Métrique en Ligne
HUG_10/HUG161
Victor HUGO
Les feuilles d'automne
1831
XVIII
Sed satis est jam posse mori.
LUCAIN.
Où donc est le bonheur ? disais-je. — Infortuné ! 6+6 a
Le bonheur, ô mon Dieu, vous me l'avez donné. 6+6 a
Naître, et ne pas savoir que l'enfance éphémère, 6+6 b
Ruisseau de lait qui fuit sans une goutte amère, 6+6 b
5 Est l'âge du bonheur, et le plus beau moment 6+6 a
Que l'homme, ombre qui passe, ait sous le firmament ! 6+6 a
Plus tard, aimer, — garder dans son cœur de jeune homme 6+6 b
Un nom mystérieux que jamais on ne nomme, 6+6 b
Glisser un mot furtif dans une tendre main, 6+6 a
10 Aspirer aux douceurs d'un ineffable hymen, 6+6 a
Envier l'eau qui fuit, le nuage qui vole, 6+6 b
Sentir son cœur se fondre au son d'une parole, 6+6 b
Connaître un pas qu'on aime et que jaloux on suit, 6+6 a
Rêver le jour, brûler et se tordre la nuit, 6+6 a
15 Pleurer surtout cet âge où sommeillent les âmes, 6+6 b
Toujours souffrir ; parmi tous les regards de femmes, 6+6 b
Tous les buissons d'avril, les feux du ciel vermeil, 6+6 a
Ne chercher qu'un regard, qu'une fleur, qu'un soleil ! 6+6 a
Puis effeuiller en hâte et d'une main jalouse 6+6 b
20 Les boutons d'orangers sur le front de l'épouse ; 6+6 b
Tout sentir, être heureux, et pourtant, insensé ! 6+6 a
Se tourner presque en pleurs vers le malheur passé ; 6+6 a
Voir aux feux de midi, sans espoir qu'il renaisse, 6+6 b
Se faner son printemps, son matin, sa jeunesse, 6+6 b
25 Perdre l'illusion, l'espérance, et sentir 6+6 a
Qu'on vieillit au fardeau croissant du repentir ! 6+6 a
Effacer de son front des taches et des rides ; 6+6 b
S'éprendre d'art, de vers, de voyages arides, 6+6 b
De cieux lointains, de mers où s'égarent nos pas ; 6+6 a
30 Redemander cet âge où l'on ne dormait pas ; 6+6 a
Se dire qu'on était bien malheureux, bien triste, 6+6 b
Bien fou, que maintenant on respire, on existe, 6+6 b
Et, plus vieux de dix ans, s'enfermer tout un jour 6+6 a
Pour relire avec pleurs quelques lettres d'amour ! 6+6 a
35 Vieillir enfin, vieillir ! comme des fleurs fanées 6+6 b
Voir blanchir nos cheveux et tomber nos années, 6+6 b
Rappeler notre enfance et nos beaux jours flétris, 6+6 a
Boire le reste amer de ces parfums aigris, 6+6 a
Être sage, et railler l'amant et le poète, 6+6 b
40 Et, lorsque nous touchons à la tombe muette, 6+6 b
Suivre en les rappelant d'un œil mouillé de pleurs 6+6 a
Nos enfants qui déjà sont tournés vers les leurs ! 6+6 a
Ainsi l'homme, ô mon Dieu ! marche toujours plus sombre 6+6 b
Du berceau qui rayonne au sépulcre plein d'ombre. 6+6 b
45 C'est donc avoir vécu ! c'est donc avoir été ! 6+6 a
Dans la joie et l'amour et la félicité 6+6 a
C'est avoir eu sa part ! et se plaindre est folie. 6+6 b
Voilà de quel nectar la coupe était remplie ! 6+6 b
Hélas ! naître pour vivre en désirant la mort ! 6+6 a
50 Grandir en regrettant l'enfance où le cœur dort, 6+6 a
Vieillir en regrettant la jeunesse ravie, 6+6 b
Mourir en regrettant la vieillesse et la vie ! 6+6 b
Où donc est le bonheur, disais-je ? — Infortuné ! 6+6 a
Le bonheur, ô mon Dieu, vous me l'avez donné ! 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
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