Métrique en Ligne
DRX_2/DRX31
Léon DIERX
LES LÈVRES CLOSES
1867
LA RÉVÉLATION DE JUBAL
A mon ami Émile Bellier.
I
Hommes des jours tardifs en germe dans le temps ! 6+6 a
Sous l'amoncellement des siècles, dont l'écume 6+6 b
Vous rongera plus tard aux froideurs de la brume 6+6 b
Où vont s'évanouir les peuples haletants, 6+6 a
5 Ô vous, qui trouverez ceci ! Races futures ! 6+6 c
Hommes des jours lointains, mais promis aux tortures 6+6 c
Anciennes ! ô mortels ! ô martyrs comme nous 6+6 d
Du mal de vivre accru par l'amas des années ! 6+6 e
Vous tous qui, las aussi de plier les genoux, 6+6 d
10 Traînerez au hasard vos lentes destinées, 6+6 e
Mais non plus rayonnants de notre jeune orgueil ! 6+6 f
Quand ce long avenir qui roule dans mon œil 6+6 f
S'effacera pour vous dans le confus mirage 6+6 g
Du passé radieux, fils d'Adam, fils du mal, 6+6 h
15 Écoutez ! — car voici, dans le premier naufrage 6+6 g
Du monde, ce que seul j'aurai su, moi, Jubal ! 6+6 h
II
Moi, Jubal, le dernier de ceux qui par les villes, 6+6 a
Fiers et tristes, en proie aux rires envieux, 6+6 b
Sur la harpe chantaient la valeur des aïeux ; 6+6 b
20 Qui dans l'abjection des multitudes viles, 6+6 a
Comme un fleuve sonore épanchant leur mépris, 6+6 c
Se renvoyaient l'écho des hymnes désappris. 6+6 c
Moi, maudit avec eux par la foule en ce monde, 6+6 d
Et pour avoir vécu, dans l'autre plus maudit, 6+6 e
25 Comme vous, héritiers d'une race féconde, 6+6 d
Espoir du vaisseau lâche à nous tous interdit ; 6+6 e
Moi, le dernier chanteur, moi, le dernier prophète 6+6 f
Des premiers temps, qui vais mourir là, sur le faîte, 6+6 f
De l'Ararat, seul pic oublié par les eaux ; 6+6 g
30 À vous, hommes des jours qui sont encore en rêve, 6+6 h
Par delà les fumiers où pourriront mes os, 6+6 g
Je parle ; écoutez-moi, race d'Adam et d'Ève ! 6+6 h
III
Race d'Adam et d'Ève ! Ici, sur ce roc noir, 6+6 a
J'ai vu le dernier flux, la dernière rafale, 6+6 b
35 Offrant ensemble à Dieu leur clameur triomphale, 6+6 b
Étouffer dans les tours d'un rapide entonnoir 6+6 a
Le dernier des vivants qui fuyaient le déluge. 6+6 c
Mais je ne cherchais pas sur ce cap un refuge 6+6 c
Contre l'irrévocable arrêt du créateur ; 6+6 d
40 Non, je n'étais venu si haut, je le proclame, 6+6 e
Que pour mieux admirer, tranquille spectateur, 6+6 d
La rage débordante et sans fin de la lame, 6+6 e
Vers les œuvres de l'homme et l'éclat des cités 6+6 f
Plus large s'étalant sur leurs iniquités. 6+6 f
45 Tout embrasser, tout voir, telle était mon envie, 6+6 g
Avant de prévenir mon destin, d'un seul coup. 6+6 h
Dans son inepte essor je connaissais la vie ; 6+6 g
J'en avais écarté mes yeux lourds de dégoût. 6+6 h
IV
Lourds de dégoût, mes yeux promenaient sur la terre 6+6 a
50 Le terne désespoir du cercle parcouru. 6+6 b
Les hôtes de mon cœur avaient tous disparu, 6+6 b
Desséchés sur le seuil au souffle délétère 6+6 a
Qui corrompait partout les esprits hasardeux ; 6+6 c
Dans ses temples bondés le mal était hideux ; 6+6 c
55 Il restait la grandeur d'attendre sans prière. 6+6 d
Donc, sitôt que l'azur, le jour étant venu, 6+6 e
Comme un œil refermant son immense paupière, 6+6 d
Se voila d'un rideau jusqu'à nous inconnu ; 6+6 e
Sitôt que celui-là qui nous créa sans pactes, 6+6 f
60 Rompit les réservoirs des sombres cataractes, 6+6 f
Comprenant qu'il voulait noyer tout l'univers, 6+6 g
J'ai gravi devant l'eau la montagne sublime, 6+6 h
Et victime en extase, et jusqu'au bout pervers, 6+6 g
Je regardai rentrer les choses dans l'abîme. 6+6 h
V
65 Dans l'abîme à la fin, pêle-mêle et bien mort, 6+6 a
Gisait l'amas impur des races primitives. 6+6 b
Les torrents épuisés des vengeances hâtives 6+6 b
S'apaisaient, n'ayant plus de récif ni de bord. 6+6 a
Je ne voyais plus rien de mon observatoire, 6+6 c
70 Rien que la vaste mer et sa funèbre gloire, 6+6 c
Où les courts traits de feux aussitôt s'éteignaient. 6+6 d
Je n'apercevais plus ni murs, ni tours, ni dômes, 6+6 e
Ni temples de porphyre et de marbre, où régnaient 6+6 d
Les idoles, soutien des tragiques royaumes. 6+6 e
75 Sur les monts les géants qui s'appelaient entre eux, 6+6 f
Nulle part n'agitaient dehors leurs crins affreux ; 6+6 f
Aux lueurs de la foudre, effrayants, dans les nues 6+6 g
Ils ne souffletaient plus l'orage avec leurs bras ; 6+6 h
Aucun râle coupé sous leurs mamelles nues 6+6 g
80 Ne grondait. Ils flottaient insensibles, là-bas. 6+6 h
VI
Insensibles, là-bas, dans les varechs énormes, 6+6 a
Avec les éléphants pareils à des îlots, 6+6 b
Avec les monstrueux reptiles, sur les flots 6+6 b
Ils surnageaient roidis, confondus et difformes. 6+6 a
85 Et les fils de la femme, innombrables, jadis 6+6 c
À l'image de Dieu rêvés au paradis, 6+6 c
Au milieu de la bave et des débris du monde, 6+6 d
Entre-choquant sans bruit tous leurs cadavres mous, 6+6 e
Parmi tous ces rebuts étaient le plus immonde. 6+6 d
90 Ils tournoyaient au gré d'impétueux remous, 6+6 e
Ces rois, ces prêtres fiers, maintenant formes vaines, 6+6 f
Et le prodigieux gonflement de leurs veines 6+6 f
Était terrible à voir aux clartés de l'éclair. 6+6 g
Mais rien n'y subsistait, nul sanglot, nul blasphème. 6+6 h
95 Soudain, le vent se tut ; sur l'océan, dans l'air, 6+6 g
Un lugubre silence emplit la voûte blême. 6+6 h
VII
La voûte blême et fixe en son opacité, 6+6 a
Irradiant vers moi comme vers une cible, 6+6 b
M'étreignit tout entier d'une horreur indicible. 6+6 b
100 Oh ! Qu'étaient le fracas et la férocité 6+6 a
Des vagues à l'assaut des remparts tutélaires, 6+6 c
Et la continuelle averse, et les colères 6+6 c
De la foudre, et les cris des faibles ou des forts, 6+6 d
Devant l'épouvantable effroi de ce silence 6+6 e
105 Où planait l'écœurante exhalaison des morts ? 6+6 d
La honte dans mon crâne entra comme une lance 6+6 e
De ne sentir ici que pour moi seul clément 6+6 f
L'universel niveau du fatal élément ; 6+6 f
Toute la vision des quarante journées 6+6 g
110 M'ébranla comme eût fait un vertige odieux ; 6+6 h
Le ciel de plomb, mon âme et les eaux déchaînées 6+6 g
Tournèrent sur ma tête, et je fermai les yeux. 6+6 h
VIII
Fermant les yeux, j'allais dans la nappe livide 6+6 a
M'élancer vers le sort qui seul me refusait, 6+6 b
115 Quand j'entendis quelqu'un qui de très haut disait : 6+6 b
« Jusqu'au plafond du ciel la mer remplit le vide ; 6+6 a
Révoltés et faux Dieux, tout dort enseveli, 6+6 c
Et maintenant, seigneur, ton ordre est accompli ! » 6+6 c
Et je vis un grand trou d'azur, large prunelle 6+6 d
120 Ouverte sur la nuit où la voix se perdait ; 6+6 e
Et par cette embrasure où s'appuyait son aile, 6+6 d
Un ange qui passait la tête et regardait ; 6+6 e
Et sa main sur les eaux étendit une palme. 6+6 f
Alors, au même instant, vers ce messager calme, 6+6 f
125 Derrière moi courut avec son sifflement, 6+6 g
Un triple éclat de rire, effroyable dans l'ombre, 6+6 h
Plein de haine et de joie, et tel, qu'horriblement 6+6 g
S'ouvrirent les yeux blancs de tous les morts sans nombre. 6+6 h
IX
Sans nombre, tous les morts, sur la mer accoudés, 6+6 a
130 Les cheveux hérissés de terreur, écoutèrent. 6+6 b
Les rideaux de la nuit près de moi s'écartèrent, 6+6 b
Et je vis, le front pâle, et les yeux corrodés 6+6 a
Par l'infinie angoisse et l'incurable haine, 6+6 c
Un être qui dressait sa taille surhumaine. 6+6 c
135 Debout, sur le sommet du monde, au plus profond 6+6 d
Du brouillard il fouilla d'un regard dur et rouge ; 6+6 e
Et, sinistre, il cria sous le ciel bas et rond : 6+6 d
« Ah ! Tout est donc fini, mon maître ! Et rien ne bouge ! 6+6 e
Et rien ne revivra, puisque Dieu se repent ! 6+6 f
140 Le conseil était bon de l'antique serpent, 6+6 f
Et je triomphe enfin ! Sur les muets désastres 6+6 g
De ta création, et sur sa vanité, 6+6 h
Je relève la face et je rapporte aux astres 6+6 g
Mon foudroiement plus beau que ta stupidité ! 6+6 h
X
145 Par ton stupide essai ma défaite est vengée, 6+6 a
Puisqu'il s'anéantit, le travail de six jours ; 6+6 b
Avec ses dieux, avec ses palais, ses amours, 6+6 b
Puisque la race humaine est maintenant plongée 6+6 a
Sous ta propre fureur, sans possibles abris, 6+6 c
150 Moi debout, je contemple, et consolé, je ris. 6+6 c
Tu te repens ; et moi, je ris ! Et l'ombre noire 6+6 d
Où je pousse du pied tes splendeurs d'un moment, 6+6 e
Retentira toujours sous ton ciel dérisoire 6+6 d
Du formidable éclat de mon ricanement ! » 6+6 e
155 — L'ange avait écouté dans les plis du nuage ; 6+6 f
Une pitié candide altéra son visage ; 6+6 f
Mais au loin, de son doigt d'où jaillit un rayon, 6+6 g
Lui désignant un point comme une tour en marche : 6+6 h
« Regarde ! Lui dit-il, et vois à l'horizon 6+6 g
160 L'avenir reconquis s'avancer dans cette arche ! » 6+6 h
XI
— Vers cette arche Satan rugit. Et dans sa voix 6+6 a
Tout un tonnerre alors de hautaine pensée, 6+6 b
De défis impuissants, de rancune amassée, 6+6 b
S'échappa de son sein prophétique, à la fois. 6+6 a
165 « Puisque tu te repens aussi de ta justice, 6+6 c
Et qu'un monde nouveau, pour qu'il croisse et grandisse, 6+6 c
Émerge, arsenal plein des formes du péché ; 6+6 d
Puisque tu redeviens, destructeur de ton œuvre, 6+6 e
Sur ton œuvre déjà l'artisan repenché, 6+6 d
170 Et qu'un plus vaste essaim, promis à la couleuvre 6+6 e
Du mal indestructible, est dans ce creux berceau ! 6+6 f
Puisque tout va renaître avec le vermisseau 6+6 f
Que l'aïeul a marqué par sa première tache ; 6+6 g
C'est bien ! Je recommence un combat sans merci, 6+6 h
175 Et mon ardeur redouble et partout se rattache, 6+6 g
Puisque tout va revivre et blasphémer ici ! 6+6 h
XII
« Ici tout va revivre et blasphémer encore ! 6+6 a
Moi, l'esprit prescient, l'archange inassouvi, 6+6 b
Qui ne puis ni ne veux aimer, je suis ravi, 6+6 b
180 Maître, par l'avenir de la nouvelle aurore. 6+6 a
Bien autrement vengé, je retourne à l'enfer ! 6+6 c
Le mal industrieux, par la flamme et le fer, 6+6 c
Par l'envie, et par l'or, et par l'amour qui brûle, 6+6 d
Dans un bourbier plus grand demain rejettera 6+6 e
185 Tous les peuples éclos de cet œuf ridicule. 6+6 d
Un air maudit toujours sur eux tous pèsera. 6+6 e
Leur instinct, c'est le vice ou le meurtre ; et toi-même 6+6 f
Tu vas refaire aux cieux flamboyer l'anathème 6+6 f
Sur l'importun concert de leurs corruptions. 6+6 g
190 C'est une impureté, mon maître, qu'un nom d'homme ! 6+6 h
Et le nouvel arrêt des malédictions 6+6 g
S'allumera bientôt sur Gomorrhe et Sodome. 6+6 h
XIII
« Dans Sodome et Gomorrhe en flamme, après Babel, 6+6 a
J'entends vociférer sous le courroux céleste ; 6+6 b
195 Et le viol, la folie, et la guerre, et la peste, 6+6 b
Attesteront partout le frère aîné d'Abel 6+6 a
Toujours jeune et toujours puni par Dieu qui passe. 6+6 c
Le sol va reverdir et parfumer l'espace 6+6 c
De ses vertes senteurs comme au premier matin ; 6+6 d
200 Le sol va refleurir sous tes brillants fluides, 6+6 e
Ô soleil ! Mais aussi, pour mon but clandestin, 6+6 d
L'homme aux sens dévorés de passions sordides, 6+6 e
Par-dessus les déserts de l'Ararat vermeil 6+6 f
Te renverra l'odeur des charniers, ô soleil ! 6+6 f
205 Et tous les fils d'Abram, plus nombreux dans le crime, 6+6 g
Plus aveuglés au cours de chaque âge sanglant, 6+6 h
Vers mon avide empire, en un plus sûr abîme 6+6 g
Engloutis, vomiront leurs âmes en hurlant ! 6+6 h
XIV
« Les hommes en hurlant, dans mes fosses cachées, 6+6 a
210 Sauf quelques-uns, ô père éperdu sous l'affront ! 6+6 b
D'heure en heure, de siècle en siècle, tomberont 6+6 b
Par files, par troupeaux, par grappes, par brochées. 6+6 a
Alors, las à la fin de brandir nuit et jour 6+6 c
Sur eux et sur l'idole adorée à son tour, 6+6 c
215 Épouvantail vieilli, l'effroi nu de ton glaive, 6+6 d
Tu voudras, sous l'aspect de l'un d'eux incarné, 6+6 e
Leur révéler toi-même une part de ton rêve. 6+6 d
Mais, contre le passant divin plus acharné, 6+6 e
Ton peuple raillera le poteau du calvaire ; 6+6 f
220 Et le doux rédempteur, pleurant sa larme amère, 6+6 f
Mourra désespéré sur sa croix, n'ayant fait 6+6 g
Que rendre désormais les hommes plus coupables. 6+6 h
Le mal ira toujours sur la terre, en effet, 6+6 g
Aiguisant d'autant plus ses griffes innombrables. 6+6 h
XV
225 « Innombrables, au fond des esprits ou des cœurs, 6+6 a
Par mille trous nouveaux il glissera ses griffes ; 6+6 b
Et tes propres croyants conduits par leurs pontifes, 6+6 b
Plus louches au massacre ou plus fous de terreurs, 6+6 a
Se tordront plus courbés sous le faix de leurs âmes. 6+6 c
230 Pour en finir avec les hommes et les femmes 6+6 c
Dont le gémissement s'allonge sous tes lois, 6+6 d
Peut-être un jour, après des millions d'années, 6+6 e
Tu diras : « que la nuit se fasse ! « et cette fois, 6+6 d
Dans la flamme ou dans l'eau, pour jamais condamnées, 6+6 e
235 Les générations périront sans appel. 6+6 f
Mais le chemin, ô maître ! Est ardu de ton ciel. 6+6 f
Peu d'élus près de toi siégeront sous leurs nimbes, 6+6 g
Tandis que mes états seront pleins jusqu'aux bords ; 6+6 h
Et l'éternel sanglot des enfers et des limbes, 6+6 g
240 Montant vers toi, sera ton éternel remords ! » 6+6 h
XVI
— Son éternel remords ! à ce jaloux augure 6+6 a
L'ange a-t-il répondu ? Je ne sais. Dans la nuit 6+6 b
Un coup d'aile fouetta les airs avec grand bruit, 6+6 b
Et dans les flots le vent de l'immense envergure 6+6 a
245 Me lança. Pour mourir j'y fis de vains efforts. 6+6 c
La mer ici toujours a refoulé mon corps ; 6+6 c
Et toujours mon stylet contre ma chair s'arrête. 6+6 d
Abandonné, depuis bien des soleils j'attends, 6+6 e
Sur les étroits revers de cette sombre arête. 6+6 d
250 Pour vous, hommes des jours qui sortiront du temps, 6+6 e
Ô frères douloureux des époques futures, 6+6 f
Moi, Jubal, qui savais les sciences obscures, 6+6 f
J'ai gravé ces mots-là que j'ai seul entendus, 6+6 g
Sur les seize parois de ce pic hors de l'onde ; 6+6 h
255 Plus tard, si leurs secrets ne sont alors perdus, 6+6 g
Si jamais l'un de vous les trouve, qu'il réponde ! 6+6 h
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite périodique
schéma : 16(abbaccdedeffghgh)
logo du CRISCO logo de l'université