Métrique en Ligne
a voyelle stable
er voyelle ambigüe
e "e" masculin
e "e" féminin
e "e" élidé
e "e" ignoré
e "e" écarté
12 longueur métrique
6-6 mètre
HUG_10/HUG172
Victor HUGO
Les feuilles d'automne
1831
XXIX
LA PENTE DE LA RÊVERIE
Obscuritate rerum verba saepè obscurantur.
GERVASIUS TILBERIENSI.
Amis, ne creusez pas vos chères rêveries ; 6+6 a
Ne fouillez pas le sol de vos plaines fleuries ; 6+6 a
Et quand s'offre à vos yeux un océan qui dort, 6+6 b
Nagez à la surface ou jouez sur le bord ; 6+6 b
5 Car la pensée est sombre ! Une pente insensible 6+6 a
Va du monde réel à la sphère invisible ; 6+6 a
La spirale est profonde, et quand on y descend, 6+6 b
Sans cesse se prolonge et va s'élargissant, 6+6 b
Et pour avoir touché quelque énigme fatale, 6+6 a
10 De ce voyage obscur souvent on revient pâle ! 6+6 a
L'autre jour, il venait de pleuvoir, car l'été, 6+6 b
Cette année, est de bise et de pluie attristé, 6+6 b
Et le beau mois de mai dont le rayon nous leurre, 6+6 a
Prend le masque d'avril qui sourit et qui pleure. 6+6 a
15 J'avais levé le store aux gothiques couleurs. 6+6 b
Je regardais au loin les arbres et les fleurs. 6+6 b
Le soleil se jouait sur la pelouse verte 6+6 a
Dans les gouttes de pluie, et ma fenêtre ouverte 6+6 a
Apportait du jardin à mon esprit heureux 6+6 b
20 Un bruit d'enfants joueurs et d'oiseaux amoureux. 6+6 b
Paris, les grands ormeaux, maison, dôme, chaumière, 6+6 a
Tout flottait à mes yeux dans la riche lumière 6+6 a
De cet astre de mai dont le rayon charmant 6+6 b
Au bout de tout brin d'herbe allume un diamant ! 6+6 b
25 Je me laissais aller à ces trois harmonies, 6+6 a
Printemps, matin, enfance, en ma retraite unies ; 6+6 a
La Seine, ainsi que moi, laissait son flot vermeil 6+6 b
Suivre nonchalamment sa pente, et le soleil 6+6 b
Faisait évaporer à la fois sur les grèves 6+6 a
30 L'eau du fleuve en brouillards et ma pensée en rêves ! 6+6 a
Alors, dans mon esprit, je vis autour de moi 6+6 b
Mes amis, non confus, mais tels que je les voi 6+6 b
Quand ils viennent le soir, troupe grave et fidèle, 6+6 a
Vous avec vos pinceaux dont la pointe étincelle, 6+6 a
35 Vous, laissant échapper vos vers au vol ardent, 6+6 b
Et nous tous écoutant en cercle, ou regardant. 6+6 b
Ils étaient bien là tous, je voyais leurs visages, 6+6 a
Tous, même les absents qui font de longs voyages. 6+6 a
Puis tous ceux qui sont morts vinrent après ceux-ci, 6+6 b
40 Avec l'air qu'ils avaient quand ils vivaient aussi. 6+6 b
Quand j'eus, quelques instants, des yeux de ma pensée, 6+6 a
Contemplé leur famille à mon foyer pressée, 6+6 a
Je vis trembler leurs traits confus, et par degrés 6+6 b
Pâlir en s'effaçant leurs fronts décolorés, 6+6 b
45 Et tous, comme un ruisseau qui dans un lac s'écoule, 6+6 a
Se perdre autour de moi dans une immense foule. 6+6 a
Foule sans nom ! chaos ! des voix, des yeux, des pas. 6+6 b
Ceux qu'on n'a jamais vus, ceux qu'on ne connaît pas. 6+6 b
Tous les vivants ! — cités bourdonnant aux oreilles 6+6 a
50 Plus qu'un bois d'Amérique ou des ruches d'abeilles, 6+6 a
Caravanes campant sur le désert en feu, 6+6 b
Matelots dispersés sur l'océan de Dieu, 6+6 b
Et, comme un pont hardi sur l'onde qui chavire, 6+6 a
Jetant d'un monde à l'autre un sillon de navire, 6+6 a
55 Ainsi que l'araignée entre deux chênes verts 6+6 b
Jette un fil argenté qui flotte dans les airs ! 6+6 b
Les deux pôles ! le monde entier ! la mer, la terre, 6+6 a
Alpes aux fronts de neige, Etnas au noir cratère, 6+6 a
Tout à la fois, automne, été, printemps, hiver, 6+6 b
60 Les vallons descendant de la terre à la mer 6+6 b
Et s'y changeant en golfe, et des mers aux campagnes 6+6 a
Les caps épanouis en chaînes de montagnes, 6+6 a
Et les grands continents, brumeux, verts ou dorés, 6+6 b
Par les grands océans sans cesse dévorés, 6+6 b
65 Tout, comme un paysage en une chambre noire 6+6 a
Se réfléchit avec ses rivières de moire. 6+6 a
Ses passants, ses brouillards flottant comme un duvet, 6+6 b
Tout dans mon esprit sombre allait, marchait, vivait ! 6+6 b
Alors, en attachant, toujours plus attentives, 6+6 a
70 Ma pensée et ma vue aux mille perspectives 6+6 a
Que le souffle du vent ou le pas des saisons 6+6 b
M'ouvrait à tous moments dans tous les horizons, 6+6 b
Je vis soudain surgir, parfois du sein des ondes, 6+6 a
À côté des cités vivantes des deux mondes, 6+6 a
75 D'autres villes aux fronts étranges, inouïs, 6+6 b
Sépulcres ruinés des temps évanouis, 6+6 b
Pleines d'entassements, de tours de pyramides, 6+6 a
Baignant leurs pieds aux mers, leur tête aux cieux humides. 6+6 a
Quelques-unes sortaient de dessous des cités 6+6 b
80 Où les vivants encor bruissent agités, 6+6 b
Et des siècles passés jusqu'à l'âge où nous sommes 6+6 a
Je pus compter ainsi trois étages de Romes. 6+6 a
Et tandis qu'élevant leurs inquiètes voix, 6+6 b
Les cités des vivants résonnaient à la fois 6+6 b
85 Des murmures du peuple ou du pas des armées, 6+6 a
Ces villes du passé, muettes et fermées, 6+6 a
Sans fumée à leurs toits, sans rumeurs dans leurs seins, 6+6 b
Se taisaient, et semblaient des ruches sans essaims. 6+6 b
J'attendais. Un grand bruit se fit. Les races mortes 6+6 a
90 De ces villes en deuil vinrent ouvrir les portes, 6+6 a
Et je les vis marcher ainsi que les vivants, 6+6 b
Et jeter seulement plus de poussière aux vents. 6+6 b
Alors, tours, aqueducs, pyramides, colonnes, 6+6 a
Je vis l'intérieur des vieilles Babylones, 6+6 a
95 Les Carthages, les Tyrs, les Thèbes, les Sions, 6+6 b
D'où sans cesse sortaient des générations. 6+6 b
Ainsi j'embrassais tout : et la terre, et Cybèle ; 6+6 a
La face antique auprès de la face nouvelle ; 6+6 a
Le passé, le présent ; les vivants et les morts ; 6+6 b
100 Le genre humain complet comme au jour du remords. 6+6 b
Tout parlait à la fois, tout se faisait comprendre, 6+6 a
Le pelage d'Orphée et l'étrusque d'Évandre, 6+6 a
Les runes d'Irmensul, le sphinx égyptien, 6+6 b
La voix du nouveau monde aussi vieux que l'ancien. 6+6 b
105 Or ce que je voyais, je doute que je puisse 6+6 a
Vous le peindre : c'était comme un grand édifice 6+6 a
Formé d'entassements de siècles et de lieux ; 6+6 b
On n'en pouvait trouver les bords ni les milieux ; 6+6 b
À toutes les hauteurs, nations, peuples, races, 6+6 a
110 Mille ouvriers humains, laissant partout leurs traces, 6+6 a
Travaillaient nuit et jour, montant, croisant leurs pas, 6+6 b
Parlant chacun leur langue et ne s'entendant pas ; 6+6 b
Et moi je parcourais, cherchant qui me réponde, 6+6 a
De degrés en degrés cette Babel du monde. 6+6 a
115 La nuit avec la foule, en ce rêve hideux, 6+6 b
Venait, s'épaississant ensemble toutes deux, 6+6 b
Et, dans ces régions que nul regard ne sonde, 6+6 a
Plus l'homme était nombreux, plus l'ombre était profonde. 6+6 a
Tout devenait douteux et vague, seulement 6+6 b
120 Un souffle qui passait de moment en moment, 6+6 b
Comme pour me montrer l'immense fourmilière, 6+6 a
Ouvrait dans l'ombre au loin des vallons de lumière, 6+6 a
Ainsi qu'un coup de vent fait sur les flots troublés 6+6 b
Blanchir l'écume, ou creuse une onde dans les blés. 6+6 b
125 Bientôt autour de moi les ténèbres s'accrurent, 6+6 a
L'horizon se perdit, les formes disparurent, 6+6 a
Et l'homme avec la chose et l'être avec l'esprit 6+6 b
Flottèrent à mon souffle, et le frisson me prit. 6+6 b
J'étais seul. Tout fuyait. L'étendue était sombre. 6+6 a
130 Je voyais seulement au loin, à travers l'ombre, 6+6 a
Comme d'un océan les flots noirs et pressés, 6+6 b
Dans l'espace et le temps les nombres entassés ! 6+6 b
Oh ! cette double mer du temps et de l'espace 6+6 a
Où le navire humain toujours passe et repasse, 6+6 a
135 Je voulus la sonder, je voulus en toucher 6+6 b
Le sable, y regarder, y fouiller, y chercher, 6+6 b
Pour vous en rapporter quelque richesse étrange, 6+6 a
Et dire si son lit est de roche ou de fange. 6+6 a
Mon esprit plongea donc sous ce flot inconnu, 6+6 b
140 Au profond de l'abîme il nagea seul et nu, 6+6 b
Toujours de l'ineffable allant à l'invisible… 6+6 a
Soudain il s'en revint avec un cri terrible, 6+6 a
Ébloui, haletant, stupide, épouvanté, 6+6 b
Car il avait au fond trouvé l'éternité. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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