Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HUG_11/HUG291
Victor HUGO
Les Rayons et les Ombres
1840
XXXVI
LA STATUE
Il semblait grelotter, | car la bise était dure. 6+6 a
C'était, sous un amas | de rameaux sans verdure, 6+6 a
Une pauvre statue, | au dos noir, au pied vert, 6+6 b
Un vieux faune isolé | dans le vieux parc désert, 6+6 b
5 Qui, de son front penché | touchant aux branches d'arbre, 6+6 a
Se perdait à mi-corps | dans sa gaine de marbre. 6+6 a
Il était là, pensif, | à la terre lié, 6+6 b
Et, comme toute chose | immobile, — oublié ! 6+6 b
Des arbres l'entouraient, | fouettés d'un vent de glace, 6+6 a
10 Et comme lui vieillis | à cette même place ; 6+6 a
Des marronniers géants, | sans feuilles, sans oiseaux 6+6 b
Sous leurs tailles brouillés | en ténébreux réseaux, 6+6 b
Pâle, il apparaissait, | et la terre était brune. 6+6 a
Une âpre nuit d'hiver, | sans étoile et sans lune, 6+6 a
15 Tombait à larges pans | dans le brouillard diffus. 6+6 b
D'autres arbres plus loin | croisaient leurs sombres fûts ; 6+6 b
Plus loin d'autres encore, | estompés par l'espace, 6+6 a
Poussaient dans le ciel gris | où le vent du soir passe 6+6 a
Mille petits rameaux | noirs, tordus et mêlés, 6+6 b
20 Et se posaient partout, | l'un par l'autre voilés, 6+6 b
Sur l'horizon, perdu | dans les vapeurs informes, 6+6 a
Comme un grand troupeau roux | de hérissons énormes. 6+6 a
Rien de plus. Ce vieux faune, | un ciel morne, un bois noir. 6+6 b
Peut-être dans la brume | au loin pouvait-on voir 6+6 b
25 Quelque longue terrasse | aux verdâtres assises, 6+6 a
Ou, près d'un grand bassin, | des nymphes indécises, 6+6 a
Honteuses à bon droit | dans ce parc aboli, 6+6 b
Autrefois des regards, | maintenant de l'oubli. 6+6 b
Le vieux faune riait. | — Dans leurs ombres douteuses 6+6 a
30 Laissant le bassin triste | et les nymphes honteuses, 6+6 a
Le vieux faune riait, | c'est à lui que je vins ; 6+6 b
Ému, car sans pitié | tous ces sculpteurs divins 6+6 b
Condamnent pour jamais, | contents qu'on les admire, 6+6 a
Les nymphes à la honte | et les faunes au rire. 6+6 a
35 Moi, j'ai toujours pitié | du pauvre marbre obscur. 6+6 b
De l'homme moins souvent, | parce qu'il est plus dur. 6+6 b
Et, sans froisser d'un mot | son oreille blessée, 6+6 a
Car le marbre entend bien | la voix de la pensée, 6+6 a
Je lui dis : — « Vous étiez | du beau siècle amoureux. 6+6 b
40 Sylvain, qu'avez-vous vu | quand vous étiez heureux ? 6+6 b
Vous étiez de la cour ? | Vous assistiez aux fêtes ? 6+6 a
C'est pour vous divertir | que ces nymphes sont faites. 6+6 a
C'est pour vous, dans ces bois, | que de savantes mains 6+6 b
Ont mêlé les dieux grecs | et les césars romains, 6+6 b
45 Et, dans les claires eaux | mirant les vases rares, 6+6 a
Tordu tout ce jardin | en dédales bizarres. 6+6 a
Quand vous étiez heureux, | qu'avez-vous vu, Sylvain ? 6+6 b
Contez-moi les secrets | de ce passé trop vain, 6+6 b
De ce passé charmant, | plein de flammes discrètes, 6+6 a
50 Où parmi les grands rois | croissaient les grands poètes. 6+6 a
Que de frais souvenirs | dont encor vous riez ! 6+6 b
Parlez-moi, beau Sylvain, | comme vous parleriez 6+6 b
À l'arbre, au vent qui souffle, | à l'herbe non foulée. 6+6 a
D'un bout à l'autre bout | de cette épaisse allée, 6+6 a
55 Avez-vous quelquefois, | moqueur antique et grec, 6+6 b
Quand près de vous passait | avec le beau Lautrec 6+6 b
Marguerite aux yeux doux, | la reine béarnaise, 6+6 a
Lancé votre œil oblique | à l'Hercule Farnèse ? 6+6 a
Seul sous votre antre vert | de feuillage mouillé, 6+6 b
60 Ô Sylvain complaisant, | avez-vous conseillé, 6+6 b
Vous tournant vers chacun | du côté qui l'attire, 6+6 a
Racan comme berger, | Regnier comme satyre ? 6+6 a
Avez-vous vu parfois, | sur ce banc, vers midi, 6+6 b
Suer Vincent de Paul | à façonner Gondi ? 6+6 b
65 Faune ! avez-vous suivi | de ce regard étrange 6+6 a
Anne avec Buckingham, | Louis avec Fontange, 6+6 a
Et se retournaient-ils, | la rougeur sur le front, 6+6 b
En vous entendant rire | au coin du bois profond ? 6+6 b
Étiez-vous consulté | sur le thyrse ou le lierre, 6+6 a
70 Lorsqu'en un grand ballet | de forme singulière 6+6 a
La cour du dieu Phœbus | ou la cour du dieu Pan 6+6 b
Du nom d'Amaryllis | enivraient Montespan ? 6+6 b
Fuyant des courtisans | les oreilles de pierre, 6+6 a
La Fontaine vint-il, | les pleurs dans la paupière, 6+6 a
75 De ses nymphes de Vaux | vous conter les regrets ? 6+6 b
Que vous disait Boileau, | que vous disait Segrais, 6+6 b
À vous, faune lettré | qui jadis dans l'églogue 6+6 a
Aviez avec Virgile | un charmant dialogue, 6+6 a
Et qui faisiez sauter, | sur le gazon naissant, 6+6 b
80 Le lourd spondée au pas | du dactyle dansant ? 6+6 b
Avez-vous vu jouer | les beautés dans les herbes, 6+6 a
Chevreuse aux yeux noyés, | Thiange aux airs superbes ? 6+6 a
Vous ont-elles parfois | de leur groupe vermeil 6+6 b
Entouré follement, | si bien que le soleil 6+6 b
85 Découpait tout à coup, | en perçant quelque nue, 6+6 a
Votre profil lascif | sur leur gorge ingénue ? 6+6 a
Votre arbre a-t-il reçu | sous son abri serein 6+6 b
L'écarlate linceul | du pâle Mazarin ? 6+6 b
Avez-vous eu l'honneur | de voir rêver Molière ? 6+6 a
90 Vous a-t-il quelquefois, | d'une voix familière, 6+6 a
Vous jetant brusquement | un vers mélodieux, 6+6 b
Tutoyé, comme on fait | entre les demi-dieux ? 6+6 b
En revenant un soir | du fond des avenues, 6+6 a
Ce penseur, qui, voyant | les âmes toutes nues, 6+6 a
95 Ne pouvait avoir peur | de votre nudité, 6+6 b
À l'homme en son esprit | vous a-t-il confronté ? 6+6 b
Et vous a-t-il trouvé, | vous le spectre cynique, 6+6 a
Moins triste, moins méchant, | moins froid, moins ironique, 6+6 a
Alors qu'il comparait, | s'arrêtant en chemin, 6+6 b
100 Votre rire de marbre | à notre rire humain ? » 6+6 b
Ainsi je lui parlais | sous l'épaisse ramure. 6+6 a
Il ne répondit pas | même par un murmure. 6+6 a
J'écoutais, incliné | sur le marbre glacé, 6+6 b
Mais je n'entendis rien | remuer du passé. 6+6 b
105 La blafarde lueur | du jour qui se retire 6+6 a
Blanchissait vaguement | l'immobile satyre, 6+6 a
Muet à ma parole | et sourd à ma pitié. 6+6 b
À le voir là, sinistre, | et sortant à moitié 6+6 b
De son fourreau noirci | par l'humide feuillée, 6+6 a
110 On eût dit la poignée | en torse ciselée 6+6 a
D'un vieux glaive rouillé | qu'on laisse dans l'étui. 6+6 b
Je secouai la tête | et m'éloignai de lui. 6+6 b
Alors des buissons noirs, | des branches desséchées 6+6 a
Comme des sœurs en deuil | sur sa tête penchées, 6+6 a
115 Et des antres secrets | dispersés dans les bois, 6+6 b
Il me sembla soudain | qu'il sortait une voix, 6+6 b
Qui dans mon âme obscure | et vaguement sonore 6+6 a
Éveillait un écho | comme au fond d'une amphore. 6+6 a
— « Ô poète imprudent, | que fais-tu ? laisse en paix 6+6 b
120 Les faunes délaissés | sous les arbres épais ! 6+6 b
Poète ! ignores-tu | qu'il est toujours impie 6+6 a
D'aller, aux lieux déserts | où dort l'ombre assoupie, 6+6 a
Secouer, par l'amour | fussiez-vous entraînés, 6+6 b
Cette mousse qui pend | aux siècles ruinés, 6+6 b
125 Et troubler, du vain bruit | de vos voix indiscrètes, 6+6 a
Le souvenir des morts | dans ses sombres retraites ! » 6+6 a
Alors dans les jardins | sous la brume enfouis 6+6 b
Je m'enfonçai, rêvant | aux jours évanouis, 6+6 b
Tandis que les rameaux | s'emplissaient de mystère, 6+6 a
130 Et que derrière moi | le faune solitaire, 6+6 a
Hiéroglyphe obscur | d'un antique alphabet, 6+6 b
Continuait de rire | à la nuit qui tombait. 6+6 b
J'allais, et contemplant | d'un regard triste encore 6+6 a
Tous ces doux souvenirs, | beauté, printemps, aurore, 6+6 a
135 Dans l'air et sous mes pieds | épars, mêlés, flottants, 6+6 b
Feuilles de l'autre été, | femmes de l'autre temps, 6+6 b
J'entrevoyais au loin, | sous les branchages sombres, 6+6 a
Des marbres dans le bois, | dans le passé des ombres ! 6+6 a
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