Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HUG_17/HUG362
Victor HUGO
CHÂTIMENTS
1853
LIVRE V
L'AUTORITÉ EST SACRÉE
XI
PAULINE ROLLAND
Elle ne connaissait | ni l'orgueil ni la haine ; 6+6 a
Elle aimait ; elle était | pauvre, simple et sereine ; 6+6 a
Souvent le pain qui manque | abrégeait son repas. 6+6 b
Elle avait trois enfants, | ce qui n'empêchait pas 6+6 b
5 Qu'elle ne se sentît | mère de ceux qui souffrent. 6+6 a
Les noirs événements | qui dans la nuit s'engouffrent, 6+6 a
Les flux et les reflux, | les abîmes béants, 6+6 b
Les nains, sapant sans bruit | l'ouvrage des géants, 6+6 b
Et tous nos malfaiteurs | inconnus ou célèbres, 6+6 a
10 Ne l'épouvantaient point ; | derrière ces ténèbres, 6+6 a
Elle apercevait Dieu | construisant l'avenir. 6+6 b
Elle sentait sa foi | sans cesse rajeunir ; 6+6 b
De la liberté sainte | elle attisait les flammes ; 6+6 a
Elle s'inquiétait | des enfants et des femmes ; 6+6 a
15 Elle disait, tendant | la main aux travailleurs : 6+6 b
La vie est dure ici, | mais sera bonne ailleurs. 6+6 b
Avançons ! — Elle allait, | portant de l'un à l'autre 6+6 a
L'espérance ; c'était | une espèce d'apôtre 6+6 a
Que Dieu, sur cette terre | où nous gémissons tous, 6+6 b
20 Avait fait mère et femme | afin qu'il fût plus doux. 6+6 b
L'esprit le plus farouche | aimait sa voix sincère. 6+6 a
Tendre, elle visitait, | sous leur toit de misère, 6+6 a
Tous ceux que la famine | ou la douleur abat, 6+6 b
Les malades pensifs, | gisant sur leur grabat, 6+6 b
25 La mansarde où languit | l'indigence morose ; 6+6 a
Quand, par hasard moins pauvre, | elle avait quelque chose, 6+6 a
Elle le partageait | à tous comme une sœur ; 6+6 b
Quand elle n'avait rien, | elle donnait son cœur. 6+6 b
Calme et grande, elle aimait | comme le soleil brille. 6+6 a
30 Le genre humain pour elle | était une famille 6+6 a
Comme ses trois enfants | étaient l'humanité. 6+6 b
Elle criait : progrès ! | amour ! fraternité ! 6+6 b
Elle ouvrait aux souffrants | des horizons sublimes. 6+6 a
Quand Pauline Roland | eut commis tous ces crimes, 6+6 a
35 Le sauveur de l'église | et de l'ordre la prit 6+6 b
Et la mit en prison. | Tranquille, elle sourit, 6+6 b
Car l'éponge de fiel | plaît à ces lèvres pures. 6+6 a
Cinq mois elle subit | le contact des souillures, 6+6 a
L'oubli, le rire affreux | du vice, les bourreaux, 6+6 b
40 Et le pain noir qu'on jette | à travers les barreaux, 6+6 b
Édifiant la geôle | au mal habituée, 6+6 a
Enseignant la voleuse | et la prostituée. 6+6 a
Ces cinq mois écoulés, | un soldat, un bandit, 6+6 b
Dont le nom souillerait | ces vers, vint et lui dit : 6+6 b
45 — Soumettez-vous sur l'heure | au règne qui commence, 6+6 a
Reniez votre foi : | sinon, pas de clémence, 6+6 a
Lambessa ! choisissez. | — Elle dit : Lambessa. 6+6 b
Le lendemain la grille | en frémissant grinça, 6+6 b
Et l'on vit arriver | un fourgon cellulaire. 6+6 a
50 — Ah ! voici Lambessa, | dit-elle sans colère. 6+6 a
Elles étaient plusieurs | qui souffraient pour le droit 6+6 b
Dans la même prison. | Le fourgon trop étroit 6+6 b
Ne put les recevoir | dans ses cloisons infâmes ; 6+6 a
Et l'on fit traverser | tout Paris à ces femmes, 6+6 a
55 Bras dessus bras dessous | avec les argousins. 6+6 b
Ainsi que des voleurs | et que des assassins, 6+6 b
Les sbires les frappaient | de paroles bourrues. 6+6 a
S'il arrivait parfois | que les passants des rues, 6+6 a
Surpris de voir mener | ces femmes en troupeau, 6+6 b
60 S'approchaient et mettaient | la main à leur chapeau, 6+6 b
L'argousin leur jetait | des sourires obliques, 6+6 a
Et les passants fuyaient, | disant : filles publiques ! 6+6 a
Et Pauline Roland | disait : courage, sœurs ! 6+6 b
L'océan au bruit rauque, | aux sombres épaisseurs, 6+6 b
65 Les emporta. Durant | la rude traversée, 6+6 a
L'horizon était noir, | la bise était glacée, 6+6 a
Sans l'ami qui soutient, | sans la voix qui répond, 6+6 b
Elles tremblaient. La nuit | il pleuvait sur le pont, 6+6 b
Pas de lit pour dormir, | pas d'abri sous l'orage, 6+6 a
70 Et Pauline Roland | criait : mes sœurs, courage ! 6+6 a
Et les durs matelots | pleuraient en les voyant. 6+6 b
On atteignit l'Afrique | au rivage effrayant, 6+6 b
Les sables, les déserts | qu'un ciel d'airain calcine, 6+6 a
Les rocs sans une source | et sans une racine ; 6+6 a
75 L'Afrique, lieu d'horreur | pour les plus résolus ; 6+6 b
Terre au visage étrange | où l'on ne se sent plus 6+6 b
Regardé par les yeux | de la douce patrie. 6+6 a
Et Pauline Roland, | souriante et meurtrie, 6+6 a
Dit aux femmes en pleurs : | courage, c'est ici. 6+6 b
80 Et quand elle était seule, | elle pleurait aussi. 6+6 b
Ses trois enfants ! loin d'elle ! | Oh ! quelle angoisse amère ! 6+6 a
Un jour un des geôliers | dit à la pauvre mère 6+6 a
Dans la casbah de Bône | aux cachots étouffants : 6+6 b
— Voulez-vous être libre | et revoir vos enfants ? 6+6 b
85 Demandez grâce au prince. | — Et cette femme forte 6+6 a
Dit : — J'irai les revoir | lorsque je serai morte. 6+6 a
Alors sur la martyre, | humble cœur indompté, 6+6 b
On épuisa la haine | et la férocité. 6+6 b
Bagnes d'Afrique ! enfers | qu'a sondés Ribeyrolles ! 6+6 a
90 Oh ! la pitié sanglote | et manque de paroles, 6+6 a
Une femme, une mère, | un esprit ! ce fut là 6+6 b
Que malade, accablée | et seule, on l'exila. 6+6 b
Le lit de camp, le froid | et le chaud, la famine, 6+6 a
Le jour, l'affreux soleil, | et la nuit, la vermine, 6+6 a
95 Les verrous, le travail | sans repos, les affronts, 6+6 b
Rien ne plia son âme : | elle disait : — Souffrons ; 6+6 b
Souffrons comme Jésus, | souffrons comme Socrate. 6+6 a
Captive, on la traîna | sur cette terre ingrate ; 6+6 a
Et, lasse, et quoiqu'un ciel | torride l'écrasât, 6+6 b
100 On la faisait marcher | à pied comme un forçat. 6+6 b
La fièvre la rongeait ; | sombre, pâle, amaigrie, 6+6 a
Le soir elle tombait | sur la paille pourrie, 6+6 a
Et de la France aux fers | murmurait le doux nom. 6+6 b
On jeta cette femme | au fond d' un cabanon. 6+6 b
105 Le mal brisait sa vie | et grandissait son âme. 6+6 a
Grave, elle répétait : |il est bon qu'une femme, 6+6 a
Dans cette servitude | et cette lâcheté, 6+6 b
Meure pour la justice | et pour la liberté. 6+6 b
Voyant qu'elle râlait, | sachant qu'ils rendront compte, 6+6 a
110 Les bourreaux eurent peur, | ne pouvant avoir honte ; 6+6 a
Et l'homme de décembre | abrégea son exil. 6+6 b
— Puisque c'est pour mourir, | qu'elle rentre, dit-il. 6+6 b
Elle ne savait plus | ce que l'on faisait d'elle. 6+6 a
L'agonie à Lyon | la saisit. Sa prunelle, 6+6 a
115 Comme la nuit se fait | quand baisse le flambeau, 6+6 b
Devint obscure et vague, | et l'ombre du tombeau 6+6 b
Se leva lentement | sur son visage blême. 6+6 a
Son fils, pour recueillir, | à cette heure suprême, 6+6 a
Du moins son dernier souffle | et son dernier regard, 6+6 b
120 Accourut. Pauvre mère ! | Il arriva trop tard. 6+6 b
Elle était morte ; morte | à force de souffrance. 6+6 a
Morte sans avoir su | qu'elle voyait la France, 6+6 a
Et le doux ciel natal | aux rayons réchauffants. 6+6 b
Morte dans le délire | en criant : mes enfants ! 6+6 b
125 On n'a pas même osé | pleurer à ses obsèques ; 6+6 a
Elle dort sous la terre. | — Et maintenant, évêques, 6+6 a
Debout, la mitre au front, | dans l'ombre du saint lieu, 6+6 b
Crachez vos Te Deum | à la face de Dieu ! 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
logo du CRISCO logo de l'université