Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
BOI_4/BOI28
Nicolas BOILEAU-DESPRÉAUX
L'ART POÉTIQUE
1674
Chant III
Il n'est point de serpent, | ni de monstre odieux, 6+6 a
Qui, par l'art imité, | ne puisse plaire aux yeux ; 6+6 a
D'un pinceau délicat | l'artifice agréable 6+6 b
Du plus affreux objet | fait un objet aimable. 6+6 b
5 Ainsi, pour nous charmer, | la Tragédie en pleurs 6+6 a
D'Œdipe tout sanglant | fit parler les douleurs, 6+6 a
D'Oreste parricide | exprima les alarmes, 6+6 b
Et, pour nous divertir, | nous arracha des larmes. 6+6 b
Vous donc, qui d'un beau feu | pour le théâtre épris, 6+6 a
10 Venez en vers pompeux | y disputer le prix, 6+6 a
Voulez-vous sur la scène | étaler des ouvrages 6+6 b
Où tout Paris en foule | apporte ses suffrages, 6+6 b
Et qui, toujours plus beaux, | plus ils sont regardés, 6+6 a
Soient au bout de vingt ans | encor redemandés ?, 6+6 a
15 Que dans tous vos discours | la passion émue 6+6 b
Aille chercher le cœur, | l'échauffe, et le remue. 6+6 b
Si d'un beau mouvement | l'agréable fureur 6+6 a
Souvent ne nous remplit | d'une douce « terreur », 6+6 a
Ou n'excite en notre âme | une « pitié » charmante, 6+6 b
20 En vain, vous étalez | une scène savante : 6+6 b
Vos froids raisonnements | ne feront qu'attiédir 6+6 a
Un spectateur, toujours | paresseux d'applaudir, 6+6 a
Et qui, des vains efforts | de votre rhétorique 6+6 b
Justement fatigué, | s'endort, ou vous critique. 6+6 b
25 Le secret est d'abord | de plaire et de toucher. 6+6 a
Inventez des ressorts | qui puissent m'attacher. 6+6 a
Que, dès les premiers vers, | l'action préparée 6+6 b
Sans peine du sujet | aplanisse l'entrée : 6+6 b
Je me ris d'un acteur, | qui, lent à s'exprimer, 6+6 a
30 De ce qu'il veut, d'abord, | ne sait pas m'informer ; 6+6 a
Et qui, débrouillant mal | une pénible intrigue, 6+6 b
D'un divertissement | me fait une fatigue. 6+6 b
J'aimerais mieux encor | qu'il déclinât son nom, 6+6 a
Et dît : « Je suis Oreste, | ou bien Agamemnon, » 6+6 a
35 Que d'aller, par un tas | de confuses merveilles, 6+6 b
Sans rien dire à l'esprit, | étourdir les oreilles. 6+6 b
Le sujet n'est jamais | assez tôt expliqué. 6+6 a
Que le lieu de la scène | y soit fixe et marqué : 6+6 a
Un rimeur, sans péril, | delà les Pyrénées, 6+6 b
40 Sur la scène en un jour | renferme des années ; 6+6 b
Là, souvent, le héros | d'un spectacle grossier, 6+6 a
Enfant au premier acte, | est barbon au dernier ; 6+6 a
Mais nous, que la raison | à ses règles engage, 6+6 b
Nous voulons qu'avec art | l'action se ménage ; 6+6 b
45 Qu'en un lieu, qu'en un jour, | un seul fait accompli 6+6 a
Tienne jusqu'à la fin | le théâtre rempli. 6+6 a
Jamais au spectateur | n'offrez rien d'incroyable : 6+6 b
Le vrai peut quelquefois | n'être pas vraisemblable ; 6+6 b
Une merveille absurde | est pour moi sans appas : 6+6 a
50 L'esprit n'est point ému | de ce qu'il ne croit pas. 6+6 a
Ce qu'on ne doit point voir, | qu'un récit nous l'expose : 6+6 b
Les yeux, en le voyant, | saisiraient mieux la chose ; 6+6 b
Mais il est des objets | que l'art judicieux 6+6 a
Doit offrir à l'oreille, | et reculer des yeux. 6+6 a
55 Que le trouble, toujours | croissant de scène en scène, 6+6 b
A son comble arrivé | se débrouille sans peine : 6+6 b
L'esprit ne se sent point | plus vivement frappé 6+6 a
Que, lorsqu'en un sujet | d'intrigue enveloppé, 6+6 a
D'un secret tout à coup | la vérité connue 6+6 b
60 Change tout, donne à tout | une face imprévue. 6+6 b
La tragédie, informe | et grossière en naissant, 6+6 a
N'était qu'un simple chœur, | où chacun, en dansant, 6+6 a
Et du Dieu des raisins | entonnant les louanges, 6+6 b
S'efforçait d'attirer | de fertiles vendanges. 6+6 b
65 Là, le vin et la joie | éveillant les esprits, 6+6 a
Du plus habile chantre | un bouc était le prix. 6+6 a
Thespis fut le premier, | qui barbouillé de lie, 6+6 b
Promena par les bourgs | cette heureuse folie ; 6+6 b
Et, d'acteurs mal ornés | chargeant un tombereau, 6+6 a
70 Amusa les passants | d'un spectacle nouveau. 6+6 a
Eschyle dans le chœur | jeta les personnages ; 6+6 b
D'un masque plus honnête | habilla les visages ; 6+6 b
Sur les ais d'un théâtre | en public exhaussé 6+6 a
Fit paraître l'acteur | d'un brodequin chaussé. 6+6 a
75 Sophocle enfin, donnant | l'essor à son génie, 6+6 b
Accrut encor la pompe, | augmenta l'harmonie ; 6+6 b
Intéressa le chœur | dans toute l'action ; 6+6 a
Des vers trop raboteux | polit l'expression ; 6+6 a
Lui donna chez les Grecs | cette hauteur divine 6+6 b
80 Où jamais n'atteignit | la faiblesse latine. 6+6 b
Chez nos dévots aïeux, | le théâtre abhorré 6+6 a
Fut longtemps dans la France | un plaisir ignoré. 6+6 a
De pèlerins, dit-on, | une troupe grossière, 6+6 b
En public, à Paris, | y monta la première ; 6+6 b
85 Et, sottement zélée | en sa simplicité, 6+6 a
Joua les Saints, la Vierge, | et Dieu, par piété. 6+6 a
Le savoir, à la fin | dissipant l'ignorance, 6+6 b
Fit voir de ce projet | la dévote imprudence : 6+6 b
On chassa ces docteurs | prêchant sans mission ; 6+6 a
90 On vit renaître Hector, | Andromaque, Ilion ; 6+6 a
Seulement, les acteurs | laissant le masque antique', 6+6 b
Le violon tint lieu | de chœur et de musique. 6+6 b
Bientôt l'amour, fertile | en tendres sentiments, 6+6 a
S'empara du théâtre | ainsi que des romans. 6+6 a
95 De cette passion, | la sensible peinture 6+6 b
Est pour aller au cœur | la route la plus sûre : 6+6 b
Peignez donc, j'y consens, | les héros amoureux ; 6+6 a
Mais, ne m'en formez pas | des bergers doucereux ; 6+6 a
Qu'Achille aime autrement | que Tircis et Philène ; 6+6 b
100 N'allez pas d'un Cyrus | nous faire un Artamène ; 6+6 b
Et que l'amour, souvent | de remords combattu, 6+6 a
Paraisse une faiblesse, | et non une vertu. 6+6 a
Des héros de roman | fuyez les petitesses. 6+6 b
Toutefois, aux grands cœurs, | donnez quelques faiblesses : 6+6 b
105 Achille déplairait, | moins bouillant et moins prompt ; 6+6 a
J'aime à lui voir verser | des pleurs pour un affront ; 6+6 a
A ces petits défauts | marqués dans sa peinture, 6+6 b
L'esprit avec plaisir | reconnaît la nature. 6+6 b
Qu'il soit sur ce modèle | en vos écrits tracé ; 6+6 a
110 Qu'Agamemnon soit fier, | superbe, intéressé ; 6+6 a
Que pour ses dieux Énée | ait un respect austère ; 6+6 b
Conservez à chacun | son propre caractère ; 6+6 b
Des siècles, des pays | étudiez les mœurs : 6+6 a
Les climats font souvent | les diverses humeurs. 6+6 a
115 Gardez donc de donner, | ainsi que dans Clélie, 6+6 b
L'air, ni l'esprit français | à l'antique Italie ; 6+6 b
Et, sous des noms romains | faisant notre portrait, 6+6 a
Peindre Caton galant, | et Brutus dameret. 6+6 a
Dans un roman frivole | aisément tout s'excuse ; 6+6 b
120 C'est assez qu'en courant | la fiction amuse ; 6+6 b
Trop de rigueur alors | serait hors de saison ; 6+6 a
Mais la scène demande | une exacte raison : 6+6 a
L'étroite bienséance | y veut être gardée. 6+6 b
D'un nouveau personnage | inventez-vous l'idée ? 6+6 b
125 Qu'en tout avec soi-même | il se montre d'accord, 6+6 a
Et qu'il soit jusqu'au bout | tel qu'on l'a vu d'abord. 6+6 a
Souvent, sans y penser, | un écrivain qui s'aime, 6+6 b
Forme tous ses héros | semblables à soi-même. 6+6 b
Tout a l'humeur gasconne | en un auteur gascon : 6+6 a
130 Calprenède et Juba | parlent du même ton. 6+6 a
La nature est en nous | plus diverse et plus sage. 6+6 b
Chaque passion parle | un différent langage : 6+6 b
La colère est superbe, | et veut des mots altiers ; 6+6 a
L'abattement s'explique | en des termes moins fiers. 6+6 a
135 Que, devant Troie en flamme, | Hécube désolée 6+6 b
Ne vienne pas pousser | une plainte ampoulée, 6+6 b
Ni sans raison décrire, | en quels affreux pays, 6+6 a
« Par sept bouches l'Euxin | reçoit le Tanaïs ». 6+6 a
Tous ces pompeux amas | d'expressions frivoles 6+6 b
140 Sont d'un déclamateur, | amoureux des paroles. 6+6 b
Il faut dans la douleur | que vous vous abaissiez ; 6+6 a
Pour me tirer des pleurs, | il faut que vous pleuriez ; 6+6 a
Ces grands mots dont alors | l'acteur emplit sa bouche 6+6 b
Ne partent point d'un cœur | que sa misère touche. 6+6 b
145 Le théâtre, fertile | en censeurs pointilleux, 6+6 a
Chez nous pour se produire | est un champ périlleux. 6+6 a
Un auteur n'y fait pas | de faciles conquêtes. 6+6 b
Il trouve à le siffler | des bouches toujours prêtes. 6+6 b
Chacun le peut traiter | de fat et d'ignorant : 6+6 a
150 C'est un droit qu'à la porte | on achète en entrant. 6+6 a
Il faut qu'en cent façons, | pour plaire, il se replie ; 6+6 b
Que tantôt, il s'élève, | et tantôt, s'humilie ; 6+6 b
Qu'en nobles sentiments | il soit partout fécond ; 6+6 a
Qu'il soit aisé, solide, | agréable, profond ; 6+6 a
155 Que de traits surprenants | sans cesse il nous réveille ; 6+6 b
Qu'il coure dans ses vers | de merveille en merveille, 6+6 b
Et que tout ce qu'il dit, | facile à retenir, 6+6 a
De son ouvrage en nous | laisse un long souvenir. 6+6 a
Ainsi la tragédie | agit, marche, et s'explique. 6+6 b
160 D'un air plus grand encor | la Poésie Épique, 6+6 b
Dans le vaste récit | d'une longue action, 6+6 a
Se soutient par la fable, | et vit de fiction. 6+6 a
Là, pour nous enchanter, | tout est mis en usage ; 6+6 b
Tout prend un corps, une âme, | un esprit, un visage. 6+6 b
165 Chaque vertu devient | une divinité : 6+6 a
Minerve est la prudence, | et Vénus la beauté ; 6+6 a
Ce n'est plus la vapeur | qui produit le tonnerre, 6+6 b
C'est Jupiter, armé | pour effrayer la terre ; 6+6 b
Un orage terrible | aux yeux des matelots, 6+6 a
170 C'est Neptune en courroux, | qui gourmande les flots ; 6+6 a
Écho n'est plus un son | qui dans l'air retentisse, 6+6 b
C'est une nymphe en pleurs | qui se plaint de Narcisse. 6+6 b
Ainsi, dans cet amas | de nobles fictions, 6+6 a
Le poète s'égaye | en mille inventions, 6+6 a
175 Orne, élève, embellit, | agrandit toutes choses, 6+6 b
Et trouve sous sa main | des fleurs toujours écloses. 6+6 b
Qu'Énée et ses vaisseaux, | par le vent écartés, 6+6 a
Soient aux bords africains | d'un orage emportés, 6+6 a
Ce n'est qu'une aventure | ordinaire et commune, 6+6 b
180 Qu'un coup peu surprenant | des traits de la fortune ; 6+6 b
Mais, que Junon, constante | en son aversion, 6+6 a
Poursuive sur les flots | les restes d'Ilion ; 6+6 a
Qu'Éole, en sa faveur, | les chassant d'Italie, 6+6 b
Ouvre aux vents mutinés | les prisons d'Éolie ; 6+6 b
185 Que Neptune en courroux, | s'élevant sur la mer, 6+6 a
D'un mot calme les flots, | mette la paix dans l'air, 6+6 a
Délivre les vaisseaux, | des Syrtes les arrache ; 6+6 b
C'est là ce qui surprend, | frappe, saisit, attache. 6+6 b
Sans tous ces ornements | le vers tombe en langueur ; 6+6 a
190 La poésie est morte | ou rampe sans vigueur ; 6+6 a
Le poète n'est plus | qu'un orateur timide, 6+6 b
Qu'un froid historien | d'une fable insipide. 6+6 b
C'est donc bien vainement, | que nos auteurs déçus, 6+6 a
Bannissant de leurs vers | ces ornements reçus, 6+6 a
195 Pensent faire agir Dieu, | ses saints, et ses prophètes, 6+6 b
Comme ces dieux éclos | du cerveau des poètes ; 6+6 b
Mettent à chaque pas | le lecteur en enfer, 6+6 a
N'offrent rien qu'Astaroth, | Belzébuth, Lucifer… 6+6 a
De la foi d'un chrétien | les mystères terribles 6+6 b
200 D'ornements égayés | ne sont point susceptibles : 6+6 b
L'Évangile à l'esprit | n'offre de tous côtés 6+6 a
Que pénitence à faire, | et tourments mérités ; 6+6 a
Et de vos fictions | le mélange coupable 6+6 b
Même à ses vérités | donne l'air de la fable. 6+6 b
205 Et, quel objet, enfin, | à présenter aux yeux, 6+6 a
Que le diable toujours | hurlant contre les deux', 6+6 a
Qui de votre héros | veut rabaisser la gloire, 6+6 b
Et souvent avec Dieu | balance la victoire ! 6+6 b
« Le Tasse, dira-t-on, | l'a fait avec succès. » 6+6 a
210 Je ne veux point, ici, | lui faire son procès : 6+6 a
Mais, quoi que notre siècle | à sa gloire publie, 6+6 b
Il n'eût point de son livre | illustré l'Italie, 6+6 b
Si son sage héros, | toujours en oraison, 6+6 a
N'eût fait que mettre enfin | Satan à la raison ; 6+6 a
215 Et si Renaud, Argant, | Tancrède, et sa maîtresse, 6+6 b
N'eussent de son sujet | égayé la tristesse. 6+6 b
Ce n'est pas que j'approuve, | en un sujet chrétien. 6+6 a
Un auteur follement | idolâtre et païen. 6+6 a
Mais, dans une profane | et riante peinture, 6+6 b
220 De n'oser de la fable | employer la figure ; 6+6 b
De chasser les Tritons | de l'empire des eaux ; 6+6 a
D'ôter à Pan sa flûte, | aux Parques leurs ciseaux ; 6+6 a
D'empêcher que Caron, | dans la fatale barque, 6+6 b
Ainsi que le berger | ne passe le monarque ; 6+6 b
225 C'est d'un scrupule vain | s'alarmer sottement, 6+6 a
Et vouloir aux lecteurs | plaire sans agrément. 6+6 a
Bientôt ils défendront | de peindre la Prudence ; 6+6 b
De donner à Thémis | ni bandeau ni balance ; 6+6 b
De figurer aux yeux | la Guerre au front dl'airain ; 6+6 a
230 Ou le Temps qui s'enfuit | une horloge à la main ; 6+6 a
Et partout, des discours, | comme une idolâtrie, 6+6 b
Dans leur faux zèle iront | chasser l'allégorie. 6+6 b
Laissons-les s'applaudir | de leur pieuse erreur. 6+6 a
Mais, pour nous, bannissons | une vaine terreur, 6+6 a
235 Et, fabuleux chrétiens, | n'allons point, dans nos songes, 6+6 b
Du Dieu de vérité | faire un Dieu de mensonges. 6+6 b
La fable offre à l'esprit | mille agréments divers : 6+6 a
Là tous les noms heureux | semblent nés pour les vers, 6+6 a
Ulysse, Agamemnon, | Oreste, Idoménée, 6+6 b
240 Hélène, Ménélas, | Paris, Hector, Énée 6+6 b
O le plaisant projet | d'un poète ignorant, 6+6 a
Qui de tant de héros | va choisir Childebrand ! 6+6 a
D'un seul nom quelquefois | le son dur, ou bizarre, 6+6 b
Rend un poème entier, | ou burlesque, ou barbare. 6+6 b
245 Voulez-vous longtemps plaire | et jamais ne lasser ? 6+6 a
Faites choix d'un héros | propre à m'intéresser, 6+6 a
En valeur éclatant, | en vertus magnifique ; 6+6 b
Qu'en lui, jusqu'aux défauts, | tout se montre héroïque ; 6+6 b
Que ses faits surprenants | soient dignes d'être ouïs ; 6+6 a
250 Qu'il soit tel que César, | Alexandre, ou Louis, 6+6 a
Non tel que Polynice | et son perfide frère : 6+6 b
On s'ennuie aux exploits | d'un conquérant vulgaire. 6+6 b
N'offrez point un sujet | d'incidents trop chargé : 6+6 a
Le seul courroux d'Achille, | avec art ménagé, 6+6 a
255 Remplit abondamment | une Iliade entière. 6+6 b
Souvent trop d'abondance | appauvrit la matière. 6+6 b
Soyez vif et pressé | dans vos narrations ; 6+6 a
Soyez riche et pompeux | dans vos descriptions ; 6+6 a
C'est là qu'il faut des vers | étaler l'élégance ; 6+6 b
260 N'y présentez jamais | de basse circonstance ; 6+6 b
N'imitez pas ce fou, | qui, décrivant les mers, 6+6 a
Et peignant, au milieu | de leurs flots entr'ouverts, 6+6 a
L'Hébreu sauvé du joug | de ses injustes maîtres, 6+6 b
Met, pour le voir passer, | les poissons aux fenêtres, 6+6 b
265 Peint le petit enfant | qui « va, saute, revient, 6+6 a
Et, joyeux, à sa mère | offre un caillou qu'il tient ». 6+6 a
Sur de trop vains objets | c'est arrêter la vue. 6+6 b
Donnez à votre ouvrage | une juste étendue. 6+6 b
Que le début soit simple | et n'ait rien d'affecté : 6+6 a
270 N'allez pas dès l'abord, | sur Pégase monté, 6+6 a
Crier à vos lecteurs, | d'une voix de tonnerre : 6+6 b
« Je chante le vainqueur | des vainqueurs de la terre. » 6+6 b
Que produira l'auteur, | après tous ces grands cris ? 6+6 a
La montagne en travail | enfante une souris. 6+6 a
275 Oh ! que j'aime bien mieux | cet auteur plein d'adresse, 6+6 b
Qui sans faire d'abord | de si haute promesse, 6+6 b
Me dit d'un ton aisé, | doux, simple, harmonieux : 6+6 a
« Je chante les combats, | et cet homme pieux, 6+6 a
« Qui, des bords phrygiens | conduit dans l'Ausonie, 6+6 b
280 « Le premier aborda | les champs de Lavinie ! » 6+6 b
Sa Muse en arrivant | ne met pas tout en feu, 6+6 a
Et, pour donner beaucoup, | ne nous promet que peu : 6+6 a
Bientôt, vous la verrez, | prodiguant les miracles, 6+6 b
Du destin des Latins | prononcer les oracles, 6+6 b
285 De Styx et d'Achéron | peindre les noirs torrents, 6+6 a
Et déjà les Césars | dans l'Élysée errants. 6+6 a
De figures sans nombre | égayez votre ouvrage ; 6+6 b
Que tout y fasse aux yeux | une riante image : 6+6 b
On peut être à la fois | et pompeux et plaisant ; 6+6 a
290 Et je hais un sublime | ennuyeux et pesant. 6+6 a
J'aime mieux Arioste | et ses fables comiques, 6+6 b
Que ces auteurs toujours | froids et mélancoliques, 6+6 b
Qui, dans leur sombre humeur, | se croiraient faire affront 6+6 a
Si les Grâces jamais | leur déridaient le front. 6+6 a
295 On dirait que pour plaire, | instruit par la nature, 6+6 b
Homère ait à Vénus | dérobé sa ceinture : 6+6 b
Son livre est d'agréments | un fertile trésor ; 6+6 a
Tout ce qu'il a touché | se convertit en or ; 6+6 a
Tout reçoit dans ses mains | une nouvelle grâce ; 6+6 b
300 Partout il divertit | et jamais il ne lasse. 6+6 b
Une heureuse chaleur | anime ses discours ; 6+6 a
Il ne s'égare point | en de trop longs détours ; 6+6 a
Sans garder dans ses vers | un ordre méthodique, 6+6 b
Son sujet, de soi-même, | et s'arrange et s'explique ; 6+6 b
305 Tout, sans faire d'apprêts, | s'y prépare aisément ; 6+6 a
Chaque vers, chaque mot | court à l'événement. 6+6 a
Aimez donc ses écrits, | mais d'un amour sincère, 6+6 b
C'est avoir profité | que de savoir s'y plaire. 6+6 b
Un poème excellent, | où tout marche et se suit, 6+6 a
310 N'est pas de ces travaux | qu'un caprice produit : 6+6 a
Il veut du temps, des soins ; | et ce pénible ouvrage 6+6 b
Jamais d'un écolier | ne fut l'apprentissage. 6+6 b
Mais, souvent, parmi nous, | un poète sans art, 6+6 a
Qu'un beau feu quelquefois | échauffa par hasard, 6+6 a
315 Enflant d'un vain orgueil | son esprit chimérique, 6+6 b
Fièrement prend en main | la trompette héroïque. 6+6 b
Sa Muse déréglée, | en ses vers vagabonds, 6+6 a
Ne s'élève jamais | que par sauts et par bonds ; 6+6 a
Et son feu, dépourvu | de sens et de lecture, 6+6 b
320 S'éteint à chaque pas, | faute de nourriture. 6+6 b
Mais, en vain, le public, | prompt à le mépriser, 6+6 a
De son mérite faux | le veut désabuser ; 6+6 a
Lui-même, applaudissant | à son maigre génie, 6+6 b
Se donne par ses mains | l'encens qu'on lui dénie ; 6+6 b
325 Virgile, au prix de lui, | n'a point d'invention ; 6+6 a
Homère n'entend point | la noble fiction… 6+6 a
Si contre cet arrêt | le siècle se rebelle, 6+6 b
A la postérité | d'abord il en appelle… 6+6 b
Mais, attendant qu'ici | le bon sens de retour 6+6 a
330 Ramène triomphants | ses ouvrages au jour, 6+6 a
Leurs tas, au magasin, | cachés à la lumière, 6+6 b
Combattent tristement | les vers et la poussière. 6+6 b
Laissons-les donc entre eux | s'escrimer en repos, 6+6 a
Et, sans nous égarer, | suivons notre propos. 6+6 a
335 Des succès fortunés | du spectacle tragique 6+6 b
Dans Athènes naquit | la Comédie antique. 6+6 b
Là, le Grec, né moqueur, | par mille jeux plaisants, 6+6 a
Distilla le venin | de ses traits médisants ; 6+6 a
Aux accès insolents | d'une bouffonne joie 6+6 b
340 La sagesse, l'esprit, | l'honneur furent en proie ; 6+6 b
On vit par le public | un poète avoué 6+6 a
S'enrichir aux dépens | du mérite joué, 6+6 a
Et Socrate, par lui, | dans un chœur de nuées, 6+6 b
D'un vil amas de peuple | attirer les huées. 6+6 b
345 Enfin, de la licence | on arrêta le cours : 6+6 a
Le magistrat, des lois | emprunta le secours, 6+6 a
Et, rendant par édit | les poètes plus sages, 6+6 b
Défendit de marquer | les noms et les visages. 6+6 b
Le théâtre perdit | son antique fureur ; 6+6 a
350 La comédie apprit | à rire sans aigreur ; 6+6 a
Sans fiel et sans venin | sut instruire et reprendre ; 6+6 b
Et plut innocemment | dans les vers de Ménandre . 6+6 b
Chacun, peint avec art | dans ce nouveau miroir, 6+6 a
S'y vit avec plaisir, | ou crut ne s'y point voir : 6+6 a
355 L'avare, des premiers, | rit du tableau fidèle 6+6 b
D'un avare, souvent | tracé sur son modèle ; 6+6 b
Et, mille fois, un fat | finement exprimé 6+6 a
Méconnut le portrait | sur lui-même formé. 6+6 a
Que la nature donc | soit votre étude unique, 6+6 b
360 Auteurs qui prétendez | aux honneurs du comique. 6+6 b
Quiconque voit bien l'homme, | et, d'un esprit profond, 6+6 a
De tant de cœurs cachés | a pénétré le fond ; 6+6 a
Qui sait bien ce que c'est | qu'un prodigue, un avare, 6+6 b
Un honnête homme, un fat, | un jaloux, un bizarre ; 6+6 b
365 Sur une scène heureuse | il peut les étaler, 6+6 a
Et les faire à nos yeux | vivre, agir, et parler. 6+6 a
Présentez-en partout | les images naïves ; 6+6 b
Que chacun y soit peint | des couleurs les plus vives. 6+6 b
La nature, féconde | en bizarres portraits, 6+6 a
370 Dans chaque âme est marquée | à de différents traits ; 6+6 a
Un geste la découvre, | un rien la fait paraître. 6+6 b
Mais tout esprit n'a pas | des yeux pour la connaître. 6+6 b
Le temps, qui change tout, | change aussi nos humeurs ; 6+6 a
Chaque âge a ses plaisirs, | son esprit et ses mœurs : 6+6 a
375 Un jeune homme, toujours | bouillant dans ses caprices, 6+6 b
Est prompt à recevoir | l'impression des vices ; 6+6 b
Est vain dans ses discours, | volage en ses désirs, 6+6 a
Rétif à la censure, | et fou dans les plaisirs. 6+6 a
L'âge viril, plus mûr, | inspire un air plus sage, 6+6 b
380 Se pousse auprès des grands, | s'intrigue, se ménage ; 6+6 b
Contre les coups du sort | songe à se maintenir, 6+6 a
Et loin dans le présent | regarde l'avenir. 6+6 a
La vieillesse chagrine | incessamment amasse, 6+6 b
Garde, non pas pour soi, | les trésors qu'elle entasse ; 6+6 b
385 Marche en tous ses desseins | d'un pas lent et glacé ; 6+6 a
Toujours plaint le présent, | et vante le passé ; 6+6 a
Inhabile aux plaisirs, | dont la jeunesse abuse, 6+6 b
Blâme en eux les douceurs | que l'âge lui refuse. 6+6 b
Ne faites point parler | vos acteurs au hasard, 6+6 a
390 Un vieillard en jeune homme, | un jeune homme en vieillard. 6+6 a
Étudiez la cour, | et connaissez la ville ; 6+6 b
L'une et l'autre est toujours | en modèles fertile. 6+6 b
C'est par là que Molière, | illustrant ses écrits, 6+6 a
Peut-être de son art | eût remporté le prix, 6+6 a
395 Si, moins ami du peuple, | en ses doctes peintures 6+6 b
Il n'eût point fait souvent | grimacer ses figures : ! !), 6+6 b
Quitté, pour le bouffon, | l'agréable et le fin, 6+6 a
Et sans honte à Térence | allié Tabarin : 6+6 a
Dans ce sac ridicule | où Scapin s'enveloppe, 6+6 b
400 Je ne reconnais plus | l'auteur du Misanthrope. 6+6 b
Le comique, ennemi | des soupirs et des pleurs, 6+6 a
N'admet point en ses vers | de tragiques douleurs ; 6+6 a
Mais son emploi n'est pas | d'aller, dans une place, 6+6 b
De mots sales et bas | charmer la populace. 6+6 b
405 Il faut que ses acteurs | badinent noblement ; 6+6 a
Que son nœud bien formé | se dénoue aisément ; 6+6 a
Que l'action, marchant | où la raison la guide, 6+6 b
Ne se perde jamais | dans une scène vide ; 6+6 b
Que son style humble et doux | se relève à propos ; 6+6 a
410 Que ses discours, partout | fertiles en bons mots, 6+6 a
Soient pleins de passions | finement maniées ; 6+6 b
Et les scènes toujours | l'une à l'autre liées. 6+6 b
Aux dépens du bon sens | gardez de plaisanter. 6+6 a
Jamais de la nature | il ne faut s'écarter : 6+6 a
415 Contemplez de quel air, | un père, dans Térence, 6+6 b
Vient d'un fils amoureux | gourmander l'imprudence ; 6+6 b
De quel air cet amant | écoute ses leçons, 6+6 a
Et court chez sa maîtresse | oublier ces chansons. 6+6 a
Ce n'est pas un portrait, | une image semblable ; 6+6 b
420 C'est un amant, un fils, | un père véritable. 6+6 b
J'aime sur le théâtre | un agréable auteur 6+6 a
Qui, sans se diffamer | aux yeux du spectateur, 6+6 a
Plaît par la raison seule, | et jamais ne la choque ; 6+6 b
Mais, pour un faux plaisant, | à grossière équivoque, 6+6 b
425 Qui pour me divertir | n'a que la saleté, 6+6 a
Qu'il s'en aille, s'il veut, | sur deux tréteaux monté, 6+6 a
Amusant le Pont-Neuf | de ses sornettes fades, 6+6 b
Aux laquais assemblés | jouer ses mascarades. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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