Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
BOI_2/BOI12
Nicolas BOILEAU-DESPRÉAUX
SATIRES
1666-1716
SATIRE XI
A M. DE VALINCOUR
CONSEILLER DU ROI EN SES CONSEILS, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE LA MARINE
ET DES COMMANDEMENTS DE MONSEIGNEUR LE COMTE DE TOULOUSE.
Oui, l'honneur, Valincour, | est chéri dans le monde ; 6+6 a
Chacun, pour l'exalter, | en paroles abonde ; 6+6 a
A s'en voir revêtu | chacun met son bonheur ; 6+6 b
Et tout crie ici-bas : | L'honneur ! Vive l'honneur ! 6+6 b
5 Entendons discourir, | sur les bancs des galères, 6+6 a
Ce forçat, abhorré | même de ses confrères : 6+6 a
Il plaint, par un arrêt | injustement donné, 6+6 b
L'honneur en sa personne | à ramer condamné. 6+6 b
En un mot, parcourons | et la mer et la terre, 6+6 a
10 Interrogeons marchands, | financiers, gens de guerre, 6+6 a
Courtisans, magistrats : | chez eux, si je les croi, 6+6 b
L'intérêt ne peut rien, | l'honneur seul fait la loi. 6+6 b
Cependant, lorsqu'aux yeux | leur portant la lanterne 6+6 a
J'examine au grand jour | l'esprit qui les gouverne, 6+6 a
15 Je n'aperçois partout | que folle ambition, 6+6 b
Faiblesse, iniquité, | fourbe, corruption, 6+6 b
Que ridicule orgueil | de soi-même idolâtre. 6+6 a
Le monde, à mon avis, | est comme un grand théâtre, 6+6 a
Où chacun en public | l'un par l'autre abusé, 6+6 b
20 Souvent, à ce qu'il est, | joue un rôle opposé. 6+6 b
Tous les jours on y voit, | orné d'un faux visage, 6+6 a
Impudemment le fou | représenter le sage ; 6+6 a
L'ignorant s'ériger | en savant fastueux ; 6+6 b
Et le plus vil faquin | trancher du vertueux. 6+6 b
25 Mais, quelque fol espoir | dont leur orgueil les berce, 6+6 a
Bientôt on les connaît, | et la vérité perce ; 6+6 a
On a beau se farder | aux yeux de l'univers, 6+6 b
A la fin, sur quelqu'un | de nos vices couverts, 6+6 b
Le public malin jette | un œil inévitable ; 6+6 a
30 Et bientôt la censure, | au regard formidable, 6+6 a
Sait, le crayon en main, | marquer nos endroits faux, 6+6 b
Et nous développer | avec tous nos défauts. 6+6 b
Du mensonge toujours | le vrai demeure maître. 6+6 a
Pour paraître honnête homme | en un mot il faut l'être, 6+6 a
35 Et jamais, quoi qu'il fasse, | un mortel ici-bas 6+6 b
Ne peut aux yeux du monde | être ce qu'il n'est pas. 6+6 b
En vain ce misanthrope, | aux yeux tristes et sombres, 6+6 a
Veut, par un air riant, | en éclaircir les ombres, 6+6 a
Le ris sur son visage | est en mauvaise humeur ; 6+6 b
40 L'agrément fuit ses traits ; | ses caresses font peur ; 6+6 b
Ses mots les plus flatteurs | paraissent des rudesses ; 6+6 a
Et la vanité brille | en toutes ses bassesses. 6+6 a
Le naturel toujours | sort, et sait se montrer ; 6+6 b
Vainement on l'arrête, | on le force à rentrer ; 6+6 b
45 Il rompt tout, perce tout, | et trouve enfin passage. 6+6 a
Mais, loin de mon projet, | je sens que je m'engage. 6+6 a
Revenons de ce pas | à mon texte égaré. 6+6 b
L'honneur partout, disais-je, | est du monde admiré : 6+6 b
Mais, l'honneur en effet | qu'il faut que l'on admire, 6+6 a
50 Quel est-il, Valincour ? | pourras-tu me le dire ? 6+6 a
L'ambitieux le met | souvent à tout brûler ; 6+6 b
L'avare, à voir chez lui | le Pactole rouler ; 6+6 b
Un faux brave, à vanter | sa prouesse frivole ; 6+6 a
Un vrai fourbe, à jamais | ne garder sa parole ; 6+6 a
55 Ce poète, à noircir | d'insipides papiers ; 6+6 b
Ce marquis, à savoir | frauder ses créanciers ; 6+6 b
Un libertin, à rompre | et jeûnes et carême ; 6+6 a
Un fou perdu d'honneur, | à braver l'honneur même. 6+6 a
L'un d'eux a-t-il raison ? | Qui pourrait le penser ? 6+6 b
60 Qu'est-ce donc que l'honneur | que tout doit embrasser ? 6+6 b
Est-ce de voir, dis-moi, | vanter notre éloquence ; 6+6 a
D'exceller en courage, | en adresse, en prudence ; 6+6 a
De voir à notre aspect | tout trembler sous les cieux ; 6+6 b
De posséder enfin | mille dons précieux ? 6+6 b
65 Mais, avec tous ces dons | de l'esprit et de l'âme, 6+6 a
Un roi même, souvent, | peut n'être qu'un infâme, 6+6 a
Qu'un Hérode, un Tibère | effroyable à nommer. 6+6 b
Où donc est cet honneur | qui seul doit nous charmer ? 6+6 b
Quoi qu'en ses beaux discours | Saint-Évremond nous prône, 6+6 a
70 Aujourd'hui j'en croirai | Sénèque avant Pétrone. 6+6 a
Dans le monde il n'est rien | de beau que J'équité. 6+6 b
Sans elle, la valeur, | la force, la bonté, 6+6 b
Et toutes les vertus | dont s'éblouit la terre, 6+6 a
Ne sont que faux brillants, | et que morceaux de verre. 6+6 a
75 Un injuste guerrier, | terreur de l'univers, 6+6 b
Qui, sans sujet, courant | chez cent peuples divers, 6+6 b
S'en va tout ravager | jusqu'aux rives du Gange, 6+6 a
N'est qu'un plus grand voleur | que Duterte et Saint-Ange. 6+6 a
Du premier des Césars | on vante les exploits : 6+6 b
80 Mais, dans quel tribunal, | jugé suivant les lois, 6+6 b
Eût-il pu disculper | son injuste manie ? 6+6 a
Qu'on trouve son pareil | en France à La Reynie, 6+6 a
Dans trois jours nous verrons | le phénix des guerriers 6+6 b
Laisser sur l'échafaud | sa tête et ses lauriers. 6+6 b
85 C'est d'un roi que l'on tient | cette maxime auguste, 6+6 a
Que jamais on n'est grand | qu'autant que l'on est juste. 6+6 a
Rassemblez à la fois | Mithridate et Sylla ; 6+6 b
Joignez-y Tamerlan, | Genséric, Attila : 6+6 b
Tous ces fiers conquérants, | rois, princes, capitaines, 6+6 a
90 Sont moins grands à mes yeux | que ce bourgeois d'Athènes 6+6 a
Qui sut, pour tous exploits, | doux, modéré, frugal, 6+6 b
Toujours vers la justice | aller d'un pas égal. 6+6 b
Oui, la justice en nous | est la vertu qui brille. 6+6 a
Il faut de ses couleurs | qu'ici-bas tout s'habille. 6+6 a
95 Dans un mortel chéri, | tout injuste qu'il est, 6+6 b
C'est quelque air d'équité | qui séduit et qui plaît. 6+6 b
A cet unique appât | l'âme est vraiment sensible : 6+6 a
Même aux yeux de l'injuste, | un injuste est horrible ; 6+6 a
Et tel, qui n'admet point | la probité chez lui, 6+6 b
100 Souvent à la rigueur | l'exige chez autrui. 6+6 b
Disons plus : il n'est point | d'âme livrée au vice 6+6 a
Où l'on ne trouve encor | des traces de justice : 6+6 a
Chacun de l'équité | ne fait pas son flambeau ; 6+6 b
Tout n'est pas Caumartin, | Bignon, ni Daguesseau ; 6+6 b
105 Mais, jusqu'en ces pays | où tout vit de pillage, 6+6 a
Chez Arabe et le Scythe, | elle est de quelque usage ; 6+6 a
Et, du butin acquis | en violant les lois, 6+6 b
C'est elle entre eux qui fait | le partage et le choix. 6+6 b
Mais, allons voir le vrai | jusqu'en sa source même. 6+6 a
110 Un dévot aux yeux creux, | et d'abstinence blême, 6+6 a
S'il n'a point le cœur juste, | est affreux devant Dieu. 6+6 b
L'Évangile au chrétien | ne dit en aucun lieu : 6+6 b
« Sois dévot ; » elle dit : | « Sois doux, simple, équitable. » 6+6 a
Car, d'un dévot, souvent, | au chrétien véritable, 6+6 a
115 La distance est deux fois | plus longue, à mon avis, 6+6 b
Que du pôle antarctique | au détroit de Davis. 6+6 b
Encor, par ce dévot, | ne crois pas que j'entende 6+6 a
Tartuffe, ou Molinos | et sa mystique bande : 6+6 a
J'entends un faux chrétien, | mal instruit, mal guidé, 6+6 b
120 Et qui de l'Évangile | en vain persuadé, 6+6 b
N'en a jamais conçu | l'esprit ni la justice ; 6+6 a
Un chrétien, qui s'en sert | pour disculper le vice ; 6+6 a
Qui toujours près des grands, | qu'il prend soin d'abuser, 6+6 b
Sur leurs faibles honteux | sait les autoriser ; 6+6 b
125 Et croit pouvoir au ciel, | par ses folles maximes, 6+6 a
Avec le sacrement | faire entrer tous les crimes. 6+6 a
Des faux dévots pour moi | voilà le vrai héros. 6+6 b
Mais, pour borner enfin | tout ce vague propos, 6+6 b
Concluons qu'ici-bas | le seul honneur solide, 6+6 a
130 C'est de prendre toujours | la vérité pour guide ; 6+6 a
De regarder en tout | la raison et la loi ; 6+6 b
D'être doux pour tout autre, | et rigoureux pour soi ; 6+6 b
D'accomplir tout le bien | que le ciel nous inspire ; 6+6 a
Et d'être juste, enfin : | ce mot seul veut tout dire. 6+6 a
135 Je doute que le flot | des vulgaires humains 6+6 b
A ce discours pourtant | donne aisément les mains, 6+6 b
Et, pour t'en dire ici | la raison historique, 6+6 a
Souffre que je l'habille | en fable allégorique. 6+6 a
Sous le bon roi Saturne, | ami de la douceur, 6+6 b
140 L'Honneur, cher Valincour, | et l'Équité, sa sœur, 6+6 b
De leurs sages conseils | éclairant tout le monde, 6+6 a
Régnaient, chéris du ciel, | dans une paix profonde. 6+6 a
Tout vivait en commun | sous ce couple adoré : 6+6 b
Aucun n'avait d'enclos | ni de champ séparé ; 6+6 b
145 La vertu n'était pas | sujette à l'ostracisme, 6+6 a
Ni ne s'appelait point | alors un jansénisme ; 6+6 a
L'Honneur, beau par soi-même, | et sans vains ornements, 6+6 b
N'étalait point aux yeux | l'or ni les diamants ; 6+6 b
Et, jamais ne sortant | de ses devoirs austères, 6+6 a
150 Maintenait de sa sœur | les règles salutaires. 6+6 a
Mais, une fois, au ciel | par les Dieux appelé, 6+6 b
Il demeura longtemps | au séjour étoilé. 6+6 b
Un fourbe cependant, | assez haut de corsage, 6+6 a
Et qui lui ressemblait | de geste et de visage, 6+6 a
155 Prend son temps, et partout | ce hardi suborneur 6+6 b
S'en va chez les humains | crier qu'il est l'Honneur ; 6+6 b
Qu'il arrive du ciel ; | et que, voulant lui-même 6+6 a
Seul porter désormais | le faix du diadème, 6+6 a
De lui seul il prétend | qu'on reçoive la loi. 6+6 b
160 A ces discours trompeurs | le monde ajoute foi. 6+6 b
L'innocente Équité, | honteusement bannie, 6+6 a
Trouve à peine un désert | où fuir l'ignominie. 6+6 a
Aussitôt, sur un trône | éclatant de rubis, 6+6 b
L'imposteur monte, orné | de superbes habits ; 6+6 b
165 La Hauteur, le Dédain, | l'Audace l'environnent, 6+6 a
Et le Luxe et l'Orgueil | de leurs mains le couronnent ; 6+6 a
Tout fier, il montre alors | un front plus sourcilleux ; 6+6 b
Et le Mien et le Tien, | deux frères pointilleux, 6+6 b
Par son ordre amenant | les Procès et la Guerre, 6+6 a
170 En tous lieux de ce pas | vont partager la terre ; 6+6 a
En tous lieux, sous les noms | de bon droit et de tort, 6+6 b
Vont chez elle établir | le seul droit du plus fort. 6+6 b
Le nouveau roi triomphe, | et, sur ce droit inique, 6+6 a
Bâtit de vaines lois | un code fantastique ; 6+6 a
175 Avant tout aux mortels | prescrit de se venger ; 6+6 b
L'un l'autre au moindre affront | les force à s'égorger ; 6+6 b
Et dans leur âme, en vain | de remords combattue, 6+6 a
Trace en lettres de sang | ces deux mots :« Meurs ou tue. » 6+6 a
Alors, ce fut alors, | sous ce vrai Jupiter, 6+6 b
180 Qu'on vit naître ici-bas | le noir siècle de fer : 6+6 b
Le frère au même instant | s'arma contre le frère ; 6+6 a
Le fils trempa ses mains | dans le sang de son père ; 6+6 a
La soif de commander | enfanta les tyrans, 6+6 b
Du Tanaïs au Nil | porta les conquérants ; 6+6 b
185 L'ambition passa | pour la vertu sublime ; 6+6 a
Le crime heureux fut juste, | et cessa d'être crime ; 6+6 a
On ne vit plus que haine | et que division, 6+6 b
Qu'envie, effroi, tumulte, | horreur, confusion. 6+6 b
Le véritable Honneur, | sur la voûte céleste, 6+6 a
190 Est enfin averti | de ce trouble funeste. 6+6 a
Il part sans différer, | et, descendu des cieux, 6+6 b
Va partout se montrer | dans les terrestres lieux ; 6+6 b
Mais, il n'y fait plus voir | qu'un visage incommode ; 6+6 a
On n'y peut plus souffrir | ses vertus hors de mode ; 6+6 a
195 Et lui-même traité | de fourbe et d'imposteur, 6+6 b
Est contraint de ramper | aux pieds du séducteur. 6+6 b
Enfin, las d'essuyer | outrage sur outrage, 6+6 a
Il livre les humains | à leur triste esclavage ; 6+6 a
S'en va trouver sa sœur, | et, dès ce même jour, 6+6 b
200 Avec elle s'envole | au céleste séjour. 6+6 b
Depuis, toujours ici, | riche de leur ruine, 6+6 a
Sur les tristes mortels | le faux Honneur domine, 6+6 a
Gouverne tout, fait tout | dans ce bas univers ; 6+6 b
Et peut-être est-ce lui | qui m'a dicté ces vers. 6+6 b
205 Mais, en fût-il l'auteur, | je conclus de sa fable 6+6 a
Que ce n'est qu'en Dieu seul | qu'est l'honneur véritable. 6+6 a
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