Métrique en Ligne
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e "e" ignoré
e "e" écarté
12 longueur métrique
6-6 mètre
GAU_5/GAU179
Théophile GAUTIER
POÉSIES DIVERSES, 1833-1838
Tome premier
édition Maurice Dreyfous
1833-1838
MELANCHOLIA
J'aime les vieux tableauxde l'école allemande : 6+6 a
Les vierges sur fond d'oraux doux yeux en amande, 6+6 a
Pâles comme le lis,blondes comme le miel, 6+6 b
Les genoux sur la terreet le regard au ciel, 6+6 b
5 Sainte Agnès, sainte Ursuleet sainte Catherine, 6+6 a
Croisant leurs blanches mainssur leur blanche poitrine ; 6+6 a
Les chérubins joufflusau plumage d'azur, 6+6 b
Nageant dans l'outremersur un filet d'or pur ; 6+6 b
Les grands anges tenantla couronne et la palme ; 6+6 a
10 Tout ce peuple mystiqueau front grave, à l'œil calme, 6+6 a
Qui prie incessammentdans les missels ouverts, 6+6 b
Et rayonne au milieudes lointains bleus et verts. 6+6 b
Oui, le dessin est secet la couleur mauvaise, 6+6 a
Et ce n'est pas ainsique peint Paul Véronèse : 6+6 a
15 Oui, le Sanzio pourraitplus gracieusement 6+6 b
Arrondir cette formeet ce linéament ; 6+6 b
Mais il ne mettrait pasdans un si chaste ovale 6+6 a
Tant de simplicitépieuse et virginale ; 6+6 a
Mais il ne prendrait pas,pour peindre ces beaux yeux, 6+6 b
20 Plus d'amour dans son cœuret plus d'azur aux cieux ; 6+6 b
Mais il ne ferait passur ces tempes en ondes 6+6 a
Couler plus doucementl'or de ces tresses blondes. 6+6 a
Ses madones n'ont pas,empreint sur leur beauté, 6+6 b
Ce cachet de candeuret de sérénité. 6+6 b
25 Leur bouche rit souventd'un sourire profane, 6+6 a
Et parfois sous la Viergeon sent la courtisane ; 6+6 a
On sent que Raphaël,lorsqu'il les dessina, 6+6 b
Avait passé la nuitchez la Fornarina. 6+6 b
Ces Allemands ont seulsfait de l'art catholique, 6+6 a
30 Ils ont parfaitementcompris la basilique : 6+6 a
Rien de grossier en eux,rien de matériel ; 6+6 b
Leurs tableaux sont vraimentles purs miroirs du ciel. 6+6 b
Seuls ils ont le secretde ces divins sourires 6+6 a
Si frais, épanouisaux lèvres des martyres ; 6+6 a
35 Seuls ils ont su trouverpour peupler les arceaux, 6+6 b
Pour les faire reluireaux mailles des vitraux, 6+6 b
Les vrais types chrétiens.Dépouillant le vieil homme, 6+6 a
Seuls ils ont abjuréles idoles de Rome. 6+6 a
Auprès d'Albert DürerRaphaël est païen : 6+6 b
40 C'est la beauté du corps,c'est l'art italien, 6+6 b
Cet enfant de l'art grec,sensuel et plastique, 6+6 a
Qui met entre les brasde la Vénus antique, 6+6 a
Au lieu de Cupidon,le divin Bambino ; 6+6 b
Aucun d'eux n'est chrétien,ni Domenichino, 6+6 b
45 Ni le Buonarotti,ni Corrége, ni Guide ; 6+6 a
L'antiquité profaneest le fil qui les guide : 6+6 a
Apollon sert de typeà l'ange saint Michel ; 6+6 b
Le Jupiter tonnantdevient Père éternel ; 6+6 b
La tunique latineest taillée en étole, 6+6 a
50 Et l'on fait une égliseavec le Capitole. 6+6 a
J'en excepte pourtantCimabuë, Giotto, 6+6 b
Et les mtres pisansdu vieux Campo-Santo. 6+6 b
Ceux-là ne peignaient pasen beaux pourpoints de soie, 6+6 a
Entre des cardinauxet des filles de joie ; 6+6 a
55 Dans des villas de marbre,aux chansons des castrats, 6+6 b
Ceux-là n'épousaient pointdes nièces de prélats. 6+6 b
C'étaient des ouvriersqui faisaient leur ouvrage 6+6 a
Du matin jusqu'au soir,avec force et courage ; 6+6 a
C'étaient des gens pieuxet pleins d'austérité, 6+6 b
60 Sachant bien qu'ici-bastout n'est que vanité ; 6+6 b
Leur atelier à tousétait le cimetière, 6+6 a
Ils peignaient, près des mortspassant leur vie entière. 6+6 a
Puis, quand leurs doigts roidislaissaient choir les pinceaux, 6+6 b
On leur dressait un litsous les sombres arceaux. 6+6 b
65 Ils dormaient là, couchésauprès de leur peinture, 6+6 a
Les mains jointes, tout droits,dans la même posture 6+6 a
De contemplationextatique sont peints 6+6 b
Sur les fresques du murleurs anges et leurs saints. 6+6 b
Ceux-là ne faisaient pasde l'art une débauche, 6+6 a
70 Et leur œuvre toujours,quoique barbare et gauche, 6+6 a
Même à nos yeux savantsreluit d'une beauté 6+6 b
Toute jeune de charmeet de naïveté. 6+6 b
Sur tous ces fronts pâlis,sous cet air de souffrance 6+6 a
Brille ineffablementquelque haute espérance ; 6+6 a
75 L'on voit que tout ce peupleagenouillé n'attend 6+6 b
Pour revoler aux cieuxque le suprême instant. 6+6 b
Dans ces tableaux, partoutl'âme glorifiée 6+6 a
Foule d'un pied vainqueurla chair mortifiée ; 6+6 a
L'ombre remplit le bas,le haut rayonne seul, 6+6 b
80 Et chaque draperiea l'aspect d'un linceul. 6+6 b
C'est que la vie alorsde croyance était pleine, 6+6 a
C'est qu'on sentait passerdans l'air du soir l'haleine 6+6 a
De quelque ange attardés'en retournant au ciel ; 6+6 b
C'est que le sang du Christteignait vraiment l'autel ; 6+6 b
85 C'est qu'on était au tempsde saint François d'Assise, 6+6 a
Et que sur chaque rocheune cellule assise 6+6 a
Cachait un fou sublime,insensé de la Croix ; 6+6 b
Le désert se peuplaitde lueurs et de voix ; 6+6 b
Dans toute obscuritérayonnait un mystère ; 6+6 a
90 On aimait, et le cieldescendait sur la terre. 6+6 a
Gothique Albert Dürer,oh ! que profondément 6+6 b
Tu comprenais celadans ton cœur d'Allemand ! 6+6 b
Que de virginité,que d'onction divine 6+6 a
Dans ces pâles yeux bleus, le ciel se devine ! 6+6 a
95 Comme on sent que la chairn'est qu'un voile à l'esprit ! 6+6 b
Comme sur tous ces frontsquelque chose est écrit, 6+6 b
Que nos peintres sans foine sauraient pas y mettre, 6+6 a
Et qui se lit partoutdans ton œuvre, ô grand mtre ! 6+6 a
C'est que tu n'avais pas,lui faisant double part, 6+6 b
100 D'autre amour dans le cœurque celui de ton art ; 6+6 b
C'est que l'on ne dit pas,voyant aux galeries 6+6 a
L'ovale gracieuxde tes belles Maries, 6+6 a
O mon chaste poëte !ô mon peintre chrétien ! 6+6 b
Comme de Raphaëlet comme de Titien : 6+6 b
105 Voici la Fornarine,ou bien la Muranèse. 6+6 a
Tout terrestre désirdevant elle s'apaise, 6+6 a
Car tu ne t'en vas point,tout rempli de ton Dieu, 6+6 b
Emprunter ta madoneà quelque mauvais lieu. 6+6 b
Tu ne t'accoudes passur les nappes rougies, 6+6 a
110 Et tu n'enivres pasdans de sales orgies 6+6 a
L'art, cet enfant du cielsur le monde jeté 6+6 b
Pour que l'on crut encoreà la sainte beauté. 6+6 b
Tu n'avais ni chevaux,ni meute, ni mtresse ; 6+6 a
Mais, le cœur inondéd'une austère tristesse, 6+6 a
115 Tu vivais pauvrementà l'ombre de la Croix, 6+6 b
En Allemand naïf,en honnête bourgeois, 6+6 b
Tapi comme un grillondans l'âtre domestique ; 6+6 a
Et ton talent caché,comme une fleur mystique, 6+6 a
Sous les regards de Dieu,qui seul le connaissait, 6+6 b
120 Répandait ses parfumset s'épanouissait. 6+6 b
Il me semble te voirau coin de ta fenêtre 6+6 a
Étroite, à vitraux peints,dans ton fauteuil d'ancêtre. 6+6 a
L'ogive encadre un frontbleuissant d'outremer, 6+6 b
Comme dans tes tableaux,ô vieil Albert Dürer ! 6+6 b
125 Nuremberg sur le cieldresse ses mille flèches, 6+6 a
Et découpe ses toitsaux silhouettes sèches ; 6+6 a
Toi, le coude au genou,le menton dans la main, 6+6 b
Tu rêves tristementau pauvre sort humain : 6+6 b
Que pour durer si peula vie est bien amère, 6+6 a
130 Que la science est vaineet que l'art est chimère, 6+6 a
Que le Christ à l'épongea laissé bien du fiel, 6+6 b
Et que tout n'est pas fleursdans le chemin du ciel. 6+6 b
Et, l'âme d'amertumeet de dégt remplie, 6+6 a
Tu t'es peint, ô Dürer !dans ta Mélancolie, 6+6 a
135 Et ton génie en pleurs,te prenant en pitié, 6+6 b
Dans sa créationt'a personnifié. 6+6 b
Je ne sais rien qui soitplus admirable au monde, 6+6 a
Plus plein de rêverieet de douleur profonde, 6+6 a
Que ce grand ange assis,l'aile ployée au dos, 6+6 b
140 Dans l'immobilitédu plus complet repos. 6+6 b
Son vêtement, drapéd'une façon austère, 6+6 a
Jusqu'au bout de son pieds'allonge avec mystère, 6+6 a
Son front est couronnéd'ache et de nénufar ; 6+6 b
Le sang n'anime passon visage blafard ; 6+6 b
145 Pas un muscle ne bouge :on dirait que la vie 6+6 a
Dont on vit en ce mondeà ce corps est ravie, 6+6 a
Et pourtant l'on voit bienque ce n'est pas un mort. 6+6 b
Comme un serpent blesséson noir sourcil se tord, 6+6 b
Son regard dans son œilbrille comme une lampe, 6+6 a
150 Et convulsivementsa main presse sa tempe. 6+6 a
Sans ordre autour de luimille objets sont épars, 6+6 b
Ce sont des attributsde sciences et d'arts ; 6+6 b
La règle et le marteau,le cercle emblématique, 6+6 a
Le sablier, la clocheet la table mystique, 6+6 a
155 Un mobilier de Faust,plein de choses sans nom ; 6+6 b
Cependant c'est un angeet non pas un démon. 6+6 b
Ce gros trousseau de clefsqui pend à sa ceinture 6+6 a
Lui sert à crocheterles secrets de nature. 6+6 a
Il a touché le fondde tout savoir humain ; 6+6 b
160 Mais comme il a toujours,au bout de tout chemin, 6+6 b
Trouvé les mêmes yeuxqui flamboyaient dans l'ombre, 6+6 a
Qu'il a monté l'échelleaux échelons sans nombre, 6+6 a
Il est triste ; et son chien,de le suivre lassé, 6+6 b
Dort à côté de lui,tout vieux et tout cassé. 6+6 b
165 Dans le fond du tableau,sur l'horizon sans borne, 6+6 a
Le vieux père Océanlève sa face morne, 6+6 a
Et dans le bleu cristalde son profond miroir 6+6 b
Réfléchit les rayonsd'un grand soleil tout noir. 6+6 b
Une chauve-souris,qui d'un donjon s'envole, 6+6 a
170 Porte écrit dans son aileouverte en banderole : 6+6 a
Mélancolie. Au bas,sur une meule assis, 6+6 b
Est un enfant dont l'œil,voilé sous de longs cils, 6+6 b
Laisse le spectateurdans le doute s'il veille, 6+6 a
Ou si, bercé d'un rêve,en lui-même il sommeille. 6+6 a
175 Voilà comme Dürer,le grand mtre allemand, 6+6 b
Philosophiquementet symboliquement, 6+6 b
Nous a représenté,dans ce dessin étrange, 6+6 a
Le rêve de son cœursous une forme d'ange. 6+6 a
Notre Mélancolie,à nous, n'est pas ainsi ; 6+6 b
180 Et nos peintres la fontautrement. La voici : 6+6 b
— C'est une jeune filleet frêle et maladive, 6+6 a
Penchant ses beaux yeux bleusau bord de quelque rive, 6+6 a
Comme un vergiss-mein-nichtque le vent a courbé ; 6+6 b
Sa coiffure est défaite,et son peigne est tombé, 6+6 b
185 Ses blonds cheveux éparscoulent sur son épaule, 6+6 a
Et se mêlent dans l'ondeaux verts cheveux du saule ; 6+6 a
Les larmes de ses yeuxvont grossir le ruisseau, 6+6 b
Et troublent, en tombant,sa figure dans l'eau. 6+6 b
La brise à plis légersfait voler son écharpe, 6+6 a
190 Et vibrer en passantles cordes de sa harpe ; 6+6 a
Un album, un roman,près d'elle sont ouverts : 6+6 b
Car la mode la suitjusque dans ses déserts. 6+6 b
Notre Mélancolieest petite-mtresse, 6+6 a
Elle prend des grands airs,elle fait la princesse ; 6+6 a
195 Elle met des gants blancset des chapeaux d'Herbault ; 6+6 b
Elle est née, et ne voitque des gens comme il faut ; 6+6 b
Son groom ne pèse pasplus de soixante livres ; 6+6 a
C'est une Philaminte,elle lit tous les livres, 6+6 a
Cause fort bien musique,et peinture pas mal ; 6+6 b
200 Elle suit l'Opéra,ne manque pas un bal ; 6+6 b
Poitrinaire tout justeassez pour être artiste, 6+6 a
Elle a toujours en mainun mouchoir de batiste. 6+6 a
On ne la verra pasenterrer tristement 6+6 b
Dans quelque sierrason teint pâle et charmant, 6+6 b
205 Ses grâces de maladeet ses petites mines, 6+6 a
Ni sous les noirs arceauxd'un couvent en ruines 6+6 a
Promener loin du bruitses méditations : 6+6 b
Il faut à ses douleursla rampe et les lampions, 6+6 b
Il faut que les journauxen puissent rendre compte ; 6+6 a
210 Chaque pleur de ses yeuxse cristallise en conte ; 6+6 a
Avec chaque soupirelle souffle un roman ; 6+6 b
Elle meurt, mais ce n'estque littérairement. 6+6 b
Un frais cottage anglais,voilà sa Thébaïde ; 6+6 a
Et si son front de nacreest coupé d'une ride, 6+6 a
215 Ce n'est pas, croyez-moi,qu'elle songe à la mort : 6+6 b
Pour craindre quelque choseelle est trop esprit fort. 6+6 b
Mais c'est que de Parisune robe attendue 6+6 a
Arrive chiffonnéeet de taches perdue. 6+6 a
Ah ! quelle différence,et que près de ces vieux 6+6 b
220 Nous paraissons mesquins !Le sang de nos aïeux, 6+6 b
Comme un vin qui s'aigrit,s'est tourné dans nos veines. 6+6 a
Rien ne vit plus en nous :nos amours et nos haines 6+6 a
Sont de pâles vieillardssans force et sans vigueur, 6+6 b
Chez qui la tête sembleavoir pompé le cœur. 6+6 b
225 La passion est morteavec la foi ; la terre 6+6 a
Accomplit dans le cielsa ronde solitaire, 6+6 a
Et se suspend encoreaux lèvres du soleil ; 6+6 b
Mais le soleil vieillit,son baiser moins vermeil 6+6 b
Glisse sans les chauffersur nos fronts, et ses flammes 6+6 a
230 Comme sur les glaciers,s'éteignent sur nos âmes. 6+6 a
D'en bas, le mont Gemmivous part tout en feu, 6+6 b
Il fume, il étincelle,il est rouge, il est bleu. 6+6 b
Montez, vous trouverezla neige froide et blanche, 6+6 a
Et l'hiver grelottantqui pousse l'avalanche. 6+6 a
235 Nous sommes le Gemmi ;le reflet du passé 6+6 b
Brille encor sur nos fronts.Ce reflet effacé, 6+6 b
Il ne restera plusqu'une neige incolore ; 6+6 a
Demain, sur le Gemmi,se lèvera l'aurore, 6+6 a
Les glaciers de nouveause mettront à fumer, 6+6 b
240 Et l'incendie éteintpourra se rallumer ; 6+6 b
Mais, hélas ! il n'est paspour nous d'aube nouvelle, 6+6 a
Et la nuit qui nous vientest la nuit éternelle. 6+6 a
De nos cieux dépeuplésil ne descendra pas 6+6 b
Un ange aux ailes d'orpour nous prendre en ses bras, 6+6 b
245 Et le siècle futur,s'asseyant sur la pierre 6+6 a
De notre siècle, à nous,et la voyant entière, 6+6 a
Joyeux, ne dira pas :Il est ressuscité, 6+6 b
Et dans sa gloire au cielcomme Christ remonté. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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