Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HUG_2/HUG533
Victor HUGO
LES CONTEMPLATIONS
tome II
AUJOURD'HUI
1845-1855
LIVRE CINQUIÈME
EN MARCHE
XXVI
Les Malheureux
À mes enfants
Puisque déjà l'épreuve | aux luttes vous convie, 6+6 a
O mes enfants ! parlons | un peu de cette vie. 6+6 a
Je me souviens qu'un jour, | marchant dans un bois noir 6+6 b
Où des ravins creusaient | un farouche entonnoir, 6+6 b
5 Dans un de ces endroits | où sous l'herbe et la ronce 6+6 a
Le chemin disparaît | et le ruisseau s'enfonce, 6+6 a
Je vis, parmi les grès, | les houx, les sauvageons, 6+6 b
Fumer un toit bâti | de chaumes et de joncs. 6+6 b
La fumée avait peine | à monter dans les branches ; 6+6 a
10 Les fenêtres étaient | les crevasses des planches ; 6+6 a
On eût dit que les rocs | cachaient avec ennui 6+6 b
Ce logis tremblant, triste, | humble ; et que c'était lui 6+6 b
Que les petits oiseaux, | sous le hêtre et l'érable, 6+6 a
Plaignaient, tant il était | chétif et misérable ! 6+6 a
15 Pensif, dans les buissons | j'en cherchais le sentier. 6+6 b
Comme je regardais | ce chaume, un muletier 6+6 b
Passa, chantant, fouettant | quelques bêtes de somme. 6+6 a
« Qui donc demeure là ? | » demandai-je à cet homme. 6+6 a
L'homme, tout en chantant, | me dit : « Un malheureux. » 6+6 b
20 J'allai vers la masure | au fond du ravin creux ; 6+6 b
Un arbre, de sa branche | où brillait une goutte, 6+6 a
Sembla se faire un doigt | pour m'en montrer la route, 6+6 a
Et le vent m'en ouvrit | la porte ; et j'y trouvai 6+6 b
Un vieux, vêtu de bure, | assis sur un pavé. 6+6 b
25 Ce vieillard, près d'un âtre | où séchaient quelques toiles, 6+6 a
Dans ce bouge aux passants | ouvert, comme aux étoiles, 6+6 a
Vivait, seul jour et nuit, | sans clôture, sans chien, 6+6 b
Sans clef ; la pauvreté | garde ceux qui n'ont rien. 6+6 b
J'entrai ; le vieux soupait | d'un peu d'eau, d'une pomme ; 6+6 a
30 Sans pain ; et je me mis | à plaindre ce pauvre homme. 6+6 a
— Comment pouvait-il vivre | ainsi ? Qu'il était dur 6+6 b
De n'avoir même pas | un volet à son mur ; 6+6 b
L'hiver doit être affreux | dans ce lieu solitaire ; 6+6 a
Et pas même un grabat ! | il couchait donc à terre ? 6+6 a
35 Là ! sur ce tas de paille, | et dans ce coin étroit ! 6+6 b
Vous devez être mal, | vous devez avoir froid, 6+6 b
Bon père, et c'est un sort | bien triste que le vôtre ! 6+6 a
« — Fils », dit-il doucement, | »allez en plaindre un autre. 6+6 a
« Je suis dans ces grands bois | et sous le ciel vermeil, 6+6 b
40 « Et je n'ai pas de lit, | fils, mais j'ai le sommeil. 6+6 b
« Quand l'aube luit pour moi, | quand je regarde vivre 6+6 a
« Toute cette forêt | dont la senteur m'enivre, 6+6 a
« Ces sources et ces fleurs, | je n'ai pas de raison 6+6 b
« De me plaindre, je suis | le fils de la maison. 6+6 b
45 « Je n'ai point fait de mal. | Calme, avec l'indigence 6+6 a
« Et les haillons, je vis | en bonne intelligence, 6+6 a
« Et je fais bon ménage | avec Dieu mon voisin. 6+6 b
« Je le sens près de moi | dans le nid, dans l'essaim, 6+6 b
« Dans les arbres profonds | où parle une voix douce, 6+6 a
50 « Dans l'azur où la vie | à chaque instant nous pousse, 6+6 a
« Et dans cette ombre vaste | et sainte où je suis né. 6+6 b
« Je ne demande à Dieu | rien de trop, car je n'ai 6+6 b
« Pas grande ambition, | et, pourvu que j'atteigne 6+6 a
« Jusqu'à la branche où pend | la mûre ou la châtaigne, 6+6 a
55 « Il est content de moi, | je suis content de lui. 6+6 b
« Je suis heureux. »
*
J'étais | jadis, comme aujourd'hui, 6+6 b
Le passant qui regarde | en bas, l'homme des songes. 6+6 a
Mes enfants, à travers | les brumes, les mensonges, 6+6 a
Les lueurs des tombeaux, | les spectres des chevets, 6+6 b
60 Les apparences d'ombre | et de clarté, je vais 6+6 b
Méditant, et toujours | un instinct me ramène 6+6 a
À connaître le fond | de la souffrance humaine. 6+6 a
L'abîme des douleurs | m'attire. D'autres sont 6+6 b
Les sondeurs frémissants | de l'océan profond ; 6+6 b
65 Ils fouillent ; vent des cieux, | l'onde que tu balaies ; 6+6 a
Ils plongent dans les mers ; | je plonge dans les plaies. 6+6 a
Leur gouffre est effrayant, | mais pas plus que le mien. 6+6 b
Je descends plus bas qu'eux, | ne leur enviant rien, 6+6 b
Sachant qu'à tout chercheur | Dieu garde une largesse, 6+6 a
70 Content s'ils ont la perle | et si j'ai la sagesse. 6+6 a
Or, il semble, à qui voit | tout ce gouffre en rêvant, 6+6 b
Que les justes, parmi | la nuée et le vent, 6+6 b
Sont un vol frissonnant | d'aigles et de colombes. 6+6 a
*
J'ai souvent, à genoux | que je suis sur les tombes, 6+6 a
75 La grande vision | du sort ; et par moment 6+6 b
Le destin m'apparaît, | ainsi qu'un firmament 6+6 b
Où l'on verrait, au lieu | des étoiles, des âmes. 6+6 a
Tout ce qu'on nomme angoisse, | adversité, les flammes, 6+6 a
Les brasiers, les billots, | bien souvent tout cela 6+6 b
80 Dans mon noir crépuscule, | enfants, étincela. 6+6 b
J'ai vu, dans cette obscure | et morne transparence, 6+6 a
Passer l'homme de Rome | et l'homme de Florence, 6+6 a
Caton au manteau blanc, | et Dante au fier sourcil, 6+6 b
L'un ayant le poignard | au flanc, l'autre l'exil ; 6+6 b
85 Caton était joyeux | et Dante était tranquille. 6+6 a
J'ai vu Jeanne au poteau | qu'on brûlait dans la ville, 6+6 a
Et j'ai dit : Jeanne d'Arc, | ton noir bûcher fumant 6+6 b
À moins de flamboiement | que de rayonnement. 6+6 b
J'ai vu Campanella | songer dans la torture, 6+6 a
90 Et faire à sa pensée | une âpre nourriture 6+6 a
Des chevalets, des crocs, | des pinces, des réchauds, 6+6 b
Et de l'horreur qui flotte | au plafond des cachots. 6+6 b
J'ai vu Thomas Morus, | Lavoisier, Loiserolle, 6+6 a
Jane Grey, bouche ouverte | ainsi qu'une corolle, 6+6 a
95 Toi, Charlotte Corday, | vous, madame Roland, 6+6 b
Camille Desmoulins, | saignant et contemplant, 6+6 b
Robespierre à l'œil froid, | Danton aux cris superbes ; 6+6 a
J'ai vu Jean qui parlait | au désert, Malesherbes, 6+6 a
Egmont, André Chénier, | rêveur des purs sommets ; 6+6 b
100 Et mes yeux resteront | éblouis à jamais 6+6 b
Du sourire serein | de ces têtes coupées. 6+6 a
Coligny, sous l'éclair | farouche des épées, 6+6 a
Resplendissait devant | mon regard éperdu. 6+6 b
Livide et radieux, | Socrate m'a tendu 6+6 b
105 Sa coupe en me disant : | — As-tu soif ? bois la vie. 6+6 a
Huss, me voyant pleurer, | m'a dit : — Est-ce d'envie ? 6+6 a
Et Thraséas, s'ouvrant | les veines dans son bain, 6+6 b
Chantait : — Rome est le fruit | du vieux rameau sabin ; 6+6 b
Le soleil est le fruit | de ces branches funèbres 6+6 a
110 Que la nuit sur nous croise | et qu'on nomme ténèbres, 6+6 a
Et la joie est le fruit | du grand arbre douleur. — 6+6 b
Colomb, l'envahisseur | des vagues, l'oiseleur 6+6 b
Du sombre aigle Amérique, | et l'homme que Dieu mène, 6+6 a
Celui qui donne un monde | et reçoit une chaîne, 6+6 a
115 Colomb aux fers criait : | — Tout est bien. En avant ! 6+6 b
Saint-Just sanglant m'a dit : | — Je suis libre et vivant. 6+6 b
Phocion m'a jeté, | mourant, cette parole : 6+6 a
— Je crois, et je rends grâce | aux Dieux ! — Savonarole, 6+6 a
Comme je m'approchais | du brasier d'où sa main 6+6 b
120 Sortait, brûlée et noire | et montrant le chemin, 6+6 b
M'a dit, en faisant signe | aux flammes de se taire : 6+6 a
— Ne crains pas de mourir. | Qu'est-ce que cette terre ? 6+6 a
Est-ce ton corps qui fait | ta joie et qui t'est cher ? 6+6 b
La véritable vie | est où n'est plus la chair. 6+6 b
125 Ne crains pas de mourir. | Créature plaintive, 6+6 a
Ne sens-tu pas en toi | comme une aile captive ? 6+6 a
Sous ton crâne, caveau | muré, ne sens-tu pas 6+6 b
Comme un ange enfermé | qui sanglote tout bas ? 6+6 b
Qui meurt, grandit. Le corps, | époux impur de l'âme, 6+6 a
130 Plein des vils appétits | d'où naît le vice infâme, 6+6 a
Pesant, fétide, abject, | malade à tous moments, 6+6 b
Branlant sur sa charpente | affreuse d'ossements, 6+6 b
Gonflé d'humeurs, couvert | d'une peau qui se ride, 6+6 a
Souffrant le froid, le chaud, | la faim, la soif aride, 6+6 a
135 Traîne un ventre hideux, | s'assouvit, mange et dort. 6+6 b
Mais il vieillit enfin, | et, lorsque vient la mort, 6+6 b
L'âme, vers la lumière | éclatante et dorée, 6+6 a
S'envole, de ce monstre | horrible délivrée. — 6+6 a
Une nuit que j'avais, | devant mes yeux obscurs, 6+6 b
140 Un fantôme de ville | et des spectres de murs, 6+6 b
J'ai, comme au fond d'un rêve | où rien n'a plus de forme, 6+6 a
Entendu, près des tours | d'un temple au dôme énorme, 6+6 a
Une voix qui sortait | de dessous un monceau 6+6 b
De blocs noirs d'où le sang | coulait en long ruisseau ; 6+6 b
145 Cette voix murmurait | des chants et des prières. 6+6 a
C'était le lapidé | qui bénissait les pierres ; 6+6 a
Étienne le martyr, | qui disait : — O mon front, 6+6 b
Rayonne ! Désormais | les hommes s'aimeront ; 6+6 b
Jésus règne. O mon Dieu, | récompensez les hommes ! 6+6 a
150 Ce sont eux qui nous font | les élus que nous sommes. 6+6 a
Joie ! amour ! pierre à pierre, | ô Dieu, je vous le dis, 6+6 b
Mes frères m'ont jeté | le seuil du paradis ! — 6+6 b
*
Elle était là debout, | la mère douloureuse. 6+6 a
L'obscurité farouche, | aveugle, sourde, affreuse, 6+6 a
155 Pleurait de toutes parts | autour du Golgotha. 6+6 b
Christ, le jour devint noir | quand on vous en ôta, 6+6 b
Et votre dernier souffle | emporta la lumière. 6+6 a
Elle était là debout | près du gibet, la mère ! 6+6 a
Et je me dis : Voilà | la douleur ! et je vins. 6+6 b
160 — Qu'avez-vous donc, lui dis-je, | entre vos doigts divins ? 6+6 b
Alors, aux pieds du fils | saignant du coup de lance, 6+6 a
Elle leva sa droite | et l'ouvrit en silence, 6+6 a
Et je vis dans sa main | l'étoile du matin. 6+6 b
Quoi ! ce deuil-là, Seigneur, | n'est pas même certain ! 6+6 b
165 Et la mère, qui râle | au bas de la croix sombre, 6+6 a
Est consolée, ayant | les soleils dans son ombre, 6+6 a
Et, tandis que ses yeux | hagards pleurent du sang, 6+6 b
Elle sent une joie | immense en se disant : 6+6 b
— Mon fils est Dieu ! mon fils | sauve la vie au monde ! — 6+6 a
170 Et pourtant où trouver | plus d'épouvante immonde, 6+6 a
Plus d'effroi ; plus d'angoisse | et plus de désespoir 6+6 b
Que dans ce temps lugubre | où le genre humain noir, 6+6 b
Frissonnant du banquet | autant que du martyre, 6+6 a
Entend pleurer Marie | et Trimalcion rire ! 6+6 a
*
175 Mais la foule s'écrie : | — Oui, sans doute, c'est beau, 6+6 b
Le martyre, la mort, | quand c'est un grand tombeau ! 6+6 b
Quand on est un Socrate, | un Jean Huss, un Messie ! 6+6 a
Quand on s'appelle vie, | avenir, prophétie ! 6+6 a
Quand l'encensoir s'allume | au feu qui vous brûla, 6+6 b
180 Quand les siècles, les temps | et les peuples sont là 6+6 b
Qui vous dressent, parmi | leurs brumes et leurs voiles, 6+6 a
Un cénotaphe énorme | au milieu des étoiles, 6+6 a
Si bien que la nuit semble | être le drap du deuil, 6+6 b
Et que les astres sont | les cierges du cercueil ! 6+6 b
185 Le billot tenterait | même le plus timide 6+6 a
Si sa bière dormait | sous une pyramide. 6+6 a
Quand on marche à la mort, | recueillant en chemin 6+6 b
La bénédiction | de tout le genre humain, 6+6 b
Quand des groupes en pleurs | baisent vos traces fières, 6+6 a
190 Quand on s'entend crier | par les murs, par les pierres, 6+6 a
Et jusque par les gonds | du seuil de sa prison : 6+6 b
« Tu vas de ta mémoire | éclairer l'horizon ; 6+6 b
« Fantôme éblouissant, | tu vas dorer l'histoire, 6+6 a
« Et, vêtu de ta mort | comme d'une victoire, 6+6 a
195 « T'asseoir au fronton bleu | des hommes immortels ! » 6+6 b
Lorsque les échafauds | ont des aspects d'autels, 6+6 b
Qu'on se sent admiré | du bourreau qui vous tue, 6+6 a
Que le cadavre va | se relever statue, 6+6 a
Mourant plein de clarté, | d'aube, de firmament, 6+6 b
200 D'éclat, d'honneur, de gloire, | on meurt facilement ! 6+6 b
L'homme est si vaniteux, | qu'il rit à la torture 6+6 a
Quand c'est une royale | et tragique aventure, 6+6 a
Quand c'est une tenaille | immense qui le mord. 6+6 b
Quand les durs instruments | d'agonie et de mort 6+6 b
205 Sortent de quelque forge | inouïe et géante, 6+6 a
Notre orgueil, oubliant | la blessure béante, 6+6 a
Se console des clous | en voyant le marteau. 6+6 b
Avoir une montagne | auguste pour poteau, 6+6 b
Être battu des flots | ou battu des nuées, 6+6 a
210 Entendre l'univers | plein de vagues huées 6+6 a
Murmurer : — Regardez | ce colosse ! les nœuds, 6+6 b
Les fers et les carcans | le font plus lumineux ! 6+6 b
C'est le vaincu Rayon, | le damné Météore ! 6+6 a
Il a volé la foudre | et dérobé l'aurore ! — 6+6 a
215 Être un supplicié | du gouffre illimité, 6+6 b
Être un titan cloué | sur une énormité, 6+6 b
Cela plaît. On veut bien | des maux qui sont sublimes ; 6+6 a
Et l'on se dit : Souffrons, | mais souffrons sur les cimes ! 6+6 a
Eh bien, non ! — Le sublime | est en bas. Le grand choix, 6+6 b
220 C'est de choisir l'affront. | De même que parfois 6+6 b
La pourpre est déshonneur, | souvent la fange est lustre. 6+6 a
La boue imméritée | atteignant l'âme illustre, 6+6 a
L'opprobre, ce cachot | d'où l'auréole sort, 6+6 b
Le cul de basse-fosse | où nous jette le sort, 6+6 b
225 Le fond noir de l'épreuve | où le malheur nous traîne, 6+6 a
Sont le comble éclatant | de la grandeur sereine. 6+6 a
Et, quand, dans le supplice | où nous devons lutter, 6+6 b
Le lâche destin va | jusqu'à nous insulter, 6+6 b
Quand sur nous il entasse | outrage, rire, blâme, 6+6 a
230 Et tant de contre-sens | entre le sort et l'âme 6+6 a
Que notre vie arrive | à la difformité, 6+6 b
La laideur de l'épreuve | en devient la beauté. 6+6 b
C'est Samson à Gaza, | c'est Épictète à Rome ; 6+6 a
L'abjection du sort | fait la gloire de l'homme. 6+6 a
235 Plus de brume ne fait | que couvrir plus d'azur. 6+6 b
Ce que l'homme ici-bas | peut avoir de plus pur, 6+6 b
De plus beau, de plus noble | en ce monde où l'on pleure, 6+6 a
C'est chute, abaissement, | misère extérieure, 6+6 a
Acceptés pour garder | la grandeur du dedans. 6+6 b
240 Oui, tous les chiens de l'ombre | autour de vous grondants, 6+6 b
Le blâme ingrat, la haine | aux fureurs coutumière ; 6+6 a
Oui, tomber dans la nuit | quand c'est pour la lumière, 6+6 a
Faire horreur, n'être plus | qu'un ulcère, indigner 6+6 b
L'homme heureux, et qu'on raille | en vous voyant saigner, 6+6 b
245 Et qu'on marche sur vous, | qu'on vous crache au visage, 6+6 a
Quand c'est pour la vertu, | pour le vrai, pour le sage, 6+6 a
Pour le bien, pour l'honneur, | il n'est rien de plus doux. 6+6 b
Quelle splendeur qu'un juste | abandonné de tous, 6+6 b
N'ayant plus qu'un haillon | dans le mal qui le mine, 6+6 a
250 Et jetant aux dédains, | au deuil, à la vermine, 6+6 a
À sa plaie, aux douleurs, | de tranquilles défis ! 6+6 b
Même quand Prométhée | est là, Job, tu suffis 6+6 b
Pour faire le fumier | plus haut que le Caucase. 6+6 a
Le juste, méprisé | comme un ver qu'on écrase, 6+6 a
255 M'éblouit d'autant plus | que nous le blasphémons. 6+6 b
Ce que les froids bourreaux | à faces de démons 6+6 b
Mêlent avec leur main | monstrueuse et servile 6+6 a
À l'exécution | pour la rendre plus vile, 6+6 a
Grandit le patient | au regard de l'esprit. 6+6 b
260 O croix ! les deux voleurs | sont deux rayons du Christ ! 6+6 b
*
Ainsi, tous les souffrants | m'ont apparu splendides, 6+6 a
Satisfaits, radieux, | doux, souverains, candides, 6+6 a
Heureux, la plaie au sein, | la joie au cœur ; les uns 6+6 b
Jetés dans la fournaise | et devenant parfums, 6+6 b
265 Ceux-là jetés aux nuits | et devenant aurores ; 6+6 a
Les croyants, dévorés | dans les cirques sonores, 6+6 a
Râlaient un chant, aux pieds | des bêtes étouffés ; 6+6 b
Les penseurs souriaient | aux noirs autodafés, 6+6 b
Aux glaives, aux carcans, | aux chemises de soufre ; 6+6 a
270 Et je me suis alors | écrié : Qui donc souffre ? 6+6 a
Pour qui donc, si le sort, | ô Dieu, n'est pas moqueur, 6+6 b
Toute cette pitié | que tu m'as mise au cœur ? 6+6 b
Qu'en dois-je faire ? à qui | faut-il que je la garde ? 6+6 a
Où sont les malheureux ? | — et Dieu m'a dit : — Regarde. 6+6 a
*
275 Et j'ai vu des palais, | des fêtes, des festins, 6+6 b
Des femmes qui mêlaient | leurs blancheurs aux satins, 6+6 b
Des murs hautains ayant | des jaspes pour écorces, 6+6 a
Des serpents d'or roulés | dans des colonnes torses, 6+6 a
Avec de vastes dais | pendant aux grands plafonds ; 6+6 b
280 Et j'entendais chanter : | — Jouissons ! triomphons ! — 6+6 b
Et les lyres, les luths, | les clairons dont le cuivre 6+6 a
A l'air de se dissoudre | en fanfare et de vivre, 6+6 a
Et l'orgue, devant qui | l'ombre écoute et se tait, 6+6 b
Tout un orchestre énorme | et monstrueux chantait ; 6+6 b
285 Et ce triomphe était | rempli d'hommes superbes 6+6 a
Qui riaient et portaient | toute la terre en gerbes, 6+6 a
Et dont les fronts dorés, | brillants, audacieux, 6+6 b
Fiers, semblaient s'achever | en astres dans les cieux. 6+6 b
Et, pendant qu'autour d'eux | des voix criaient : — Victoire 6+6 a
290 A jamais ! à jamais | force, puissance et gloire ! 6+6 a
Et fête dans la ville ! | et joie à la maison ! — 6+6 b
Je voyais, au-dessus | du livide horizon, 6+6 b
Trembler le glaive immense | et sombre de l'archange. 6+6 a
Ils s'épanouissaient | dans une aurore étrange, 6+6 a
295 Ils vivaient dans l'orgueil | comme dans leur cité, 6+6 b
Et semblaient ne sentir | que leur félicité. 6+6 b
Et Dieu les a tous pris | alors l'un après l'autre, 6+6 a
Le puissant, le repu, | l'assouvi qui se vautre, 6+6 a
Le czar dans son Kremlin, | l'iman au bord du Nil, 6+6 b
300 Comme on prend les petits | d'un chien dans un chenil, 6+6 b
Et, comme il fait le jour | sous les vagues marines, 6+6 a
M'ouvrant avec ses mains | ces profondes poitrines, 6+6 a
Et, fouillant de son doigt | de rayons pénétré 6+6 b
Leurs entrailles, leur foie | et leurs reins, m'a montré 6+6 b
305 Des hydres qui rongeaient | le dedans de ces âmes. 6+6 a
Et j'ai vu tressaillir | ces hommes et ces femmes ; 6+6 a
Leur visage riant | comme un masque est tombé, 6+6 b
Et leur pensée, un monstre | effroyable et courbé, 6+6 b
Une naine hagarde, | inquiète, bourrue, 6+6 a
310 Assise sous leur crâne | affreux, m'est apparue. 6+6 a
Alors, tremblant, sentant | chanceler mes genoux, 6+6 b
Je leur ai demandé : | « Mais qui donc êtes-vous ? » 6+6 b
Et ces êtres n'ayant | presque plus face d'homme 6+6 a
M'ont dit : « Nous sommes ceux | qui font le mal ; et, comme 6+6 a
315 C'est nous qui le faisons, | c'est nous qui le souffrons ! » 6+6 b
*
Oh ! le nuage vain | des pleurs et des affronts 6+6 b
S'envole, et la douleur | passe en criant : Espère ! 6+6 a
Vous me l'avez fait voir | et toucher, ô vous, Père, 6+6 a
Juge, vous le grand juste | et vous le grand clément ! 6+6 b
320 Le rire du succès | et du triomphe ment ; 6+6 b
Un invisible doigt | caressant se promène 6+6 a
Sous chacun des chaînons | de la misère humaine ; 6+6 a
L'adversité soutient | ceux qu'elle fait lutter ; 6+6 b
L'indigence est un bien | pour qui sait la goûter ; 6+6 b
325 L'harmonie éternelle | autour du pauvre vibre 6+6 a
Et le berce ; l'esclave, | étant une âme, est libre, 6+6 a
Et le mendiant dit : | Je suis riche, ayant Dieu. 6+6 b
L'innocence aux tourments | jette ce cri : C'est peu. 6+6 b
La difformité rit | dans Ésope, et la fièvre 6+6 a
330 Dans Scarron ; l'agonie | ouvre aux hymnes sa lèvre ; 6+6 a
Quand je dis : « La douleur | est-elle un mal ? » Zénon 6+6 b
Se dresse devant moi, | paisible, et me dit : « Non. » 6+6 b
Oh ! le martyre est joie | et transport, le supplice 6+6 a
Est volupté, les feux | du bûcher sont délice, 6+6 a
335 La souffrance est plaisir, | la torture est bonheur ; 6+6 b
Il n'est qu'un malheureux : | c'est le méchant, Seigneur. 6+6 b
*
Aux premiers jours du monde, | alors que la nuée, 6+6 a
Surprise, contemplait | chaque chose créée, 6+6 a
Alors que sur le globe, | où le mal avait crû, 6+6 b
340 Flottait une lueur | de l'Éden disparu, 6+6 b
Quand tout encor semblait | être rempli d'aurore, 6+6 a
Quand sur l'arbre du temps | les ans venaient d'éclore, 6+6 a
Sur la terre, où la chair | avec l'esprit se fond, 6+6 b
Il se faisait le soir | un silence profond, 6+6 b
345 Et le désert, les bois, | l'onde aux vastes rivages, 6+6 a
Et les herbes des champs, | et les bêtes sauvages, 6+6 a
Émus, et les rochers, | ces ténébreux cachots, 6+6 b
Voyaient, d'un antre obscur | couvert d'arbres si hauts 6+6 b
Que nos chênes auprès | sembleraient des arbustes, 6+6 a
350 Sortir deux grands vieillards, | nus, sinistres, augustes. 6+6 a
C'étaient Ève aux cheveux | blanchis, et son mari, 6+6 b
Le pâle Adam, pensif, | par le travail meurtri, 6+6 b
Ayant la vision | de Dieu sous sa paupière. 6+6 a
Ils venaient tous les deux | s'asseoir sur une pierre, 6+6 a
355 En présence des monts | fauves et soucieux, 6+6 b
Et de l'éternité | formidable des cieux. 6+6 b
Leur œil triste rendait | la nature farouche ; 6+6 a
Et là, sans qu'il sortît | un souffle de leur bouche, 6+6 a
Les mains sur leurs genoux | et se tournant le dos, 6+6 b
360 Accablés comme ceux | qui portent des fardeaux, 6+6 b
Sans autre mouvement | de vie extérieure 6+6 a
Que de baisser plus bas | la tête d'heure en heure, 6+6 a
Dans une stupeur morne | et fatale absorbés, 6+6 b
Froids, livides, hagards, | ils regardaient, courbés 6+6 b
365 Sous l'être illimité | sans figure et sans nombre, 6+6 a
L'un, décroître le jour, | et l'autre, grandir l'ombre, 6+6 a
Et, tandis que montaient | les constellations, 6+6 b
Et que la première onde | aux premiers alcyons 6+6 b
Donnait sous l'infini | le long baiser nocturne, 6+6 a
370 Et qu'ainsi que des fleurs | tombant à flots d'une urne, 6+6 a
Les astres fourmillants | emplissaient le ciel noir, 6+6 b
Ils songeaient, et, rêveurs, | sans entendre, sans voir, 6+6 b
Sourds aux rumeurs des mers | d'où l'ouragan s'élance, 6+6 a
Toute la nuit, dans l'ombre, | ils pleuraient en silence ; 6+6 a
375 Ils pleuraient tous les deux, | aïeux du genre humain, 6+6 b
Le père sur Abel, | la mère sur Caïn. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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