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HUG_17/HUG322
Victor HUGO
CHÂTIMENTS
1853
LIVRE II
L'ORDRE EST RÉTABLI
VII
À L'OBÉISSANCE PASSIVE
I
Ô soldats de l'an deux ! ô guerres ! épopées ! 12
Contre les rois tirant ensemble leurs épées, 12
Prussiens, Autrichiens, 6
Contre toutes les Tyrs et toutes les Sodomes, 12
5 Contre le tzar du Nord, contre ce chasseur d'hommes 12
Suivi de tous ses chiens, 6
Contre toute l'Europe avec ses capitaines, 12
Avec ses fantassins couvrant au loin les plaines, 12
Avec ses cavaliers, 6
10 Tout entière debout comme une hydre vivante, 12
Ils chantaient, ils allaient, l'âme sans épouvante 12
Et les pieds sans souliers ! 6
Au levant, au couchant, partout, au sud, au pôle, 12
Avec de vieux fusils sonnant sur leur épaule, 12
15 Passant torrents et monts, 6
Sans repos, sans sommeil, coudes percés, sans vivres, 12
Ils allaient, fiers, joyeux, et soufflant dans des cuivres 12
Ainsi que des démons ! 6
La liberté sublime emplissait leurs pensées. 12
20 Flottes prises d'assaut, frontières effacées 12
Sous leur pas souverain, 6
Ô France, tous les jours c'était quelque prodige, 12
Chocs, rencontres, combats ; et Joubert sur l'Adige, 12
Et Marceau sur le Rhin ! 6
25 On battait l'avant-garde, on culbutait le centre ; 12
Dans la pluie et la neige et de l'eau jusqu'au ventre, 12
On allait ! en avant ! 6
Et l'un offrait la paix, et l'autre ouvrait ses portes, 12
Et les trônes, roulant comme des feuilles mortes, 12
30 Se dispersaient au vent ! 6
Oh ! que vous étiez grands au milieu des mêlées, 12
Soldats ! l'œil plein d'éclairs, faces échevelées 12
Dans le noir tourbillon, 6
Ils rayonnaient, debout, ardents, dressant la tête ; 12
35 Et comme les lions aspirent la tempête 12
Quand souffle l'aquilon, 6
Eux, dans l'emportement de leurs luttes épiques, 12
Ivres, ils savouraient tous les bruits héroïques, 12
Le fer heurtant le fer, 6
40 La Marseillaise ailée et volant dans les balles, 12
Les tambours, les obus, les bombes, les cymbales, 12
Et ton rire, ô Kléber ! 6
La Révolution leur criait : « Volontaires, 12
Mourez pour délivrer tous les peuples vos frères ! » 12
45 Contents, ils disaient oui. 6
« Allez, mes vieux soldats, mes généraux imberbes ! » 12
Et l'on voyait marcher ces va-nu-pieds superbes 12
Sur le monde ébloui ! 6
La tristesse et la peur leur étaient inconnues ; 12
50 Ils eussent, sans nul doute, escaladé les nues, 12
Si ces audacieux, 6
En retournant les yeux dans leur course olympique, 12
Avaient vu derrière eux la grande République 12
Montrant du doigt les cieux ! 6
II
55 Oh ! vers ces vétérans quand notre esprit s'élève, 12
Nous voyons leur front luire et resplendir leur glaive, 12
Fertile en grands travaux, 6
C'étaient là les anciens. Mais ce temps les efface ! 12
France, dans ton histoire ils tiennent trop de place. 12
60 France, gloire aux nouveaux ! 6
Oui, gloire à ceux d'hier ! ils se mettent cent mille, 12
Sabres nus, vingt contre un, sans crainte, et par la ville 12
S'en vont, tambours battants. 6
À mitraille ! leur feu brille, l'obusier tonne. 12
65 Victoire ! ils ont tué, carrefour Tiquetonne, 12
Un enfant de sept ans ! 6
Ceux-ci sont des héros qui n'ont pas peur des femmes ! 12
Ils tirent sans pâlir, gloire à ces grandes âmes ! 12
Sur les passants tremblants. 6
70 On voit, quand dans Paris leur troupe se promène, 12
Aux fers de leurs chevaux de la cervelle humaine 12
Avec des cheveux blancs ! 6
Ils montent à l'assaut des lois ; sur la patrie 12
Ils s'élancent ; chevaux, fantassins, batterie, 12
75 Bataillon, escadron, 6
Gorgés, payés, repus, joyeux, fous de colère, 12
Sonnant la charge, avec Maupas pour vexillaire 12
Et Veuillot pour clairon ! 6
Tout, le fer et le plomb, manque à nos bras farouches ; 12
80 Le peuple est sans fusils, le peuple est sans cartouches ; 12
Braves ! c'est le moment ! 6
Avec quelques tribuns la loi demeure seule. 12
Derrière vos canons chargés jusqu'à la gueule 12
Risquez-vous hardiment ! 6
85 Ô soldats de décembre ! ô soldats d'embuscades 12
Contre votre pays ! Honte à vos cavalcades 12
Sur Paris consterné ! 6
Vos pères, je l'ai dit, brillaient comme le phare ; 12
Ils bravaient, en chantant une haute fanfare, 12
90 La mort, spectre étonné ; 6
Vos pères combattaient les plus fières armées, 12
Le Prussien blond, le Russe aux foudres enflammées, 12
Le Catalan bruni ; 6
Vous, vous tuez des gens de bourse et de négoce ! 12
95 Vos pères, ces géants, avaient pris Saragosse ; 12
Vous prenez Tortoni ! 6
Histoire, qu'en dis-tu ? les vieux dans les batailles 12
Couraient sur les canons vomissant les mitrailles ; 12
Ceux-ci vont, sans trembler, 6
100 Foulant aux pieds vieillards sanglants, femmes mourantes, 12
Droit au crime. Ce sont deux façons différentes 12
De ne pas reculer. 6
III
Cet homme fait venir, à l'heure où la nuit voile 12
Paris dormant encor, 6
105 Des généraux français portant la triple étoile 12
Sur l'épaulette d'or ; 6
Il leur dit : « Écoutez, pour vos yeux seuls j'écarte 12
L'ombre que je répands ; 6
Vous crûtes jusqu'ici que j'étais Bonaparte, 12
110 Mon nom est Guet-apens. 6
C'est demain le grand jour, le jour des funérailles 12
Et le jour des douleurs. 6
Vous allez vous glisser sans bruit sous les murailles 12
Comme font les voleurs ; 6
115 Vous prendrez cette pince, à mon service usée, 12
Que je cache sur moi, 6
Et vous soulèverez avec une pesée 12
La porte de la loi ; 6
Puis, hourrah ! sabre au vent, et la police en tête ! 12
120 Et main-basse sur tout, 6
Sur vos chefs africains, sur quiconque est honnête, 12
Sur quiconque est debout, 6
Sur les représentants, et ceux qu'ils représentent, 12
Sur Paris terrassé ! 6
125 Et je vous paierai bien ! » — Ces généraux consentent ; 12
Vidocq eût refusé. 6
IV
Maintenant, largesse au prétoire ! 8
Trinquez, soldats ! et depuis quand 8
A-t-on peur de rire et de boire ? 8
130 Fête aux casernes ! fête au camp ! 8
L'orgie a rougi leur moustache, 8
Les rouleaux d'or gonflent leur sac ; 8
Pour capitaine ils ont Gamache, 8
Ils ont Cocagne pour bivouac. 8
135 La bombance après l'équipée. 8
On s'attable. Hier on tua, 8
Ô Napoléon, ton épée 8
Sert de broche à Gargantua. 8
Le meurtre est pour eux la victoire ; 8
140 Leur œil, par l'ivresse endormi, 8
Prend le déshonneur pour la gloire 8
Et les Français pour l'ennemi. 8
France, ils t'égorgèrent la veille. 8
Ils tiennent, c'est leur lendemain, 8
145 Dans une main une bouteille 8
Et la tête dans l'autre main. 8
Ils dansent en rond, noirs quadrilles, 8
Comme des gueux dans le ravin ; 8
Troplong leur amène des filles, 8
150 Et Sibour leur verse du vin. 8
Et leurs banquets sans fin ni trêves 8
D'orchestres sont environnés… — 8
Nous faisions pour vous d'autres rêves, 8
Ô nos soldats infortunés ! 8
155 Nous rêvions pour vous l'âpre bise, 8
La neige au pied du noir sapin, 8
La brèche où la bombe se brise, 8
Les nuits sans feu, les jours sans pain. 8
Nous rêvions les marches forcées, 8
160 La faim, le froid, les coups hardis, 8
Les vieilles capotes usées, 8
Et la victoire un contre dix ! 8
Nous rêvions, ô soldats esclaves, 8
Pour vous et pour vos généraux, 8
165 La sainte misère des braves, 8
La grande tombe des héros ! 8
Car l'Europe en ses fers soupire, 8
Car dans les cœurs un ferment bout, 8
Car voici l'heure où Dieu va dire : 8
170 Chaînes, tombez ! Peuples, debout ! 8
L'histoire ouvre un nouveau registre ; 8
Le penseur, amer et serein, 8
Derrière l'horizon sinistre 8
Entend rouler des chars d'airain. 8
175 Un bruit profond trouble la terre ; 8
Dans les fourreaux s'émeut l'acier ; 8
Ce vent qui souffle sort, ô guerre, 8
Des naseaux de ton noir coursier ! 8
Vers l'heureux but où Dieu nous mène, 8
180 Soldats ! rêveurs, nous vous poussions, 8
Tête de la colonne humaine, 8
Avant-garde des nations ! 8
Nous rêvions, bandes aguerries, 8
Pour vous, fraternels conquérants, 8
185 La grande guerre des patries, 8
La chute immense des tyrans ! 8
Nous réservions notre effort juste, 8
Vos fers tambours, vos rangs épais, 8
Soldats, pour cette guerre auguste 8
190 D'où sortira l'auguste paix ! 8
Dans nos songes visionnaires, 8
Nous vous voyions, ô nos guerriers, 8
Marcher joyeux dans les tonnerres, 8
Courir sanglants dans les lauriers, 8
195 Sous la fumée et la poussière 8
Disparaître en noirs tourbillons, 8
Puis tout à coup dans la lumière 8
Surgir, radieux bataillons, 8
Et passer, légion sacrée 8
200 Que les peuples venaient bénir, 8
Sous la haute porte azurée 8
De l'éblouissant avenir ! 8
V
Donc les soldats français auront vu, jours infâmes ! 12
Après Brune et Desaix, après ces grandes âmes 12
205 Que nous admirons tous, 6
Après Turenne, après Saintraille, après Lahire, 12
Poulailler leur donner des drapeaux et leur dire : 12
Je suis content de vous ! 6
Ô drapeaux du passé, si beaux dans les histoires, 12
210 Drapeaux de tous nos preux et de toutes nos gloires, 12
Redoutés du fuyard, 6
Percés, troués, criblés, sans peur et sans reproche, 12
Vous qui, dans vos lambeaux mêlez le sang de Hoche 12
Et le sang de Bayard, 6
215 Ô vieux drapeaux ! sortez des tombes, des abîmes ! 12
Sortez en foule, ailés de vos haillons sublimes. 12
Drapeaux éblouissants ! 6
Comme un sinistre essaim qui sur l'horizon monte, 12
Sortez, venez, volez, sur toute cette honte 12
220 Accourez frémissants ! 6
Délivrez nos soldats de ces bannières viles ! 12
Vous qui chassiez les rois, vous qui preniez les villes, 12
Vous en qui l'âme croit, 6
Vous qui passiez les monts, les gouffres et les fleuves, 12
225 Drapeaux sous qui l'on meurt, chassez ces aigles neuves 12
Drapeaux sous qui l'on boit ! 6
Que nos tristes soldats fassent la différence ! 12
Montrez-leur ce que c'est que les drapeaux de France. 12
Montrez vos sacrés plis 6
230 Qui flottaient sur le Rhin, sur la Meuse et la Sambre, 12
Et faites, ô drapeaux, auprès du Deux-décembre 12
Frissonner Austerlitz ! 6
VI
Hélas ! tout est fini ! fange ! néant ! nuit noire ! 12
Au-dessus de ce gouffre où croula notre gloire, 12
235 Flamboyez, noms maudits ! 6
Maupas, Morny, Magnan, Saint-Arnaud, Bonaparte ! 12
Courbons nos fronts ! Gomorrhe a triomphé de Sparte ! 12
Cinq hommes ! cinq bandits ! 6
Toutes les nations tour à tour sont conquises : 12
240 L'Angleterre, pays des antiques franchises, 12
Par les vieux Neustriens, 6
Rome par Alaric, par Mahomet Byzance, 12
La Sicile par trois chevaliers, et la France 12
Par cinq galériens ! 6
245 Soit. Régnez ! emplissez de dégoût la pensée, 12
Notre-Dame d'encens, de danses l'Élysée, 12
Montmartre d'ossements. 6
Régnez ! liez ce peuple, à vos yeux populace, 12
Liez Paris, liez la France à la culasse 12
250 De vos canons fumants ! 6
VII
Quand sur votre poitrine il jeta sa médaille, 12
Ses rubans et sa croix, après cette bataille 12
Et ce coup de lacet, 6
O soldats dont l'Afrique avait hâlé la joue, 12
255 N'avez-vous donc pas vu que c'était de la boue 12
Qui vous éclaboussait ? 6
Oh ! quand je pense à vous, mon œil se mouille encore ! 12
Je vous pleure, soldats ! je pleure votre aurore, 12
Et ce qu'elle promit. 6
260 Je pleure ! car la gloire est maintenant voilée, 12
Car il est parmi vous plus d'une âme accablée 12
Qui songe et qui frémit ! 6
Ô soldats, nous aimions votre splendeur première, 12
Fils de la république et fils de la chaumière, 12
265 Que l'honneur échauffait, 6
Pour servir ce bandit qui dans leur sang se vautre, 12
Hélas ! pour trahir l'une et déshonorer l'autre, 12
Que vous ont-elles fait ? 6
Après qui marchez-vous, ô légion trompée ? 12
270 L'homme à qui vous avez prostitué l'épée, 12
Ce criminel flagrant, 6
Cet aventurier vil en qui vous semblez croire, 12
Sera Napoléon-le-Petit dans l'histoire 12
Ou Cartouche-le-Grand. 6
275 Armée ! ainsi ton sabre a frappé par derrière 12
Le serment, le devoir, la loyauté guerrière, 12
Le droit au vent jeté, 6
La révolution sur ce grand siècle empreinte, 12
Le progrès, l'avenir, la république sainte, 12
280 La sainte liberté, 6
Pour qu'il puisse asservir ton pays que tu navres, 12
Pour qu'il puisse s'asseoir sur tous ces grands cadavres, 12
Lui, ce nain tout-puissant, 6
Qui préside l'orgie immonde et triomphale, 12
285 Qui cuve le massacre et dont la gorge exhale 12
L'affreux hoquet du sang ! 6
VIII
Ô Dieu, puisque voilà ce qu'a fait cette armée, 12
Puisque, comme une porte est barrée et fermée, 12
Elle est sourde à l'honneur, 6
290 Puisque tous ces soldats rampent sans espérance, 12
Et puisque dans le sang ils ont éteint la.France, 12
Votre flambeau, seigneur ! 6
Puisque la conscience en deuil est sans refuge ; 12
Puisque le prêtre assis dans la chaire, et le juge 12
295 D'hermine revêtu, 6
Adorent le succès, seul vrai, seul légitime, 12
Et disent qu'il vaut mieux réussir par le crime 12
Que choir par la vertu ; 6
Puisque les âmes sont pareilles à des filles ; 12
300 Puisque ceux-là sont morts qui brisaient les bastilles, 12
Ou bien sont dégradés ; 6
Puisque l'abjection aux conseils misérables, 12
Sortant de tous les cœurs, fait les bouches semblables 12
Aux égouts débordés ; 6
305 Puisque l'honneur décroît pendant que César monte ; 12
Puisque dans ce Paris on n'entend plus, ô honte, 12
Que des femmes gémir ; 6
Puisqu'on n'a plus de cœur devant les grandes tâches ; 12
Puisque les vieux faubourgs, tremblant comme des lâches, 12
310 Font semblant de dormir ; 6
Ô Dieu vivant, mon Dieu ! prêtez-moi votre force, 12
Et, moi qui ne suis rien, j'entrerai chez ce Corse 12
Et chez cet inhumain ; 6
Secouant mon vers sombre et plein de votre flamme, 12
315 J'entrerai là, seigneur, la justice dans l'âme 12
Et le fouet à la main ; 6
Et, retroussant ma manche ainsi qu'un belluaire, 12
Seul, terrible, des morts agitant le suaire 12
Dans ma sainte fureur, 6
320 Pareil aux noirs vengeurs devant qui l'on se sauve, 12
J'écraserai du pied l'antre et la bête fauve, 12
L'empire et l'empereur ! 6
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