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BOI_2/BOI4
Nicolas BOILEAU-DESPRÉAUX
SATIRES
1666-1716
SATIRE III
A. — Quel sujet inconnu vous trouble et vous altère, 6+6 a
D'où vous vient aujourd'hui cet air sombre et sévère, 6+6 a
Et ce visage enfin plus pâle qu'un rentier 6+6 b
A l'aspect d'un arrêt qui retranche un quartier ? 6+6 b
5 Qu'est devenu ce teint, dont la couleur fleurie 6+6 a
Semblait d'ortolans seuls et de bisques nourrie, 6+6 a
Où la joie en son lustre attirait les regards, 6+6 b
Et le vin en rubis brillait de toutes parts ? 6+6 b
Qui vous a pu plonger dans cette humeur chagrine ? 6+6 a
10 A-t-on par quelque édit réformé la cuisine ? 6+6 a
Ou quelque longue pluie, inondant vos vallons, 6+6 b
A-t-elle fait couler vos vins et vos melons ? 6+6 b
Répondez donc, enfin, ou bien je me retire. 6+6 a
P. — Ah ! de grâce, un moment, souffrez que je respire. 6+6 a
15 Je sors de chez un fat, qui, pour m'empoisonner, 6+6 b
Je pense, exprès chez lui m'a forcé de dîner. 6+6 b
Je l'avais bien prévu ! Depuis près d'une année 6+6 a
J'éludais tous les jours sa poursuite obstinée. 6+6 a
Mais, hier, il m'aborde, et me serrant la main : 6+6 b
20 « Ah ! Monsieur, m'a-t-il dit, je vous attends demain. 6+6 b
N'y manquez pas, au moins ! J'ai quatorze bouteilles 6+6 a
D'un vin vieux… Boucingo n'en a point de pareilles, 6+6 a
Et je gagerais bien que, chez le Commandeur, 6+6 b
Villandri priserait sa sève et sa verdeur. 6+6 b
25 Molière avec Tartuffe y doit jouer son rôle, 6+6 a
Et Lambert, qui plus est, m'a donné sa parole ; 6+6 a
C'est tout dire en un mot, et vous le connaissez. 6+6 b
— Quoi ! Lambert ? — Oui, Lambert. — A demain. C'est assez. » 6+6 b
Ce matin donc, séduit par sa vaine promesse, 6+6 a
30 J'y cours, midi sonnant, au sortir de la messe. 6+6 a
A peine étais-je entré, que, ravi de me voir, 6+6 b
Mon homme, en m'embrassant, m'est venu recevoir, 6+6 b
Et, montrant à mes yeux une allégresse entière : 6+6 a
« Nous n'avons, m'a-t-il dit, ni Lambert ni Molière ; 6+6 a
35 Mais, puisque je vous vois, je me tiens trop content. 6+6 b
Vous êtes un brave homme. Entrez. On vous attend. » 6+6 b
A ces mots, mais trop tard, reconnaissant ma faute, 6+6 a
Je le suis en tremblant dans une chambre haute, 6+6 a
Où, malgré les volets, le soleil irrité 6+6 b
40 Formait un poêle ardent au milieu de l'été. 6+6 b
Le couvert était mis dans ce lieu de plaisance, 6+6 a
Où j'ai trouvé d'abord, pour toute connaissance, 6+6 a
Deux nobles campagnards, grands lecteurs de romans, 6+6 b
Qui m'ont dit tout Cyrus dans leurs longs compliments. 6+6 b
45 J'enrageais. Cependant, on apporte un potage : 6+6 a
Un coq y paraissait en pompeux équipage, 6+6 a
Qui, changeant sur ce plat et d'état et de nom, 6+6 b
Par tous les conviés s'est appelé chapon. 6+6 b
Deux assiettes suivaient, dont l'une était ornée 6+6 a
50 D'une langue en ragoût, de persil couronnée ; 6+6 a
L'autre, d'un godiveau tout brûlé par dehors, 6+6 b
Dont un beurre gluant inondait tous les bords. 6+6 b
On s'assied : mais d'abord notre troupe serrée 6+6 a
Tenait à peine autour d'une table carrée, 6+6 a
55 Où chacun malgré soi l'un sur l'autre porté, 6+6 b
Faisait un tour à gauche, et mangeait de côté. 6+6 b
Jugez en cet état si je pouvais me plaire ! 6+6 a
Moi ! qui ne compte rien ni le vin ni la chère, 6+6 a
Si l'on n'est plus au large assis en un festin 6+6 b
60 Qu'aux sermons de Cassagne, ou de l'abbé Cotin. 6+6 b
Notre hôte, cependant, s'adressant à la troupe : 6+6 a
« Que vous semble, a-t-il dit, du goût de cette soupe ? 6+6 a
Sentez-vous le citron, dont on a mis le jus, 6+6 b
Avec des jaunes d'œuf mêlés dans du verjus ? 6+6 b
65 Ma foi, vive Mignot et tout ce qu'il apprête ! » 6+6 a
Les cheveux cependant me dressaient à la tête : 6+6 a
Car Mignot, c'est tout dire, et dans le monde entier 6+6 b
Jamais empoisonneur ne sut mieux son métier. 6+6 b
J'approuvais tout pourtant de la mine et du geste, 6+6 a
70 Pensant qu'au moins le vin dût réparer le reste. 6+6 a
Pour m'en éclaircir donc, j'en demande ; et d'abord 6+6 b
Un laquais effronté m'apporte un rouge-bord 6+6 b
D'un Auvernat fumeux, qui, mêlé de Lignage, 6+6 a
Se vendait chez Crenet pour vin de l'Hermitage, 6+6 a
75 Et qui, rouge et vermeil, mais fade et doucereux, 6+6 b
N'avait rien qu'un goût plat et qu'un déboire affreux. 6+6 b
A peine ai-je senti cette liqueur traîtresse, 6+6 a
Que de ces vins mêlés j'ai reconnu l'adresse. 6+6 a
Toutefois, avec eau que j'y mets à foison, 6+6 b
80 J'espérais adoucir la force du poison. 6+6 b
Mais, qui l'aurait pensé ? pour comble de disgrâce, 6+6 a
Par le chaud qu'il faisait, nous n'avions point de glace ! 6+6 a
Point de glace, bon Dieu ! dans le fort de l'été ! 6+6 b
Au mois de juin ! Pour moi, j'étais si transporté, 6+6 b
85 Que, donnant de fureur tout le festin au diable, 6+6 a
Je me suis vu vingt fois prêt à quitter la table, 6+6 a
Et, dût-on m'appeler et fantasque et bourru, 6+6 b
J'allais sortir enfin, quand le rôt a paru. 6+6 b
Sur un lièvre, flanqué de six poulets étiques, 6+6 a
90 S'élevaient trois lapins, animaux domestiques, 6+6 a
Qui, dès leur tendre enfance élevés dans Paris, 6+6 b
Sentaient encor le chou dont ils furent nourris : 6+6 b
Autour de cet amas de viandes entassées, 6+6 a
Régnait un long cordon d'alouettes pressées ; 6+6 a
95 Et, sur les bords du plat, six pigeons étalés 6+6 b
Présentaient pour renfort leurs squelettes brûlés. 6+6 b
A côté de ce plat, paraissaient deux salades, 6+6 a
L'une, de pourpier jaune, et l'autre, d'herbes fades, 6+6 a
Dont l'huile de fort loin saisissait l'odorat, 6+6 b
100 Et nageait dans des flots de vinaigre rosat. 6+6 b
Tous mes sots, à l'instant, changeant de contenance, 6+6 a
Ont loué du festin la superbe ordonnance ; 6+6 a
Tandis que mon faquin, qui se voyait priser, 6+6 b
Avec un ris moqueur les priait d'excuser. 6+6 b
105 Surtout certain hâbleur, à la gueule affamée, 6+6 a
Qui vint à ce festin conduit par la fumée, 6+6 a
Et qui s'est dit profès dans l'ordre des Coteaux, 6+6 b
A fait, en bien mangeant, l'éloge des morceaux. 6+6 b
Je riais de le voir, avec sa mine étique, 6+6 a
110 Son rabat jadis blanc, et sa perruque antique, 6+6 a
En lapins de garenne ériger nos clapiers, 6+6 b
Et nos pigeons cauchois en superbes ramiers, 6+6 b
Et, pour flatter notre hôte, observant son visage, 6+6 a
Composer sur ses yeux son geste et son langage, 6+6 a
115 Quand notre hôte charmé, m'avisant sur ce point : 6+6 b
« Qu'avez-vous donc, dit-il, que vous ne mangez point ? 6+6 b
Je vous trouve aujourd'hui l'âme tout inquiète, 6+6 a
Et les morceaux entiers restent sur votre assiette 6+6 a
Aimez-vous la muscade ? On en a mis partout. 6+6 b
120 Ah ! monsieur, ces poulets sont d'un merveilleux goût ; 6+6 b
Ces pigeons sont dodus ; mangez, sur ma parole. 6+6 a
J'aime à voir aux lapins cette chair blanche et molle. 6+6 a
Ma foi ! tout est passable, il faut le confesser, 6+6 b
Et Mignot aujourd'hui s'est voulu surpasser. 6+6 b
125 Quand on parle de sauce, il faut qu'on y raffine ; 6+6 a
Pour moi, j'aime surtout que le poivre y domine : 6+6 a
J'en suis fourni, Dieu sait ! et j'ai tout Pelletier 6+6 b
Roulé dans mon office en cornets de papier. » 6+6 b
A tous ces beaux discours, j'étais comme une pierre, 6+6 a
130 Ou comme la statue est au Festin de Pierre ; 6+6 a
Et, sans dire un seul mot, j'avalais au hasard 6+6 b
Quelque aile de poulet dont j'arrachais le lard. 6+6 b
Cependant, mon hâbleur, avec une voix haute, 6+6 a
Porte à mes campagnards la santé de notre hôte, 6+6 a
135 Qui tous deux pleins de joie, en jetant un grand cri, 6+6 b
Avec un rouge-bord acceptent son défi. 6+6 b
Un si galant exploit réveillant tout le monde, 6+6 a
On a porté partout des verres à la ronde, 6+6 a
Où les doigts des laquais, dans la crasse tracés, 6+6 b
140 Témoignaient par écrit qu'on les avait rincés. 6+6 b
Quand un des conviés, d'un ton mélancolique, 6+6 a
Lamentant tristement une chanson bachique, 6+6 a
Tous mes sots à la fois, ravis de l'écouter, 6+6 b
Détonnant de concert, se mettent à chanter. 6+6 b
145 La musique sans doute était rare et charmante ! 6+6 a
L'un, traîne en longs fredons une voix glapissante, 6+6 a
Et l'autre, l'appuyant de son aigre fausset, 6+6 b
Semble un violon faux qui jure sous l'archet. 6+6 b
Sur ce point, un jambon d'assez maigre apparence 6+6 a
150 Arrive sous le nom de jambon de Mayence. 6+6 a
Un valet le portait, marchant à pas comptés, 6+6 b
Comme un recteur suivi des quatre facultés. 6+6 b
Deux marmitons crasseux, revêtus de serviettes, 6+6 a
Lui servaient de massiers, et portaient deux assiettes, 6+6 a
155 L'une, de champignons avec des ris de veau, 6+6 b
Et l'autre de pois verts, qui se noyaient dans l'eau. 6+6 b
Un spectacle si beau surprenant l'assemblée, 6+6 a
Chez tous les conviés la joie est redoublée, 6+6 a
Et la troupe, à l'instant, cessant de fredonner, 6+6 b
160 D'un ton gravement fou s'est mise à raisonner. 6+6 b
Le vin au plus muet fournissant des paroles, 6+6 a
Chacun a débité ses maximes frivoles, 6+6 a
Réglé les intérêts de chaque potentat, 6+6 b
Corrigé la police, et réformé l'État ; 6+6 b
165 Puis, de là, s'embarquant dans la nouvelle guerre, 6+6 a
A vaincu la Hollande ou battu l'Angleterre. 6+6 a
Enfin, laissant en paix tous ces peuples divers, 6+6 b
De propos en propos on a parlé de vers. 6+6 b
Là, tous mes sots, enflés d'une nouvelle audace, 6+6 a
170 Ont jugé des auteurs en maîtres du Parnasse, 6+6 a
Mais notre hôte surtout, pour la justesse et l'art, 6+6 b
Élevait jusqu'au ciel Théophile et Ronsard ; 6+6 b
Quand un des campagnards, relevant sa moustache, 6+6 a
Et son feutre à grands poils ombragé d'un panache, 6+6 a
175 Impose à tous silence, et d'un ton de docteur : 6+6 b
« Morbleu ! dit-il, La Serre est un charmant auteur ! 6+6 b
Ses vers sont d'un beau style, et sa prose est coulante. 6+6 a
La Pucelle est encore une œuvre bien galante, 6+6 a
Et je ne sais pourquoi je bâille en la lisant. 6+6 b
180 Le Pays, sans mentir, est un bouffon plaisant, 6+6 b
Mais je ne trouve rien de beau dans ce Voiture 6+6 a
Ma foi, le jugement sert bien dans la lecture. 6+6 a
A mon gré, le Corneille est joli quelquefois. 6+6 b
En vérité, pour moi j'aime le beau françois. 6+6 b
185 Je ne sais pas pourquoi l'on vante l'Alexandre, 6+6 a
Ce n'est qu'un glorieux qui ne dit rien de tendre. 6+6 a
Les héros chez Quinault parlent bien autrement, 6+6 b
Et, jusqu'à « Je vous hais », tout s'y dit tendrement. 6+6 b
On dit qu'on l'a drapé dans certaine satire, 6+6 a
190 Qu'un jeune homme… — Ah ! je sais ce que vous voulez dire, 6+6 a
A répondu notre hôte : « Un auteur sans défaut, 6+6 b
« La raison dit Virgile, et la rime Quinault. » 6+6 b
— Justement. A mon gré la pièce est assez plate. 6+6 a
Et puis, blâmer Quinault !… avez-vous vu l'Astrate ? 6+6 a
195 C'est là ce qu'on appelle un ouvrage achevé ! 6+6 b
Surtout, l'anneau royal me semble bien trouvé. 6+6 b
Son sujet est conduit d'une belle manière, 6+6 a
Et chaque acte, en sa pièce, est une pièce entière. 6+6 a
Je ne puis plus souffrir ce que les autres font. 6+6 b
200 — Il est vrai que Quinault est un esprit profond, 6+6 b
A repris certain fat, qu'à sa mine discrète 6+6 a
Et son maintien jaloux, j'ai reconnu poète, 6+6 a
Mais, il en est pourtant qui le pourraient valoir. 6+6 b
— Ma foi, ce n'est pas vous qui nous le ferez voir, 6+6 b
205 A dit mon campagnard avec une voix claire, 6+6 a
Et déjà tout bouillant de vin et de colère. 6+6 a
— Peut-être, a dit l'auteur, pâlissant de courroux ; 6+6 b
Mais, vous, pour en parler, vous y connaissez-vous ? 6+6 b
— Mieux que vous mille fois, dit le noble en furie. 6+6 a
210 — Vous ? mon Dieu ! mêlez-vous de boire, je vous prie, 6+6 a
A l'auteur sur-le-champ aigrement reparti. 6+6 b
— Je suis donc un sot, moi ? vous en avez menti, » 6+6 b
Reprend le campagnard, et, sans plus de langage, 6+6 a
Lui jette pour défi son assiette au visage. 6+6 a
215 L'autre esquive le coup, et l'assiette, volant, 6+6 b
S'en va frapper le mur, et revient en roulant. 6+6 b
A cet affront, l'auteur, se levant de la table, 6+6 a
Lance à mon campagnard un regard effroyable, 6+6 a
Et, chacun vainement se ruant entre deux, 6+6 b
220 Nos braves, s'accrochant, se prennent aux cheveux. 6+6 b
Aussitôt, sous leurs pieds, les tables renversées 6+6 a
Font voir un long débris de bouteilles cassées : 6+6 a
En vain à lever tout les valets sont fort prompts, 6+6 b
Et les ruisseaux de vin coulent aux environs. 6+6 b
225 Enfin, pour arrêter cette lutte barbare, 6+6 a
De nouveau l'on s'efforce, on crie, on les sépare, 6+6 a
Et, leur première ardeur passant en un moment, 6+6 b
On a parlé de paix et d'accommodement. 6+6 b
Mais, tandis qu'à l'envi tout le monde y conspire, 6+6 a
230 J'ai gagné doucement la porte sans rien dire, 6+6 a
Avec un bon serment que, si pour l'avenir, 6+6 b
En pareille cohue on me peut retenir, 6+6 b
Je consens de bon cœur, pour punir ma folie, 6+6 a
Que tous les vins pour moi deviennent vins de Brie ; 6+6 a
235 Qu'à Paris le gibier manque tous les hivers ; 6+6 b
Et qu'à peine au mois d'août l'on mange des pois verts. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
schéma : 118((aa))
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