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HUG_10/HUG152
Victor HUGO
Les feuilles d'automne
1831
IX
À M. DE LAMARTINE
Te referent fluctus !
HORACE.
Naguère une même tourmente, 8
Ami, battait nos deux esquifs ; 8
Une même vague écumante 8
Nous jetait aux mêmes récifs ; 8
5 Les mêmes haines débordées 8
Gonflaient sous nos nefs inondées 8
Leurs flots toujours multipliés, 8
Et, comme un océan qui roule, 8
Toutes les têtes de la foule 8
10 Hurlaient à la fois sous nos pieds ! 8
Qu'allais-je faire en cet orage, 8
Moi qui m'échappais du berceau ? 8
Moi qui vivais d'un peu d'ombrage, 8
Et d'un peu d'air, comme l'oiseau ? 8
15 À cette mer qui le repousse 8
Pourquoi livrer mon nid de mousse 8
Où le jour n'osait pénétrer ? 8
Pourquoi donner à la rafale 8
Ma belle robe nuptiale 8
20 Comme une voile à déchirer ? 8
C'est que, dans mes songes de flamme, 8
C'est que, dans mes rêves d'enfant, 8
J'avais toujours présents à l'âme 8
Ces hommes au front triomphant, 8
25 Qui, tourmentés d'une autre terre, 8
En ont deviné le mystère 8
Avant que rien en soit venu, 8
Dont la tête au ciel est tournée, 8
Dont l'âme, boussole obstinée, 8
30 Toujours cherche un pôle inconnu ! 8
Ces Gamas en qui rien n'efface 8
Leur indomptable ambition, 8
Savent qu'on n'a vu qu'une face 8
De l'immense création. 8
35 Ces Colombs, dans leur main profonde, 8
Pèsent la terre et pèsent l'onde 8
Comme à la balance du ciel, 8
Et, voyant d'en haut toute cause, 8
Sentent qu'il manque quelque chose 8
40 À l'équilibre universel ! 8
Ce contre-poids qui se dérobe, 8
Ils le chercheront, ils iront ; 8
Ils rendront sa ceinture au globe, 8
À l'univers son double front ; 8
45 Ils partent, on plaint leur folie ! 8
L'onde les emporte ; on oublie 8
Le voyage et le voyageur !… — 8
Tout à coup de la mer profonde 8
Ils ressortent avec leur monde, 8
50 Comme avec sa perle un plongeur ! 8
Voilà quelle était ma pensée. 8
Quand sur le flot sombre et grossi 8
Je risquai ma nef insensée, 8
Moi, je cherchais un monde aussi ! 8
55 Mais, à peine loin du rivage, 8
J'ai vu sur l'océan sauvage 8
Commencer dans un tourbillon 8
Cette lutte qui me déchire 8
Entre les voiles du navire 8
60 Et les ailes de l'aquilon ! 8
C'est alors qu'en l'orage sombre 8
J'entrevis ton mât glorieux 8
Qui bien avant le mien, dans l'ombre, 8
Fatiguait l'autan furieux. 8
65 Alors, la tempête était haute, 8
Nous combattîmes côte à côte, 8
Tous deux, moi barque, toi vaisseau, 8
Comme le frère auprès du frère, 8
Comme le nid auprès de l'aire, 8
70 Comme auprès du lit le berceau ! 8
L'autan criait dans nos antennes, 8
Le flot lavait nos ponts mouvants, 8
Nos banderoles incertaines 8
Frissonnaient au souffle des vents. 8
75 Nous voyions les vagues humides, 8
Comme des cavales numides, 8
Se dresser, hennir, écumer ; 8
L'éclair, rougissant chaque lame, 8
Mettait des crinières de flamme 8
80 À tous ces coursiers de la mer ! 8
Nous, échevelés dans la brume, 8
Chantant plus haut dans l'ouragan, 8
Nous admirions la vaste écume 8
Et la beauté de l'océan ! 8
85 Tandis que la foudre sublime 8
Planait tout en feu sur l'abîme, 8
Nous chantions, hardis matelots, 8
La laissant passer sur nos têtes, 8
Et ; comme l'oiseau des tempêtes, 8
90 Tremper ses ailes dans ses flots ! 8
Échangeant nos signaux fidèles 8
Et nous saluant de la voix, 8
Pareils à deux sœurs hirondelles, 8
Nous voulions, tous deux à la fois, 8
95 Doubler le même promontoire, 8
Remporter la même victoire, 8
Dépasser le siècle en courroux ; 8
Nous tentions le même voyage ; 8
Nous voyions surgir dans l'orage 8
100 Le même Adamastor jaloux ! 8
Bientôt la nuit toujours croissante, 8
Ou quelque vent qui t'emportait, 8
M'a dérobé ta nef puissante 8
Dont l'ombre auprès de moi flottait ! 8
105 Seul je suis resté sous la nue. 8
Depuis, l'orage continue, 8
Le temps est noir, le vent mauvais ; 8
L'ombre m'enveloppe et m'isole, 8
Et, si je n'avais ma boussole, 8
110 Je ne saurais pas où je vais ! 8
Dans cette tourmente fatale 8
J'ai passé les nuits et les jours, 8
J'ai pleuré la terre natale, 8
Et mon enfance et mes amours. 8
115 Si j'implorais le flot qui gronde, 8
Toutes les cavernes de l'onde 8
Se rouvraient jusqu'au fond des mers ; 8
Si j'invoquais le ciel, l'orage, 8
Avec plus de bruit et de rage, 8
120 Secouait sa gerbe d'éclairs ! 8
Longtemps, laissant le vent bruire, 8
Je t'ai cherché, criant ton nom ! 8
Voici qu'enfin je te vois luire 8
À la cime de l'horizon. 8
125 Mais ce n'est plus la nef ployée, 8
Battue, errante, foudroyée 8
Sous tous les caprices des cieux, 8
Rêvant d'idéales conquêtes, 8
Risquant à travers les tempêtes 8
130 Un voyage mystérieux ! 8
C'est un navire magnifique 8
Bercé par le flot souriant, 8
Qui, sur l'océan pacifique, 8
Vient du côté de l'orient ! 8
135 Toujours en avant de sa voile 8
On voit cheminer une étoile 8
Qui rayonne à l'œil ébloui ; 8
Jamais on ne le voit éclore 8
Sans une étincelante aurore 8
140 Qui se lève derrière lui ! 8
Le ciel serein, la mer sereine 8
L'enveloppent de tous côtés ; 8
Par ses mâts et par sa carène 8
Il plonge aux deux immensités ! 8
145 Le flot s'y brise en étincelles ; 8
Ses voiles sont comme des ailes 8
Au souffle qui vient les gonfler ; 8
Il vogue, il vogue vers la plage, 8
Et, comme le cygne qui nage, 8
150 On sent qu'il pourrait s'envoler ! 8
Le peuple, auquel il se révèle 8
Comme une blanche vision, 8
Roule, prolonge, et renouvelle 8
Une immense acclamation. 8
155 La foule inonde au loin la rive. 8
Oh ! dit-elle, il vient, il arrive ! 8
Elle l'appelle avec des pleurs, 8
Et le vent porte au beau navire, 8
Comme à Dieu l'encens et la myrrhe, 8
160 L'haleine de la terre en fleurs ! 8
Oh ! rentre au port, esquif sublime ! 8
Jette l'ancre loin des frimas ! 8
Vois cette couronne unanime 8
Que la foule attache à tes mâts ! 8
165 Oublie et l'onde et l'aventure, 8
Et le labeur de la mâture, 8
Et le souffle orageux du nord ; 8
Triomphe à l'abri des naufrages, 8
Et ris-toi de tous les orages 8
170 Qui rongent les chaînes du port ! 8
Tu reviens de ton Amérique ! 8
Ton monde est trouvé ! — Sur les flots 8
Ce monde, à ton souffle lyrique, 8
Comme un œuf sublime est éclos ! 8
175 C'est un univers qui s'éveille ! 8
Une création pareille 8
À celle qui rayonne au jour ! 8
De nouveaux infinis qui s'ouvrent ! 8
Un de ces mondes que découvrent 8
180 Ceux qui de l'âme ont fait le tour ! 8
Tu peux dire à qui doute encore : 8
« J'en viens ! j'en ai cueilli ce fruit ! 8
Votre aurore n'est pas l'aurore, 8
Et votre nuit n'est pas la nuit. 8
185 Votre soleil ne vaut pas l'autre. 8
Leur jour est plus bleu que le vôtre. 8
Dieu montre sa face en leur ciel. 8
J'ai vu luire une croix d'étoiles 8
Clouée à leurs nocturnes voiles 8
190 Comme un labarum éternel ! » 8
Tu dirais la verte savane, 8
Les hautes herbes des déserts, 8
Et les bois dont le zéphyr vanne 8
Toutes les graines dans les airs ; 8
195 Les grandes forêts inconnus ; 8
Les caps d'où s'envolent les nues 8
Comme l'encens des saints trépieds ; 8
Les fruits de lait et d'ambroisie, 8
Et les mines de poésie 8
200 Dont tu jettes l'or à leurs pieds ! 8
Et puis encor tu pourrais dire, 8
Sans épuiser ton univers, 8
Ses monts d'agate et de porphyre, 8
Ses fleuves qui noieraient leurs mers ; 8
205 De ce monde, né de la veille, 8
Tu peindrais la beauté vermeille, 8
Terre vierge et féconde à tous, 8
Patrie où rien ne nous repousse ; 8
Et ta voix magnifique et douce 8
210 Les ferait tomber à genoux ! 8
Désormais, à tous les voyages 8
Vers ce monde trouvé par toi, 8
En foule ils courront aux rivages 8
Comme un peuple autour de son roi ! 8
215 Mille acclamations sur l'onde 8
Suivront longtemps ta voile blonde 8
Brillante en mer comme un fanal, 8
Salueront le vent qui t'enlève, 8
Puis sommeilleront sur la grève 8
220 Jusqu'à ton retour triomphal ! 8
Ah ! soit qu'au port ton vaisseau dorme, 8
Soit qu'il se livre sans effroi 8
Aux baisers de la mer difforme 8
Qui hurle béante sous moi, 8
225 De ta sérénité sublime 8
Regarde parfois dans l'abîme, 8
Avec des yeux de pleurs remplis, 8
Ce point noir dans ton ciel limpide, 8
Ce tourbillon sombre et rapide 8
230 Qui roule une voile en ses plis ! 8
C'est mon tourbillon, c'est ma voile ! 8
C'est l'ouragan qui, furieux, 8
À mesure éteint chaque étoile 8
Qui se hasarde dans mes cieux ! 8
235 C'est la tourmente qui m'emporte ! 8
C'est la nuée ardente et forte 8
Qui se joue avec moi dans l'air, 8
Et tournoyant comme une roue, 8
Fait étinceler sur ma proue 8
240 Le glaive acéré de l'éclair ! 8
Alors, d'un cœur tendre et fidèle, 8
Ami, souviens-toi de l'ami 8
Que toujours poursuit à coups d'aile 8
Le vent dans ta voile endormi. 8
245 Songe que du sein de l'orage 8
Il t'a vu surgir au rivage 8
Dans un triomphe universel, 8
Et qu'alors il levait la tête, 8
Et qu'il oubliait sa tempête 8
250 Pour chanter l'azur de ton ciel ! 8
Et si mon invisible monde 8
Toujours à l'horizon me fuit, 8
Si rien ne germe dans cette onde 8
Que je laboure jour et nuit, 8
255 Si mon navire de mystère 8
Se brise à cette ingrate terre 8
Que cherchent mes yeux obstinés, 8
Pleure, ami, mon ombre jalouse ! 8
Colomb doit plaindre Lapeyrouse. 8
260 Tous deux étaient prédestinés ! 8
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