+6 a
1210 L'infâme égalité | de l'astre et de l'ordure ; 6+6 a
La pourriture, ô deuil ! | reprenant tout Brutus ; 6+6 b
C'est-à-dire pas plus | d'astres que de vertus ; 6+6 b
L'azur roulant, aux plis | de ses ténébreux voiles, 6+6 a
Dans un spectre de ciel | des fantômes d'étoiles ! 6+6 a
1215 Oui, c'est vrai, plus de fourche | au poing de Lucifer, 6+6 b
Plus d'éternel bûcher | flamboyant, plus d'enfer. 6+6 b
Mais l'atome Attila, | fatal, irresponsable, 6+6 a
Comme l'atome feu, | comme l'atome sable, 6+6 a
Innocent, ne pouvant | pas plus être accusé 6+6 b
1220 Pour un peuple aboli, | pour un monde écrasé 6+6 b
Que l'un d'éboulement | et l'autre d'incendie ; 6+6 a
Que Job racle sa plaie | et qu'Homère mendie, 6+6 a
Trimalcion les vaut, | faisant un bon repas ; 6+6 b
Marc-Aurèle ? À quoi bon ? | Tibère ? Pourquoi pas ? 6+6 b
1225 Néron, Trajan, ce n'est | qu'une forme qui flotte ; 6+6 a
Ce que vous nommez czar, | tyran, bourreau, despote, 6+6 a
Mange de l'homme ainsi | que vous mangez du pain ; 6+6 b
Après ? Pour le grand tout, | qui vous permet la faim, 6+6 b
Un grain de blé mûr pèse | autant que Caton libre ; 6+6 a
1230 Tout rentre dans l'immense | et tranquille équilibre 6+6 a
Dès que le pain est mort | et l'homme digéré. 6+6 b
Demain le dévorant | sera le dévoré ; 6+6 b
L'atome qui fut aigle, | éperdu, fuira l'aile 6+6 a
De l'atome qui fut | colombe ou tourterelle ; 6+6 a
1235 Les transformations | du gouffre écraseront, 6+6 b
Roi, ce qui fut ton pied | sous ce qui fut mon front ; 6+6 b
L'agneau devenu loup | teindra de sang sa griffe, 6+6 a
Et ce sera le tour | de Christ d'être Caïphe, 6+6 a
Sans même que ce soit | revanche et châtiment, 6+6 b
1240 Nul n'ayant conscience | en dehors du moment, 6+6 b
Le fil étant rompu | d'un avatar à l'autre. 6+6 a
Qu'appelez-vous faux, vrai, | droit ou devoir ? L'apôtre, 6+6 a
Le bourreau, le héros, | le traître, tout est vain. 6+6 b
Oh ! que rien ne soit plus | bon, grand, sacré, divin ; 6+6 b
1245 Que tout soit le hasard, | l'ébauche, le décombre, 6+6 a
L'éclosion du pou | dans les cheveux de l'ombre ; 6+6 a
Que la création, | ivre d'obscurité, 6+6 b
Soit idiote, et n'ait | à son extrémité 6+6 b
Rien qu'on puisse nommer | amour, raison, justice ; 6+6 a
1250 Qu'après avoir vomi, | lugubre, elle engloutisse ; 6+6 a
Et n'ait pour résultat, | en souffrant, en créant, 6+6 b
Que de donner un peu | de vermine au néant ; 6+6 b
Qu'il ne soit pas prouvé | que cette terre, en somme, 6+6 a
Sent la démangeaison | de la vie et de l'homme ; 6+6 a
1255 Qu'il ne soit nulle part | d'idéal, ni de loi ; 6+6 b
Que tout soit sans réponse | et demande pourquoi ; 6+6 b
Que l'être, en supposant | que l'abîme livide 6+6 a
Ne nous recrache pas | ce mot sinistre et vide, 6+6 a
Se résolve, au milieu | d'un vain frisson qui fuit, 6+6 b
1260 En un fourmillement | aveugle dans la nuit ; 6+6 b
Que le fond noir de tout | rampe, et soit quelque chose 6+6 a
Qui ne sait pas, qui luit | sans jour, qui va sans cause, 6+6 a
Un hideux bloc abstrait, | pas même une prison, 6+6 b
Une espèce de mort | énorme, sans raison 6+6 b
1265 Pour entrer dans la nuit, | pour sortir de la tombe, 6+6 a
Un vague tournoiement | de poussière qui tombe… 6+6 a
Quoi ! lorsqu'on s'est aimé, | pleurs et cris superflus ! 6+6 b
Ne jamais se revoir, | jamais, jamais ! ne plus 6+6 b
Se donner rendez-vous | au delà de la vie ! 6+6 a
1270 Quoi ! la petite tête | éblouie et ravie, 6+6 a
L'enfant qui souriait | et qui s'en est allé, 6+6 b
Mères, c'est de la nuit ! | cela s'est envolé ! 6+6 b
Quoi ! toi que j'aime, toi | qui me fais de l'aurore, 6+6 a
Femme par qui je sens | en moi l'archange éclore, 6+6 a
1275 Quoi ! le néant rira | quand, pâle, je dirai : 6+6 b
— Attends-moi, je te suis, | je viens, être adoré ! 6+6 b
Prépare-moi ma place | en ton lit solitaire ! 6+6 a
Quoi ! le seul lieu qu'on ait | besoin d'aimer sur terre 6+6 a
Et de sentir vivant, | le tombeau, serait mort ! 6+6 b
1280 En présence des cieux, | quoi ! l'espérance a tort ! 6+6 b
Le deuil qui tord mon cœur | en exprime un mensonge ! 6+6 a
Pas d'avenir ! un vide | où l'œil égaré plonge ! 6+6 a
Fosse en la profondeur, | linceul sur la hauteur ! 6+6 b
Pour mouvement la vie | et la mort pour moteur ! 6+6 b
1285 La cécité, tournant | sans but sur elle-même, 6+6 a
Engendre la lumière, | imposture suprême ; 6+6 a
L'être inutilement | s'élève et se détruit ; 6+6 b
Le monde croule au gré | d'une haleine de nuit ; 6+6 b
Le vent est l'enveloppe | obscure de la brume ; 6+6 a
1290 Pour s'éteindre à jamais | un instant on s'allume ; 6+6 a
Tout est l'horrible roue, | et Rien le cabestan !… 6+6 b
Rien !
Oh ! reprends ce Rien, | gouffre, et rends-nous Satan ! 6+6 b
IV
DES VOIX
Et j'entendais des voix | au milieu des nuées ; 6+6 a
Un divin chant d'extase, | un noir bruit de huées 6+6 a
Passait.
UNE VOIX
1295 Le cheval doit | être manichéen. 6+6 b
Arimane lui fait | du mal, Ormus du bien ; 6+6 b
Tout le jour, sous le fouet | il est comme une cible, 6+6 a
Il sent derrière lui | l'affreux maître invisible, 6+6 a
Le démon inconnu | qui l'accable de coups ; 6+6 b
1300 Le soir, il voit un être | empressé, bon et doux, 6+6 b
Qui lui donne à manger | et qui lui donne à boire, 6+6 a
Met de la paille fraîche | en sa litière noire, 6+6 a
Et tâche d'effacer | le mal par le calmant, 6+6 b
Et le rude travail | par le repos clément ; 6+6 b
1305 Quelqu'un le persécute, | hélas ! mais quelqu'un l'aime. 6+6 a
Et le cheval se dit : | « Ils sont deux. » C'est le même. 6+6 a
AUTRE VOIX
L'instant de dénouer | la chimère est venu ; 6+6 b
La vie, inexprimable | effort dans l'inconnu, 6+6 b
Est terminée, erreur, | ou folie, ou bravade ; 6+6 a
1310 Et voici le moment | fatal. L'âme s'évade, 6+6 a
L'homme expire. On a vu | sur son logis tremblant 6+6 b
Planer l'ange Trépas, | l'oiseau noir, l'oiseau blanc, 6+6 b
Corbeau pour les méchants | et pour les bons colombe ; 6+6 a
C'est fini. Maintenant, | que devient dans la tombe 6+6 a
1315 Le corps, ce compagnon | auquel l'âme avait cru ? 6+6 b
Attends un peu de temps. | Cherche. Il a disparu. 6+6 b
Cherche. Il s'est dissipé. | Cherche encor, fouille, creuse, 6+6 a
Et tâte avec la main | sous cette voûte affreuse. 6+6 a
Que trouves-tu ? Regarde. | Est-ce cela ? Oui. Non. 6+6 b
1320 Qu'est-ce ? Cela n'a plus | de forme ni de nom ; 6+6 b
C'est noir comme la nuit | et vain comme la cendre ; 6+6 a
C'est l'homme. Et si tu veux | demain y redescendre, 6+6 a
Tu ne trouveras plus, | dans ce hideux réduit, 6+6 b
Même ce peu de cendre | et ce reste de nuit. 6+6 b
1325 À peine est-il couché, | débris dans les décombres, 6+6 a
Que les mille éléments, | tous ces créanciers sombres, 6+6 a
Qui l'avaient pour un temps | à l'âme concédé, 6+6 b
Redemandent ce corps | par les vers seuls gardé ; 6+6 b
Et chacun — car la vie | a la mort pour domaine — 6+6 a
1330 Prend ce qui lui revient | dans cette argile humaine. 6+6 a
Tout atome, dans l'eau, | dans la terre ou dans l'air, 6+6 b
Est un Shylock qui veut | sa part de cette chair. 6+6 b
O nature sans fond ! | gouffre avare et rapace ! 6+6 a
Partout, en haut, en bas, | dans la nuit, dans l'espace, 6+6 a
1335 Tout réclame à la fois, | tout s'ouvre en même temps, 6+6 b
La pierre, le buisson, | le miasme des étangs, 6+6 b
La poussière, la fleur, | le vent, la flamme ardente ; 6+6 a
Et, dans la profondeur | des ténèbres pendante, 6+6 a
La matière dont l'homme | était formé s'épand, 6+6 b
1340 Et se cache ; et, glissant, | coulant, tombant, rampant, 6+6 b
Se hâte de crouler | dans tous ces précipices. 6+6 a
Et, soit qu'elle ait là-haut | trouvé les cieux propices, 6+6 a
Grâce au bien qu'elle a fait, | au beau qu'elle a pensé, 6+6 b
Soit qu'ayant mal vécu, | traînant un vil passé, 6+6 b
1345 Elle ait vu se fermer | devant elle l'aurore, 6+6 a
L'âme, envolée au fond | de la mort sombre, ignore 6+6 a
Cette fuite rapide | et sinistre du corps. 6+6 b
AUTRE VOIX
J'entends les vivants rire ; | ils deviendront les morts. 6+6 b
AUTRE VOIX
Alors que feront-ils ? |
AUTRE VOIX
Rien.
AUTRE VOIX
Tout.
AUTRE VOIX
Passez, nuages. 6+6 a
AUTRE VOIX
Tous vos azurs sont faux. |
AUTRE VOIX
1350 Moins faux que vos orages. 6+6 a
AUTRE VOIX
Oui, je te le redis, | homme, malheur à toi 6+6 b
Si dans quelque docteur | ton ignorance a foi ! 6+6 b
Malheur à ton esprit | s'il dit comme tant d'autres : 6+6 a
— Je questionnerai | les savants, ces apôtres, 6+6 a
1355 Et j'interrogerai | les penseurs, ces devins ; 6+6 b
J'irai, j'approcherai | les instructeurs divins, 6+6 b
Les poëtes dont l'aube | éclaire les visages, 6+6 a
Les hommes lumineux | du mystère, les sages, 6+6 a
Ces colonnes d'azur | du temple de la nuit ! 6+6 b
1360 Sache que nul n'enseigne | et que nul ne conduit ; 6+6 b
Nul n'est colonne et rien | n'est temple ; sache encore 6+6 a
Qu'Antisthène, Amphion, | Pindare, Stésichore, 6+6 a
Terpandre et Callimaque | ont des ailes de plomb ; 6+6 b
Qu'Arouet, Kant, Hegel | n'en savent pas plus long ; 6+6 b
1365 Et que le sphinx qui dit | la parole certaine 6+6 a
N'est pas plus dans Ferney | qu'il n'était dans Athène. 6+6 a
De tout temps les rêveurs | ont fait dans le ciel bleu 6+6 b
Des fouilles du côté | de ce qu'ils nomment Dieu ; 6+6 b
Ils ont le doute au cœur | ou la prière aux lèvres ; 6+6 a
1370 Ils ont construit, détruit, | et, pour calmer leurs fièvres, 6+6 a
Tristes, ont appuyé | leur tête au marbre froid. 6+6 b
Homme, tout ce que l'homme | enseigne, pense, croit, 6+6 b
Tout ce qu'il grave, écrit, | constate, affirme, sculpte, 6+6 a
De science publique | ou de doctrine occulte, 6+6 a
1375 Sur le papier, le bois, | l'airain, sur les frontons 6+6 b
Des grands temples obscurs | pleins d'âmes à tâtons ; 6+6 b
Balaam sur l'Euphrate, | Apulée à Madaure, 6+6 a
Tout ce qu'on imagine | et tout ce qu'on adore, 6+6 a
Figulus enseignant | Cicéron, Érechto 6+6 b
1380 Dont Pompée à genoux | lève le noir manteau, 6+6 b
Les prêtres, les rhéteurs | drapés dans leurs chlamydes, 6+6 a
Les bibles, les talmuds | sacrés, les pyramides, 6+6 a
Le difforme alphabet | de pierre du galgal, 6+6 b
Les cylindres de Tyr, | les runes de Fingal, 6+6 b
1385 Les papyrus de Thèbe | et d'Endor, qu'on adopte 6+6 a
Le texte égyptien | ou la version copte, 6+6 a
Vos sages admirés, | Épicure, Thalès, 6+6 b
Diogène, Apulée, | Érasme, Rabelais, 6+6 b
Platon, que l'idéal | laisse boire à son urne, 6+6 a
1390 Kant, Leibnitz, tout cela | n'est qu'un souffle nocturne. 6+6 a
Si tu le veux, fais-toi | de l'audace un devoir ; 6+6 b
Propose-toi ce but | redoutable : savoir, 6+6 b
Cette façon splendide | et suprême de naître. 6+6 a
Entre dans le nuage | insondable ; pénètre 6+6 a
1395 Dans l'horreur des Horebs, | des Brockens, des Thabors ; 6+6 b
Va ! mais commence, avant | d'en tenter les abords, 6+6 b
Par laisser de côté | la sagesse des hommes. 6+6 a
Le peu que nous savons | tient au peu que nous sommes ; 6+6 a
Écoute. L'homme à peine, | avec ou sans appuis, 6+6 b
1400 A creusé l'inconnu | qu'il a comblé son puits ; 6+6 b
Alors il cherche, alors | il rencontre, il dévie, 6+6 a
Se croit mage, ou se fait | prêtre.
Passe ta vie 6+6 a
À labourer l'écume | et l'onde, n'arrivant 6+6 b
Que pour partir, parmi | le tumulte et le vent ; 6+6 b
1405 Habite Terre-Neuve, | ou Zante, ou Tombelaine ; 6+6 a
Sois pêcheur de hareng, | sois pêcheur de baleine ; 6+6 a
Emplis ton brick solide | ou ta barque sans ponts 6+6 b
De traînes, de filets, | de dragues, de harpons ; 6+6 b
Affronte des écueils | les sinistres statures ; 6+6 a
1410 Sois forban ; sois coureur | de flots et d'aventures ; 6+6 a
Quand même tu vivrais | dix ans, vingt ans, cent ans, 6+6 b
Ayant sous toi le gouffre | et sur toi les autans, 6+6 b
Lutteur du risque, et roi | d'une planche qui flotte, 6+6 a
Fusses-tu le plus vieux | et le plus noir pilote, 6+6 a
1415 Jason sur le dromon, | Fulton sur le steamer, 6+6 b
Tu ne connaîtras pas | la formidable mer. 6+6 b
Ces choses sans limite | où flottent des fumées 6+6 a
Résistant, et toujours | béantes, sont fermées ; 6+6 a
Le chercheur, tâtonnant | dans ce fatal milieu, 6+6 b
1420 Quand il serait Platon, | ne connaîtra pas Dieu. 6+6 b
AUTRE VOIX
Prenez garde. Observez | l'obscure parallèle. 6+6 a
Le pas s'appuie au pas, | l'aile s'appuie à l'aile. 6+6 a
Quoiqu'on retrouve au fond | de tout culte la nuit 6+6 b
De l'homme, par qui Dieu | trop souvent est construit, 6+6 b
1425 Quoiqu'un dogme, ô penseur, | ne soit qu'une masure 6+6 a
En attendant la vie | et la vérité pure, 6+6 a
Quoique l'humanité | doive porter en soi 6+6 b
La sagesse sereine | et non l'aveugle foi, 6+6 b
Quoiqu'une bible, livre | à deux sens, atrophie 6+6 a
1430 Et blesse trop souvent | l'âme qu'on lui confie, 6+6 a
Quoique, presque toujours, | effarant les esprits, 6+6 b
La religion soit | une chauve-souris 6+6 b
Faite de vie et d'ombre, | et dont l'aile a pour griffes 6+6 a
Les prêtres, les docteurs, | les bonzes, les pontifes, 6+6 a
1435 Il faut que l'homme croie | à quelque chose ; il faut 6+6 b
Qu'à côté de la chair | qui le gouverne trop, 6+6 b
Le mystère lui parle | et l'exhorte, et l'élève 6+6 a
Du sommeil où l'on dort | au sommeil où l'on rêve. 6+6 a
Ah ! l'être infortuné | qui ne croit pas est nu 6+6 b
1440 Sous le ciel redoutable | et lourd, sous l'inconnu ! 6+6 b
O vivants ! il vous faut | des prêtres, quels qu'il soient. 6+6 a
À travers les plus noirs | les vérités flamboient ; 6+6 a
Il tombe encore un peu | de jour sur vos chevets, 6+6 b
Même des plus abjects, | même des plus mauvais ; 6+6 b
1445 Mais pour verser plus tard | sur l'humanité mûre 6+6 a
La parole d'amour | que l'avenir murmure, 6+6 a
Le ciel, au-dessus d'eux, | sur d'éclatants degrés 6+6 b
Met les voyants directs, | les sages inspirés. 6+6 b
Car l'homme fait le prêtre | et Dieu seul fait le mage. 6+6 a
1450 Je préfère, ô songeur, | le wigwam du sauvage 6+6 a
Où l'homme attend la femme, | où du moins on est deux, 6+6 b
Au manitou qui fait, | au fond des bois hideux, 6+6 b
Joindre les mains au nègre | et les pattes au singe ; 6+6 a
Au wigwam le cromlech, | au cromlech la syringe ; 6+6 a
1455 Aux syringes du Nil | le sombre temple hébreu ; 6+6 b
Au temple, la mosquée | avec son dôme bleu 6+6 b
Et son minaret blanc | dans la tiède atmosphère ; 6+6 a
Et comme il faut monter | sans cesse, je préfère 6+6 a
L'église à la mosquée, | à l'église l'azur. 6+6 b
1460 L'homme, être mixte au front | sublime, au pied impur, 6+6 b
Va toujours refaisant | et transformant ses arches ; 6+6 a
Chaque âge avance ; on voit, | sur chacune des marches 6+6 a
Du sombre esprit humain | montant dans l'ombre à Dieu, 6+6 b
Un temple où de l'amour | grandit le chaste feu ; 6+6 b
1465 Passant d'un ciel plus noir | dans un air plus salubre, 6+6 a
De moins en moins cruel, | de moins en moins lugubre ; 6+6 a
Chaque temple nouveau, | grec, juif, égyptien, 6+6 b
À sa base au niveau | du faîte de l'ancien ; 6+6 b
Sur celui qui s'élève | un autre monte encore ; 6+6 a
1470 Et le plus haut fronton | se dissout dans l'aurore. 6+6 a
AUTRE VOIX
O rêves ! vision | des vagues paradis ! 6+6 b
Crois-tu que l'inconnu | soit quelque chose, dis, 6+6 b
Dont ton cerveau chétif | puisse se faire idée ? 6+6 a
Créature par l'être | absolu débordée, 6+6 a
1475 Homme étonné d'un grain | germant dans le sillon, 6+6 b
Ébloui d'une pourpre | au dos d'un papillon, 6+6 b
Tremblant d'un choc d'écume | ou d'un râle d'orfraie, 6+6 a
Déjà ce que tu vois | te dépasse et t'effraie, 6+6 a
Pourrais-tu supporter | ce que tu ne vois point ? 6+6 b
1480 Le gouffre où le réel | aux chimères se joint, 6+6 b
L'aspect de l'insondable | et de l'inaccessible, 6+6 a
Le côté ténébreux | de l'univers terrible, 6+6 a
Flottant dans l'infini, | dans la brume perdu, 6+6 b
Et dans on ne sait quoi | d'horrible et d'éperdu ? 6+6 b
1485 Serais-tu comme Jean, | l'homme hagard, capable 6+6 a
De regarder l'obscur, | de tâter l'impalpable ? 6+6 a
Pourrais-tu contempler | avec tes yeux de chair 6+6 b
Les apparitions | du rêve et de l'éclair, 6+6 b
Les éclipses, les blocs, | les profondeurs, les rides, 6+6 a
1490 Les agitations | des surfaces livides, 6+6 a
La stagnation morte | et malsaine des eaux, 6+6 b
Les glissements des vers | monstrueux du chaos, 6+6 b
Les larves se montrant | à demi, les sorties . 6+6 a
De têtes par la vase | affreuse appesanties. 6+6 a
1495 Les fléaux s'accouplant | parmi les éléments, 6+6 b
L'horreur des suintements | et des fourmillements, 6+6 b
Et les êtres sans nom, | et les formes immondes, 6+6 a
Et les vagues tumeurs | du cloaque des mondes ? 6+6 a
Te représentes-tu | l'indicible stupeur 6+6 b
1500 De ce qui s'entrevoit | dans l'ombre, et se fait peur ; 6+6 b
Ici la marche lourde, | ailleurs la fuite prompte ; 6+6 a
Le double effroi d'en haut, | d'en bas, qui se confronte ; 6+6 a
Le vent fauve traînant | le nuage en haillon ; 6+6 b
Le météore ayant | horreur du tourbillon ? 6+6 b
1505 Connais-tu les deux nuits : | la morte et la vivante ; 6+6 a
La vivante, engendrant | le monstre, l'épouvante, 6+6 a
L'hydre, les dévorant | sans fin et les créant ; 6+6 b
La morte, c'est-à-dire | un vide, le néant, 6+6 b
Une ouverture aveugle | et par l'effroi formée, 6+6 a
1510 De l'ombre qui n'est plus | même de la fumée, 6+6 a
Le silence hideux | et funèbre de Rien ? 6+6 b
AUTRE VOIX
Quand on sent se mouvoir | l'universel lien 6+6 b
Qui joint le plus petit | des atomes à l'être 6+6 a
Le plus démesuré | que le gouffre ait vu naître, 6+6 a
1515 Et qui fait, dans l'abîme | où rien n'est endormi, 6+6 b
Tressaillir Sirius | au poids d'une fourmi, 6+6 b
Quand les germes confus | dans les ombres profondes 6+6 a
S'agitent, détruisant | et produisant des mondes, 6+6 a
Mêlés aux voix, aux sons, | aux chants, aux cris, aux pas, 6+6 b
1520 Faisant et défaisant, | et ne le sachant pas, 6+6 b
Quand l'azur semble ému, | bien au delà des nues, 6+6 a
Par une éclosion | d'étoiles inconnues, 6+6 a
Lorsqu'en soi, stupéfait, | on sent et l'on comprend 6+6 b
Quelque chose de fort | fait par quelqu'un de grand, 6+6 b
1525 Quand l'eau fuit, quand le sol | tremble, quand l'air murmure, 6+6 a
Quand de la forêt sombre | il sort un bruit d'armure, 6+6 a
Quand l'oiseau sur son nid, | dans les bois frémissants, 6+6 b
Chante un chant dont lui-même | il ignore le sens, 6+6 b
L'immensité du fait | prodigieux dépasse 6+6 a
1530 L'ombre, le jour, les yeux, | les chocs, le temps, l'espace, 6+6 a
Elle est telle, et le point | de départ est si loin 6+6 b
Que, tous étant agents, | personne n'est témoin. 6+6 b
AUTRE VOIX
Querelles ! bruits ! rumeurs ! | cris ! morsures ! piqûres ! 6+6 a
O passages du vent | dans les branches obscures ! 6+6 a
AUTRE VOIX
1535 Dante écrit deux vers, puis | il sort ; et les deux vers 6+6 b
Se parlent. Le premier | dit : — Les cieux sont ouverts ! 6+6 b
Cieux ! Je suis immortel. | — Moi, je suis périssable, 6+6 a
Dit l'autre. — Je suis l'astre. | — Et moi le grain de sable. 6+6 a
— Quoi ! tu doutes étant | fils d'un enfant du ciel ! 6+6 b
1540 — Je me sens mort. — Et moi, | je me sens éternel. 6+6 b
Quelqu'un rentre et relit | ces vers, Dante lui-même ; 6+6 a
Il garde le premier | et barre le deuxième. 6+6 a
La rature est la haute | et fatale cloison. 6+6 b
L'un meurt, et l'autre vit. | Tous deux avaient raison. 6+6 b
V
CONCLUSION
1545 As-tu vu méditer | les ascètes terribles ? 6+6 a
Ils ont tout rejeté, | talmuds, korans et bibles. 6+6 a
Ils n'acceptent aucun | des védas, comprenant 6+6 b
Que le vrai livre s'ouvre | au fond du ciel tonnant, 6+6 b
Et que c'est dans l'azur | plein d'astres que flamboie 6+6 a
1550 Le texte éblouissant | d'épouvante ou de joie. 6+6 a
Contemplant ce qui n'a | ni bord, ni temps, ni lieu, 6+6 b
Absorbés dans la vue | effrayante de Dieu, 6+6 b
Farouches, ils sont là, | chacun seul dans l'espèce 6+6 a
D'horreur qu'il a choisie | au bord de l'ombre épaisse, 6+6 a
1555 Faisant vers l'inconnu | toujours le même effort, 6+6 b
L'un dans un vieux tombeau | dont il semble le mort, 6+6 b
L'autre, sinistre, assis | dans un trou du tonnerre 6+6 a
Au tronc prodigieux | d'un cèdre centenaire, 6+6 a
L'autre livide et nu | dans un creux de rocher, 6+6 b
1560 Muets, affreux, laissant | les bêtes s'approcher, 6+6 b
Pas plus importunés | sous leur fauve auréole 6+6 a
D'un tigre qui rugit | que d'un oiseau qui vole, 6+6 a
Le désert les a vus | à jamais s'accroupir. 6+6 b
Jamais un mouvement | et jamais un soupir. 6+6 b
1565 Ont-ils faim ? ont-ils soif ? | Quand luit l'aube embrasée, 6+6 a
Ils ouvrent vaguement | leur bouche à la rosée, 6+6 a
Et la rouvrent parfois | quand vient le soir hagard. 6+6 b
Si la pensée était | saisissable au regard, 6+6 b
On verrait le néant, | l'éternité, le monde, 6+6 a
1570 L'énigme plus lugubre | encor quand on la sonde, 6+6 a
Tomber de leurs fronts noirs | comme l'ombre des ifs ; 6+6 b
Ils songent, ni vivants, | ni morts, spectres pensifs, 6+6 b
Entre la mort trompée | et la vie impossible ; 6+6 a
L'été passe ; l'hiver | vide sur eux son crible ; 6+6 a
1575 Ils ne regardent rien | que l'obscur firmament, 6+6 b
Et dans des profondeurs | d'anéantissement 6+6 b
Ces êtres, abrutis | par l'idéal, s'abîment. 6+6 a
Nul ne sait quels courants | d'infini les raniment 6+6 a
À mesure que l'homme | en eux s'évanouit. 6+6 b
1580 L'ouragan monstrueux | leur parle dans la nuit 6+6 b
Comme le célébrant | parle au catéchumène, 6+6 a
Et ces hideux esprits | perdent la forme humaine. 6+6 a
L'aigle leur dit un mot | à l'oreille en passant ; 6+6 b
Ils font signe parfois | à l'éclair qui descend ; 6+6 b
1585 Ils rêvent, fixes, noirs, | guettant l'inaccessible, 6+6 a
L'œil plein de la lueur | de l'étoile invisible. 6+6 a
Invisible ! Ai-je dit | invisible ? Pourquoi ? 6+6 b
Il est ! Mais nul cri d'homme | ou d'ange, nul effroi, 6+6 b
Nul amour, nulle bouche, | humble, tendre ou superbe, 6+6 a
1590 Ne peut balbutier | distinctement ce verbe ! 6+6 a
Il est ! il est ! il est ! | il est éperdument ! 6+6 b
Tout, les feux, les clartés, | les cieux, l'immense aimant, 6+6 b
Les jours, les nuits, tout est | le chiffre ; il est la somme. 6+6 a
Plénitude pour lui, | c'est l'infini pour l'homme. 6+6 a
1595 Faire un dogme, et l'y mettre ! | ô rêve ! inventer Dieu ! 6+6 b
Il est ! Contentez-vous | du monde, cet aveu ! 6+6 b
Quoi ! des religions, | c'est ce que tu veux faire, 6+6 a
Toi, l'homme ! ouvrir les yeux | suffit ; je le préfère. 6+6 a
Contente-toi de croire | en Lui ; contente-toi 6+6 b
1600 De l'espérance avec | sa grande aile, la foi ; 6+6 b
Contente-toi de boire, | altéré, ce dictame ; 6+6 a
Contente-toi de dire : |Il est, puisque la femme 6+6 a
Berce l'enfant avec | un chant mystérieux ; 6+6 b
Il est, puisque l'esprit | frissonne curieux ; 6+6 b
1605 Il est, puisque je vais | le front haut ; puisqu'un maître 6+6 a
Qui n'est pas lui, m'indigne, | et n'a pas le droit d'être ; 6+6 a
IÎ est, puisque César | tremble devant Patmos ; 6+6 b
Il est, puisque c'est lui | que je sens sous ces mots : 6+6 b
Idéal, Absolu, | Devoir, Raison, Science ; 6+6 a
1610 Il est, puisqu'à ma faute | il faut sa patience, 6+6 a
Puisque l'âme me sert | quand l'appétit me nuit, 6+6 b
Puisqu'il faut un grand jour | sur ma profonde nuit ! 6+6 b
La pensée en montant | vers lui devient géante. 6+6 a
Homme, contente-toi | de cette soif béante ; 6+6 a
1615 Mais ne dirige pas | vers Dieu ta faculté 6+6 b
D'inventer de la peur | et de l'iniquité, 6+6 b
Tes catéchismes fous, | tes korans, tes grammaires, 6+6 a
Et ton outil sinistre | à forger des chimères. 6+6 a
Vis, et fais ta journée ; | aime et fais ton sommeil. 6+6 b
1620 Vois au-dessus de toi | le firmament vermeil ; 6+6 b
Regarde en toi ce ciel | profond qu'on nomme l'âme ; 6+6 a
Dans ce gouffre, au zénith, | resplendit une flamme. 6+6 a
Un centre de lumière | inaccessible est là. 6+6 b
Hors de toi comme en toi | cela brille et brilla ; 6+6 b
1625 C'est là-bas, tout au fond, | en haut du précipice. 6+6 a
Cette clarté toujours | jeune, toujours propice, 6+6 a
Jamais ne s'interrompt | et ne pâlit jamais ; 6+6 b
Elle sort des noirceurs, | elle éclate aux sommets ; 6+6 b
La haine est de la nuit, | l'ombre est de la colère ! 6+6 a
1630 Elle fait cette chose | inouïe, elle éclaire. 6+6 a
Tu ne l'éteindrais pas | si tu la blasphémais ; 6+6 b
Elle inspirait Orphée, | elle échauffait Hermès ; 6+6 b
Elle est le formidable | et tranquille prodige ; 6+6 a
L'oiseau l'a dans son nid, | l'arbre l'a dans sa tige ; 6+6 a
1635 Tout la possède, et rien | ne pourrait la saisir ; 6+6 b
Elle s'offre immobile | à l'éternel désir, 6+6 b
Et toujours se refuse | et sans cesse se donne ; 6+6 a
C'est l'évidence énorme | et simple qui pardonne ; 6+6 a
C'est l'inondation | des rayons, s'épanchant 6+6 b
1640 En astres dans un ciel, | en roses dans un champ ; 6+6 b
C'est, ici, là, partout, | en haut, en bas, sans trêve, 6+6 a
Hier, aujourd'hui, demain, | sur le fait, sur le rêve, 6+6 a
Sur le fourmillement | des lueurs et des voix, 6+6 b
Sur tous les horizons | de l'abîme à la fois, 6+6 b
1645 Sur le firmament bleu, | sur l'ombre inassouvie, 6+6 a
Sur l'être, le déluge | immense de la vie ! 6+6 a
C'est l'éblouissement | auquel le regard croit. 6+6 b
De ce flamboiement naît | le vrai, le bien, le droit ; 6+6 b
Il luit mystérieux | dans un tourbillon d'astres ; 6+6 a
1650 Les brumes, les noirceurs, | les fléaux, les désastres 6+6 a
Fondent à sa chaleur | démesurée, en tout 6+6 b
En sève, en joie, en gloire, | en amour, se dissout ; 6+6 b
S'il est des cœurs puissants, | s'il est des âmes fermes, 6+6 a
Cela vient du torrent | des souffles et des germes 6+6 a
1655 Qui tombe à flots, jaillit, | coule, et, de toutes parts, 6+6 b
Sort de ce feu vivant | sur nos têtes épars. 6+6 b
Il est ! il est ! Regarde, | âme. Il a son solstice, 6+6 a
La Conscience ; il a | son axe, la Justice ; 6+6 a
Il a son équinoxe, | et c'est l'Égalité ; 6+6 b
1660 Il a sa vaste aurore, | et c'est la Liberté. 6+6 b
Son rayon dore en nous | ce que l'âme imagine. 6+6 a
Il est ! il est ! il est ! | sans fin, sans origine, 6+6 a
Sans éclipse, sans nuit, | sans repos, sans sommeil. 6+6 b
Renonce, ver de terre, | à créer le soleil. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
logo du CRISCO logo de l'université