Métrique en Ligne
HUG_10/HUG173
Victor HUGO
Les feuilles d'automne
1831
XXX
SOUVENIR D'ENFANCE
À JOSEPH, COMTE DE S.
Cuncta supercilio.
HORACE.
Dans une grande fête, un jour, au Panthéon, 12
J'avais sept ans, je vis passer Napoléon. 12
Pour voir cette figure illustre et solennelle, 12
Je m'étais échappé de l'aile maternelle ; 12
5 Car il tenait déjà mon esprit inquiet ; 12
Mais ma mère aux doux yeux, qui souvent s'effrayait 12
En m'entendant parler guerre, assauts et bataille, 12
Craignait pour moi la foule, à cause de ma taille. 12
Et ce qui me frappa, dans ma sainte terreur, 12
10 Quand au front du cortège apparut l'empereur, 12
Tandis que les enfants demandaient à leurs mères 12
Si c'est là ce héros dont on fait cent chimères, 12
Ce ne fut pas de voir tout ce peuple à grand bruit 12
Le suivre comme on suit un phare dans la nuit, 12
15 Et se montrer de loin sur sa tête suprême 12
Ce chapeau tout usé plus beau qu'un diadème, 12
Ni, pressés sur ses pas, dix vassaux couronnés 12
Regarder en tremblant ses pieds éperonnés, 12
Ni ses vieux grenadiers, se faisant violence, 12
20 Des cris universels s'enivrer en silence ; 12
Non, tandis qu'à genoux la ville tout en feu, 12
Joyeuse comme on est lorsqu'on a qu'un seul vœu, 12
Qu'on n'est qu'un même peuple et qu'ensemble on respire 12
Chantait en chœur : VEILLONS AU SALUT DE L'EMPIRE ! 12
25 Ce qui me frappa, dis-je, et me resta gravé, 12
Même après que le cri sur sa route élevé 12
Se fut évanoui dans ma jeune mémoire, 12
Ce fut de voir, parmi ces fanfares de gloire, 12
Dans le bruit qu'il faisait, cet homme souverain 12
30 Passer, muet et grave, ainsi qu'un dieu d'airain ! 12
Et le soir, curieux, je le dis à mon père, 12
Pendant qu'il défaisait son vêtement de guerre, 12
Et que je me jouais sur son dos indulgent 12
De l'épaulette d'or aux étoiles d'argent. 12
35 Mon père secoua la tête sans réponse. 12
Mais souvent une idée en notre esprit s'enfonce, 12
Ce qui nous a frappés nous revient par moments, 12
Et l'enfance naïve a ses étonnements. 12
Le lendemain, pour voir le soleil qui s'incline, 12
40 J'avais suivi mon père au haut de la colline 12
Qui domine Paris du côté du levant, 12
Et nous allions tous deux, lui pensant, moi rêvant. 12
Cet homme en mon esprit restait comme un prodige, 12
Et, parlant à mon père : « Ô mon père, lui dis-je, 12
45 Pourquoi notre empereur, cet envoyé de Dieu, 12
Lui qui fait tout mouvoir et qui met tout en feu, 12
A-t-il ce regard froid et cet air immobile ? » 12
Mon père dans ses mains prit ma tête débile, 12
Et, me montrant au loin l'horizon spacieux : 12
50 « Vois, mon fils ! cette terre, immobile à tes yeux, 12
Plus que l'air, plus que l'onde et la flamme, est émue, 12
Car le germe de tout dans son ventre remue. 12
Dans ses flancs ténébreux, nuit et jour, en rampant, 12
Elle sent se plonger la racine, serpent 12
55 Qui s'abreuve aux ruisseaux des sèves toujours prêtes, 12
Et fouille et boit sans cesse avec ses mille têtes. 12
Mainte flamme y ruisselle, et tantôt lentement 12
Imbibe le cristal qui devient diamant, 12
Tantôt, dans quelque mine éblouissante et sombre, 12
60 Allume des monceaux d'escarboucles sans nombre, 12
Ou, s'échappant au jour, plus magnifique encor, 12
Au front du vieil Etna met une aigrette d'or. 12
Toujours l'intérieur de la terre travaille. 12
Son flanc universel incessamment tressaille. 12
65 Goutte à goutte, et sans bruit qui réponde à son bruit, 12
La source de tout fleuve y filtre dans la nuit. 12
Elle porte à la fois, sur sa face où nous sommes, 12
Les blés et les cités, les forêts et les hommes. 12
Vois, tout est vert au loin, tout rit, tout est vivant. 12
70 Elle livre le chêne et le brin d'herbe au vent. 12
Les fruits et les épis la couvrent à cette heure. 12
Eh bien ! déjà, tandis que ton regard l'effleure, 12
Dans son sein, que n'épuise aucun enfantement, 12
Les futures moissons tremblent confusément ! 12
75 « Ainsi travaille, enfant, l'âme active et féconde 12
Du poète qui crée et du soldat qui fonde. 12
Mais ils n'en font rien voir. De la flamme à pleins bords, 12
Qui les brûle au dedans, rien ne luit au dehors. 12
Ainsi Napoléon, que l'éclat environne 12
80 Et qui fit tant de bruit en forgeant sa couronne, 12
Ce chef que tout célèbre et que pourtant tu vois 12
Immobile et muet, passer sur le pavois, 12
Quand le peuple l'étreint, sent en lui ses pensées, 12
Qui l'étreignent aussi, se mouvoir plus pressées. 12
85 Déjà peut-être en lui mille choses se font, 12
Et tout l'avenir germe en son cerveau profond. 12
Déjà dans sa pensée, immense et clairvoyante, 12
L'Europe ne fait plus qu'une France géante, 12
Berlin, Vienne, Madrid, Moscou, Londres, Milan, 12
90 Viennent rendre à Paris hommage une fois l'an, 12
Le Vatican n'est plus que le vassal du Louvre, 12
La terre à chaque instant sous les vieux trônes s'ouvre, 12
Et de tous leurs débris sort pour le genre humain 12
Un autre Charlemagne, un autre globe en main ! 12
95 Et, dans le même esprit où ce grand dessein roule, 12
Les bataillons futurs déjà marchent en foule, 12
Le conscrit résigné, sous un avis fréquent, 12
Se dresse, le tambour résonne au front du camp, 12
D'ouvriers et d'outils Cherbourg couvre sa grève, 12
100 Le vaisseau colossal sur le chantier s'élève, 12
L'obusier rouge encor sort du fourneau qui bout, 12
Une marine flotte, une armée est debout ! 12
Car la guerre toujours l'illumine et l'enflamme, 12
Et peut-être déjà, dans la nuit de cette âme, 12
105 Sous ce crâne, où le monde en silence est couvé, 12
D'un second Austerlitz le soleil s'est levé ! » 12
Plus tard, une autre fois, je vis passer cet homme, 12
Plus grand dans son Paris que César dans sa Rome. 12
Des discours de mon père alors je me souvins. 12
110 On l'entourait encor d'honneurs presque divins, 12
Et je lui retrouvai, rêveur à son passage, 12
Et la même pensée et le même visage. 12
Il méditait toujours son projet surhumain. 12
Cent aigles l'escortaient en empereur romain. 12
115 Ses régiments marchaient, enseignes déployées ; 12
Ses lourds canons, baissant leurs boucles essuyées, 12
Couraient, et, traversant la foule aux pas confus, 12
Avec un bruit d'airain sautaient sur leurs affûts. 12
Mais bientôt, au soleil, cette tête admirée 12
120 Disparut dans un flot de poussière dorée, 12
Il passa. Cependant son nom sur la cité 12
Bondissait, des canons aux cloches rejeté ; 12
Son cortège emplissait de tumulte les rues, 12
Et, par mille clameurs de sa présence accrues, 12
125 Par mille cris de joie et d'amour furieux, 12
Le peuple saluait ce passant glorieux ! 12
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