Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HUG_11/HUG290
Victor HUGO
Les Rayons et les Ombres
1840
XXXV
QUE LA MUSIQUE
DATE DU SEIZIÈME SIÈCLE
I
Ô vous, mes vieux amis, | si jeunes autrefois, 6+6 a
Qui comme moi des jours | avez porté le poids, 6+6 a
Qui de plus d'un regret | frappez la tombe sourde, 6+6 b
Et qui marchez courbés, | car la sagesse est lourde ; 6+6 b
5 Mes amis ! qui de vous, | qui de nous n'a souvent, 6+6 a
Quand le deuil à l'œil sec, | au visage rêvant, 6+6 a
Cet ami sérieux | qui blesse et qu'on révère, 6+6 b
Avait sur notre front | posé sa main sévère, 6+6 b
Qui de nous n'a cherché | le calme dans un chant ! 6+6 a
10 Qui n'a, comme une sœur | qui guérit en touchant, 6+6 a
Laissé la mélodie | entrer dans sa pensée ! 6+6 b
Et, sans heurter des morts | la mémoire bercée, 6+6 b
N'a retrouvé le rire | et les pleurs à la fois 6+6 a
Parmi les instruments, | les flûtes et les voix ! 6+6 a
15 Qui de nous, quand sur lui | quelque douleur s'écoule, 6+6 b
Ne s'est glissé, vibrant | au souffle de la foule, 6+6 b
Dans le théâtre empli | de confuses rumeurs ! 6+6 a
Comme un soupir parfois | se perd dans des clameurs, 6+6 a
Qui n'a jeté son âme, | à ces âmes mêlée, 6+6 b
20 Dans l'orchestre où frissonne | une musique ailée, 6+6 b
Où la marche guerrière | expire en chant d'amour, 6+6 a
Où la basse en pleurant | apaise le tambour ! 6+6 a
II
Écoutez ! écoutez ! | du maître qui palpite, 6+6 b
Sur tous les violons | l'archet se précipite. 6+6 b
25 L'orchestre tressaillant | rit dans son antre noir. 6+6 a
Tout parle. C'est ainsi | qu'on entend sans les voir, 6+6 a
Le soir, quand la campagne | élève un sourd murmure, 6+6 b
Rire les vendangeurs | dans une vigne mûre. 6+6 b
Comme sur la colonne | un frêle chapiteau, 6+6 a
30 La flûte épanouie | a monté sur l'alto. 6+6 a
Les gammes, chastes sœurs | dans la vapeur cachées, 6+6 b
Vidant et remplissant | leurs amphores penchées, 6+6 b
Se tiennent par la main | et chantent tour à tour. 6+6 a
Tandis qu'un vent léger | fait flotter alentour, 6+6 a
35 Comme un voile folâtre | autour d'un divin groupe, 6+6 b
Ces dentelles du son | que le fifre découpe. 6+6 b
Ciel ! voilà le clairon | qui sonne. À cette voix, 6+6 a
Tout s'éveille en sursaut, | tout bondit à la fois. 6+6 a
La caisse aux mille échos, | battant ses flancs énormes, 6+6 b
40 Fait hurler le troupeau | des instruments difformes, 6+6 b
Et l'air s'emplit d'accords | furieux et sifflants 6+6 a
Que les serpents de cuivre | ont tordus dans leurs flancs. 6+6 a
Vaste tumulte où passe | un hautbois qui soupire ! 6+6 b
Soudain du haut en bas | le rideau se déchire ; 6+6 b
45 Plus sombre et plus vivante | à l'œil qu'une forêt, 6+6 a
Toute la symphonie | en un hymne apparaît. 6+6 a
Puis, comme en un chaos | qui reprendrait un monde, 6+6 b
Tout se perd dans les plis | d'une brume profonde. 6+6 b
Chaque forme du chant | passe en disant : Assez ! 6+6 a
50 Les sons étincelants | s'éteignent dispersés. 6+6 a
Une nuit qui répand | ses vapeurs agrandies 6+6 b
Efface le contour | des vagues mélodies, 6+6 b
Telles que des esquifs | dont l'eau couvre les mâts ; 6+6 a
Et la strette, jetant | sur leur confus amas 6+6 a
55 Ses tremblantes lueurs | largement étalées, 6+6 b
Retombe dans cette ombre | en grappes étoilées ! 6+6 b
Ô concert qui s'envole | en flamme à tous les vents ! 6+6 a
Gouffre où le crescendo | gonfle ses flots mouvants ! 6+6 a
Comme l'âme s'émeut ! | comme les cœurs écoutent ! 6+6 b
60 Et comme cet archet | d'où les notes dégouttent, 6+6 b
Tantôt dans le lumière | et tantôt dans la nuit, 6+6 a
Remue avec fierté | cet orage de bruit ! 6+6 a
III
Puissant Palestrina, | vieux maître, vieux génie, 6+6 b
Je vous salue ici, | père de l'harmonie, 6+6 b
65 Car, ainsi qu'un grand fleuve | où boivent les humains, 6+6 a
Toute cette musique | a coulé dans vos mains ! 6+6 a
Car Gluck et Beethoven, | rameaux sous qui l'on rêve, 6+6 b
Sont nés de votre souche | et faits de votre sève ! 6+6 b
Car Mozart, votre fils, | a pris sur vos autels 6+6 a
70 Cette nouvelle lyre | inconnue aux mortels, 6+6 a
Plus tremblante que l'herbe | au souffle des aurores, 6+6 b
Née au seizième siècle | entre vos doigts sonores ! 6+6 b
Car, maître, c'est à vous | que tous nos soupirs vont, 6+6 a
Sitôt qu'une voix chante | et qu'une âme répond ! 6+6 a
75 Oh ! ce maître, pareil | au créateur qui fonde, 6+6 b
Comment dit-il jaillir | de sa tête profonde 6+6 b
Cet univers de sons, | doux et sombre à la fois, 6+6 a
Écho du Dieu caché | dont le monde est la voix ? 6+6 a
Où ce jeune homme, enfant | de la blonde Italie, 6+6 b
80 Prit-il cette âme immense | et jusqu'aux bords remplie ? 6+6 b
Quel souffle, quel travail, | quelle intuition, 6+6 a
Fit de lui ce géant, | dieu de l'émotion, 6+6 a
Vers qui se tourne l'œil | qui pleure et qui s'essuie, 6+6 b
Sur qui tout un côté | du cœur humain s'appuie ? 6+6 b
85 D'où lui vient cette voix | qu'on écoute à genoux ? 6+6 a
Et qui donc verse en lui | ce qu'il reverse en nous ? 6+6 a
IV
Ô mystère profond | des enfances sublimes ! 6+6 b
Qui fait naître la fleur | au penchant des abîmes, 6+6 b
Et le poète au bord | des sombres passions ? 6+6 a
90 Quel dieu lui trouble l'œil | d'étranges visions ? 6+6 a
Quel dieu lui montre l'astre | au milieu des ténèbres, 6+6 b
Et, comme sous un crêpe | aux plis noirs et funèbres 6+6 b
On voit d'une beauté | le sourire enivrant, 6+6 a
L'idéal à travers | le réel transparent ? 6+6 a
95 Qui donc prend par la main | un enfant dès l'aurore 6+6 b
Pour lui dire : — « En ton âme | il n'est pas jour encore. 6+6 b
Enfant de l'homme ! avant | que de son feu vainqueur 6+6 a
Le midi de la vie | ait desséché ton cœur, 6+6 a
Viens, je vais t'entrouvrir | des profondeurs sans nombre ! 6+6 b
100 Viens, je vais de clarté | remplir tes yeux pleins d'ombre ! 6+6 b
Viens, écoute avec moi | ce qu'on explique ailleurs, 6+6 a
Le bégaiement confus | des sphères et des fleurs ; 6+6 a
Car, enfant, astre au ciel | ou rose dans la haie, 6+6 b
Toute chose innocente | ainsi que toi bégaie ! 6+6 b
105 Tu seras le poète, | un homme qui voit Dieu ! 6+6 a
Ne crains pas la science, | âpre sentier de feu, 6+6 a
Route austère, il est vrai, | mais des grands cœurs choisies, 6+6 b
Que la religion | et que la poésie 6+6 b
Bordent des deux côtés | de leur buisson fleuri. 6+6 a
110 Quand tu peux en chemin, | ô bel enfant chéri, 6+6 a
Cueillir l'épine blanche | et les clochettes bleues, 6+6 b
Ton petit pas se joue | avec les grandes lieues. 6+6 b
Ne crains donc pas l'ennui | ni la fatigue. — Viens ! 6+6 a
Écoute la nature | aux vagues entretiens. 6+6 a
115 Entends sous chaque objet | sourdre la parabole. 6+6 b
Sous l'être universel | vois l'éternel symbole, 6+6 b
Et l'homme et le destin, | et l'arbre et la forêt, 6+6 a
Les noirs tombeaux, sillons | où germe le regret ; 6+6 a
Et, comme à nos douleurs | des branches attachées, 6+6 b
120 Les consolations | sur notre front penchées, 6+6 b
Et, pareil à l'esprit | du juste radieux, 6+6 a
Le soleil, cette gloire | épanouie aux cieux ! » 6+6 a
V
Dieu ! que Palestrina, | dans l'homme et dans les choses, 6+6 b
Dut entendre de voix | joyeuses et moroses ! 6+6 b
125 Comme on sent qu'à cet âge | où notre cœur sourit, 6+6 a
Où lui déjà pensait, | il a dans son esprit 6+6 a
Emporté, comme un fleuve | à l'onde fugitive, 6+6 b
Tout ce que lui jetait | la nuée ou la rive ! 6+6 b
Comme il s'est promené, | tout enfant, tout pensif, 6+6 a
130 Dans les champs, et, dès l'aube, | au fond du bois massif, 6+6 a
Et près du précipice, | épouvante des mères ! 6+6 b
Tour à tour noyé d'ombre, | ébloui de chimères, 6+6 b
Comme il ouvrait son âme | alors que le printemps 6+6 a
Trempe la berge en fleur | dans l'eau des clairs étangs, 6+6 a
135 Que le lierre remonte | aux branches favorites, 6+6 b
Que l'herbe aux boutons d'or | mêle les marguerites ! 6+6 b
À cette heure indécise | où le jour va mourir, 6+6 a
Où tout s'endort, le cœur | oubliant de souffrir, 6+6 a
Les oiseaux de chanter | et les troupeaux de paître, 6+6 b
140 Que de fois sous ses yeux | un chariot champêtre, 6+6 b
Groupe vivant de bruit, | de chevaux et de voix, 6+6 a
A gravi sur le flanc | du coteau dans les bois 6+6 a
Quelque route creusée | entre les ocres jaunes, 6+6 b
Tandis que, près d'une eau | qui fuyait sous les aulnes, 6+6 b
145 Il écoutait gémir | dans les brumes du soir 6+6 a
Une cloche enrouée | au fond d'un vallon noir ! 6+6 a
Que de fois, épiant | la rumeur des chaumières, 6+6 b
Le brin d'herbe moqueur | qui siffle entre deux pierres, 6+6 b
Le cri plaintif du soc | gémissant et traîné, 6+6 a
150 Le nid qui jase au fond | du cloître ruiné 6+6 a
D'où l'ombre se répand | sur les tombes des moines, 6+6 b
Le champ doré par l'aube | où causent les avoines 6+6 b
Qui pour nous voir passer, | ainsi qu'un peuple heureux, 6+6 a
Se penchent en tumulte | au bord du chemin creux, 6+6 a
155 L'abeille qui gaiement | chante et parle à la rose, 6+6 b
Parmi tous ces objets | dont l'être se compose, 6+6 b
Que de fois il rêva, | scrutateur ténébreux, 6+6 a
Cherchant à s'expliquer | ce qu'ils disaient entre eux ! 6+6 a
Et chaque soir, après | ses longues promenades, 6+6 b
160 Laissant sous les balcons | rire les sérénades, 6+6 b
Quand il s'en revenait | content, grave et muet, 6+6 a
Quelque chose de plus | dans son cœur remuait. 6+6 a
Mouche, il avait son miel ; | arbuste, sa rosée. 6+6 b
Il en vint par degrés | à ce qu'en sa pensée 6+6 b
165 Tout vécut. — Saint travail | que les poètes font ! — 6+6 a
Dans sa tête, pareille | à l'univers profond, 6+6 a
L'air courait, les oiseaux | chantaient, la flamme et l'onde 6+6 b
Se courbaient, la moisson | dorait la terre blonde, 6+6 b
Et les toits et les monts | et l'ombre qui descend 6+6 a
170 Se mêlaient, et le soir | venait, sombre et chassant 6+6 a
La brute vers son antre | et l'homme vers son gîte, 6+6 b
Et les hautes forêts, | qu'un vent du ciel agite, 6+6 b
Joyeuses de renaître | au départ des hivers, 6+6 a
Secouaient follement | leurs grands panaches verts ! 6+6 a
175 C'est ainsi qu'esprit, forme, | ombre, lumière et flamme, 6+6 b
L'urne du monde entier | s'épancha dans son âme ! 6+6 b
VI
Ni peintre, ni sculpteur ! | Il fut musicien. 6+6 a
Il vint, nouvel Orphée, | après l'Orphée ancien ; 6+6 a
Et, comme l'océan | n'apporte que sa vague, 6+6 b
180 Il n'apporta que l'art | du mystère et du vague ! 6+6 b
La lyre qui tout bas | pleure en chantant bien haut ! 6+6 a
Qui verse à tous un son | où chacun trouve un mot ! 6+6 a
Le luth où se traduit, | plus ineffable encore, 6+6 b
Le rêve inexprimé | qui s'efface à l'aurore ! 6+6 b
185 Car il ne voyait rien | par l'angle étincelant, 6+6 a
Car son esprit, du monde | immense et fourmillant 6+6 a
Qui pour ses yeux nageait | dans l'ombre indéfinie, 6+6 b
Éteignait la couleur | et tirait l'harmonie ! 6+6 b
Ainsi toujours son hymne, | en descendant des cieux, 6+6 a
190 Pénètre dans l'esprit | par le côté pieux, 6+6 a
Comme un rayon des nuits | par un vitrail d'église ! 6+6 b
En écoutant ses chants | que l'âme idéalise, 6+6 b
Il semble, à ces accords | qui, jusqu'au cœur touchant, 6+6 a
Font sourire le juste | et songer le méchant, 6+6 a
195 Qu'on respire un parfum | d'encensoirs et de cierges, 6+6 b
Et l'on croit voir passer | un de ces anges-vierges 6+6 b
Comme en rêvait Giotto, | comme Dante en voyait, 6+6 a
Êtres sereins posés | sur ce monde inquiet, 6+6 a
À la prunelle bleue, | à la robe d'opale, 6+6 b
200 Qui, tandis qu'au milieu | d'un azur déjà pâle 6+6 b
Le point d'or d'une étoile | éclate à l'orient, 6+6 a
Dans un beau champ de trèfle | errent en souriant ! 6+6 a
VII
Heureux ceux qui vivaient | dans ce siècle sublime 6+6 b
Où, du génie humain | dorant encor la cime, 6+6 b
205 Le vieux soleil gothique | à l'horizon mourait ! 6+6 a
Où déjà, dans la nuit | emportant son secret, 6+6 a
La cathédrale morte | en un sol infidèle 6+6 b
Ne faisait plus jaillir | d'églises autour d'elle ! 6+6 b
Être immense obstruée | encore à tous degrés, 6+6 a
210 Ainsi qu'une Babel | aux abords encombrés, 6+6 a
De donjons, de beffrois, | de flèches élancées, 6+6 b
D'édifices construits | pour toutes les pensées ; 6+6 b
De génie et de pierre | énorme entassement ; 6+6 a
Vaste amas d'où le jour | s'en allait lentement ! 6+6 a
215 Siècle mystérieux | où la science sombre 6+6 b
De l'antique Dédale | agonisait dans l'ombre, 6+6 b
Tandis qu'à l'autre bout | de l'horizon confus, 6+6 a
Entre Tasse et Luther, | ces deux chênes touffus, 6+6 a
Sereine, et blanchissant | de sa lumière pure 6+6 b
220 Ton dôme merveilleux, | ô sainte Architecture, 6+6 b
Dans ce ciel, qu'Albert Düre | admirait à l'écart, 6+6 a
La Musique montait, | cette lune de l'art ! 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
logo du CRISCO logo de l'université